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Billet de blog 6 décembre 2021

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« Aller au match » : lettre à Ursula Von Der Leyen

Alors que le soleil se couche et que le froid glacial balaie tous ces gens, nombre d'entre eux s'apprêtent à tenter une nouvelle fois de passer la frontière. Il suffit de voir ces groupes se rassembler, des sacs en plastique à la main. Ils parlent « d’aller au match ». Madame Von Der Leyen, lorsque le nombre de réfugiés augmentera de manière inéluctable, combien de temps faudra-t-il avant que ce match ne fasse encore plus de victimes ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Madame la Présidente Ursula Von Der Leyen,

 Il m'est apparu que vous aviez été lauréate du Prix du Leader de l'année, décerné par Global Prize, en décembre 2020.  

 J'ai aussi remarqué sur votre profil Twitter que vous étiez une Présidente active. À travers une galerie de photos, on peut vous voir discuter au téléphone avec les plus grandes personnalités de la planète, dans des domaines aussi divers que la politique, la médecine, les affaires internationales, la sécurité, etc. 

 Ne m'a pas échappé non plus votre soutien inébranlable aux sanctions infligées à la Biélorussie, à la suite du traitement brutal de populations civiles par le dictateur Loukachenko.  

Enfin, en consultant votre CV, j'ai pu voir que vous aviez une formation de physicienne et étiez mère de sept enfants.  

Tous ces éléments me laissaient penser que vous étiez la personne idoine pour écrire sur le sujet qui va suivre. 

Pourquoi ne décrocheriez-vous pas votre téléphone une fois de plus et n'useriez-vous pas de votre considérable influence pour mettre un terme aux violences commises par les forces de contrôle aux frontières envoyées par plusieurs nations appartenant à l'Union européenne ?  

Illustration 1

Au cours de la dernière semaine du mois de novembre 2021, j'ai eu le privilège d'accompagner le Docteur Marco Aparicio, Professeur de droit de l'Université de Gérone, en Espagne, ainsi qu'une ONG serbe particulièrement dynamique baptisée ClikActiv, qui apporte son aide matérielle et juridique à six camps de réfugiés non officiels situés à la frontière serbe avec la Croatie, la Hongrie (deux membres de l'UE) et la Roumanie.  La majorité des réfugiés que nous avons croisés fuyaient le chaos et la violence qui étaient leur quotidien en Syrie et en l'Afghanistan.  

Dans les bois, regroupés autour de feux de camp et de tentes de fortune, nous avons discuté avec plusieurs petits groupes, de deux, trois personnes ou, à d'autres endroits, avec des groupes plus élargis d'une douzaine d'individus. 

Un échange en particulier m'a marqué : après avoir écouté leurs histoires, j'ai demandé aux personnes présentes si elles avaient déjà subi des violences de la part des forces de contrôle aux frontières.  Plusieurs d'entre elles ont éclaté de rire.  Quelle drôle de question...  Bien sûr, ils ont subi des violences et plus d'une fois.  Ils me regardaient comme si j'arrivais d'une autre planète.

Vous n'êtes pas au courant ?  

Illustration 2

J'ai encore tant de visages en mémoire, mais c'est celui d'Ali, gris, vidé, qui m'a le plus marqué.  Alors que nous échangions à propos de ses tentatives de franchissement de la frontière serbo-hongroise, il m'a parlé d'une expérience qu'il avait vécue à la frontière entre la Turquie et la Grèce.  Lui et d'autres personnes se trouvaient à bord d'une petite embarcation sur la rivière Evros.  Les commandos grecs les ont jetés à la mer.  Ali est parvenu à passer du côté grec, mais Sarbast Mustafa, son cousin, a disparu et personne n'a plus jamais entendu parler de lui. On suppose qu'il est mort, noyé.  Les commandos ont détruit le portable d'Ali, lui ont pris son argent, et comme si ces humiliations ne suffisaient pas, lui ont ordonné de se déshabiller, avant de le renvoyer en Turquie en sous-vêtements.  

Illustration 3

Mais Ali est revenu. Il a réussi à traverser la Grèce, la Macédoine, le Kosovo, la Serbie. Aujourd'hui, une dernière frontière s'impose à lui, un obstacle constitué d'une triple barrière de fils barbelés. Derrière, la Hongrie, ses forces de contrôle et ses chiens.  

Alors que le soleil se couche et que le froid glacial balaie tous ces gens, nombre d'entre eux s'apprêtent à tenter une nouvelle fois de passer la frontière.  Il suffit de voir ces groupes se rassembler, des sacs en plastique à la main, certains d'entre eux sirotant une boisson énergétique avant de se lancer la bataille.  

Ils parlent « d’aller au match ».  

Partout, autour des feux camps, on entend cette phrase résonner dans une multitude de langues. Tu vas au match ?

Illustration 4

George, 21 ans, originaire du Cameroun, a fui Boko Horam.  Je n'ai pas la moindre idée de la façon dont il a réussi à traverser la moitié du continent africain et la mer Méditerranée, mais nous sommes, là, au crépuscule, face à une rivière glaciale qui a tout d'un obstacle infranchissable.  « Je vais traverser ce soir » dit-il.  Il n'a boudé son plaisir en découvrant que je connaissais le célèbre footballeur camerounais Samuel Eto'o, considéré comme l'un des meilleurs attaquants au monde et qui enchanta le public du stade du Nou Camp à Barcelone. Il paraissait apprécier cette petite conversation inconséquente avant de se lancer dans un match qui avait tout d'un piège mortifère. 

Lui aussi a subi son lot de violences, a vu son téléphone portable détruit, son argent volé, mais selon lui, l'expérience la plus terrifiante ce sont les sommations des forces de contrôle qui pointent leur arme à bout portant en hurlant qu'ils vont tirer. 

Illustration 5

Vous pensez que j'exagère ?

J'ai passé plusieurs soirées à discuter avec de jeunes activistes appartenant à deux ONG exemplaires, No Name Kitchen (fondée par des activistes espagnols) et Collective Aid.  Trois jeunes femmes originaires d'Italie le premier soir et trois autres venus de Grande-Bretagne, le lendemain.  L'une d'entre elles, médecin à Florence, m'a décrit les ravages de la gale parmi les réfugiés et à quel point il leur est difficile d'avoir un semblant d'hygiène.  Les démangeaisons les rendent fous et le fait de se gratter constamment génère des infections.  Libby, une jeune femme diplômée en géographie venue de Bristol, décrit la difficulté à soigner les blessures provoquées par les fils barbelés, dont les pics sont si tranchants qu'ils laissent les chairs à vif. Autre inquiétude de taille, les morsures des chiens. 

Illustration 6

Les deux ONG me confirment une nouvelle fois le caractère systémique des violences contre les réfugiés : tabassages fréquents, destruction des téléphones, vols d'argent et destruction de leurs documents d'identité. (J'ai pu voir plusieurs hommes jeunes portant des sandales en plastique qui n'avaient pas lieu d'être à cet endroit.  Beaucoup d'entre eux ont perdu leurs chaussures parce que les patrouilles, à la recherche d'argent, les avaient mises en pièces.  No Name Kitchen et Collective Aid font le maximum pour leur trouver des chaussures adaptées à la marche. Chaque don de vêtement est un cadeau d'une valeur inestimable.) 

Le fait de détruire les téléphones, de voler l'argent a des conséquences catastrophiques pour les réfugiés et leurs familles restées au pays, car celles-ci devront à nouveau emprunter de l'argent, vendre leurs biens ou supplier une tierce personne afin de pouvoir envoyer de l'agent à un fils ou une fille, un compagnon ou une compagne, et la distance qui les sépare ne fait qu'ajouter à la cruauté et aux conséquences subies. 

Tous ces faits m'obligent à me poser cette question : Madame la Présidente Von der Leyen, vous et vos collègues de la Commission européenne, êtes-vous informés que tout cela se passe aujourd'hui, à vos frontières ?  

Je vois sur votre CV que vous avez été ministre de la Défense au sein du gouvernement allemand, entre 2013 et 2019.  Je ne peux qu'imaginer que les liens que vous entretenez avec les services de sécurité et de renseignements se situent dans les sphères les plus élevées.  

Un coup d'œil rapide sur Internet suffit pour trouver un impressionnant faisceau de preuves étayant les affirmations des réfugiés que nous avons rencontrés à la frontière la semaine dernière.  

C'est le type de preuves que le site Border Violence Monitoring Network, un groupe d'ONG qui travaillent sur le terrain, a recensées.  Considérant les responsabilités qui sont les vôtres, vous savez probablement qu'ils ont publié un Livre noir des refoulements (Black Book of Pushbacks) en décembre 2020. Ce rapport consigne 12 654 cas d'abus survenus le long des frontières de la Grèce, de la Croatie, de la Slovénie et de la Hongrie sur la tristement célèbre Route des Balkans. 

Illustration 7

Des preuves issues d'autres organisations non gouvernementales sérieuses confirment ce qui précède. Vous qui êtes si assidue sur Twitter avez dû voir les vidéos dépeignant les violences infligées par les forces de contrôle aux frontières, publiées par des témoins courageux et autres enquêteurs avisés.   

J'estime, chère Présidente, que vous-même et vos collègues, êtes informés de la nature systémique des violences de certains états européens. Ou, à l'image d'un Loukachenko, auriez-vous l'audace de vous draper dans le costume de Ponce Pilate ?

Cela m’amène à vous poser quelques questions très simples. 

Quelle est la chaîne de commandement ? Qui donne les ordres ?

Il serait naïf d'imaginer trouver un vrai coupable, mais ce point m'interroge profondément. 

Peut-être suffirait-il d'acquiescer…  Vous savez, comme moi, qu'il ne faut pas poser de questions. 

Les organisations hiérarchiques portent en elle une culture de l'ordre.  Mais il faut bien que quelqu'un ait confié les clés du pouvoir aux forces de contrôle postées aux frontières, à la police, à l'armée, aux commandos, qui savent bien ce qu'elles sont, ou non, autorisées à faire lorsqu’elles se présentent pour leurs tours de garde. Les personnes en charge du commandement doivent être en contact avec leurs responsables politiques nationaux, et ces responsables politiques nationaux sont en contact permanent avec leurs partenaires européens.  

Ou prétendez-vous nous laisser croire que des milliers de membres des forces de sécurité, disséminés dans plusieurs pays, se sont spontanément transformés en voyous ? À quel point ces forces ont-elles atteint un tel sentiment d'impunité qu'elles puissent se sentir autorisées à commettre de tels actes, avec tant de facilité ?  À l'image de Sarbast Mustafa, combien de personnes ont été assassinées ? 

Devons-nous acquiescer ? Nous comprenons évidemment qu'il sied parfaitement aux capitales civilisées de l'Europe et à la Commission européenne, sans oublier le Royaume-Uni, que le sale boulot soit délocalisé dans les bois, au fil des rivières, sur les mers et à flanc de montagne, au milieu de la nuit.  

Mais il est un point que vous et tous ceux qui acquiescent, mais aussi ceux qui ont créé le fils barbelé, les dispositifs à vision nocturne, les matraques, ainsi les infrastructures nationales porteuses de cruautés, qui ont coûté des milliards de dollars, ne comprenez pas. 

La réponse est dans le regard de George à l’instant même où il décapsule sa boisson énergétique et s'apprête à « aller au match ».  C'est le courage au-delà des mots, c'est l'espoir au-delà de l'évidence, c'est un désespoir aussi abyssal que les océans que chacun traverse, c'est la volonté de vivre à l'état pur.  Ils ne se décourageront pas.  Dans la nuit glaciale du 24 novembre, à proximité d'une usine de production de lait abandonnée, proche de la frontière hongroise, Yasser, originaire de Syrie, m'a dit les mots suivants : « Si je retourne en Syrie, ils me tueront. Je n'ai pas le choix, je dois “aller au match” ». 

Ce qui se passe à nos frontières est révélateur de ce monde en pleine mutation. La façon dont nous traitons les réfugiés est révélateur de ce que nous sommes.  Des dizaines de milliers de personnes fuient la guerre ; combien seront-elles à fuir le changement climatique ? Déjà, dans le Sahel, ils sont nombreux à commencer à partir après que la sécheresse a détruit leurs cultures. Partir ou mourir.  

À Glasgow, la COP 26 a clairement établi que le monde était face à un jeu de dominos incarné par le changement climatique et les migrations de masse, des risques gargantuesques d'une complexité immense. 

Nous sommes par définition face à un choix.

Avons-nous, à l'échelle humaine, un projet raisonnable, (de nombreuses organisations travaillent de manière acharnée sur des politiques concrètes), existe-t-il une coopération entre les nations, partageons-nous les ressources, imaginons-nous des solutions, respectons-nous le droit international ou nous contentons-nous d'infliger toujours plus de cruautés et de malheurs à nos semblables, déjà vulnérables, déjà maintes fois victimes.

Madame la Présidente Von Der Leyen, lorsque le nombre de réfugiés augmentera de manière inéluctable, combien de temps faudra-t-il avant que ce match ne fasse encore plus de victimes ? Combien de temps avant que les forces de contrôle ne tirent à vue sur les réfugiés ?  

Cela paraît inimaginable, n'est-ce pas ? 

Il est temps de décrocher votre téléphone.   

Paul Laverty. 

Traduction : Hervé Landecker

(Paul Laverty est scénariste. Il est l'auteur des scénarios de « Moi, Daniel Blake » et « Le vent se lève », deux films réalisés par Ken Loach, récompensés par la Palme d'Or à Cannes. Il a aussi écrit le scénario de « Même la pluie » [También La Lluvia], un long métrage d'Iciar Bollain qui a remporté le prix Panorama à la Berlinale.)

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