C'était une marche de 21km sur les routes de ma région natale. Elle, première consommatrice de produits chimiques en agriculture en France. L’après midi était douce même si le ciel menaçait de pleuvoir. J'avais décidé, ayant dormi chez un ami très loin de chez moi, de rentrer à pieds pour me rendre compte des distances. J'avais décidé, pour l'une des premières fois de ma vie, de laisser mes esclaves énergétiques au repos ; eux que l'on appelle ainsi parce qu'ils représentent la force humaine, voire animale, qui serait nécessaire à l'accomplissement d'une tâche alors assurée par la combustion d'énergies fossiles. Les chevaux de mon moteur thermique n'auraient pas, ce jour là, à tirer mon carrosse métallique d'une tonne pour faire se mouvoir mon corps de 62kg dans l'espace. Démagogie ou extrémisme ? Plaisir ou folie ? Quelle mouche avait-elle pu me piquer pour qu'on dise de moi que j'étais fou ? Etais-je malade de vouloir parcourir 21km en 4h45 à pieds plutôt qu'en 20 minutes de voiture ?
A la vérité, si un ami rencontré peu auparavant m'avait donné le gout de la randonnée , j'étais là en mission pour moi même ; comme un marcheur vers Saint-Jacques de Compostelle allant à la rencontre de Dieu ou simplement à la rencontre de soi-même, de son moi véritable. Je voulais me rapprocher de ma nature d'être humain, communier avec les ancêtres qui sommeillent dans mon sang. Je voulais connaitre la peine qu'ils pouvaient endurer à devoir parcourir une si longue distance, savoir ce que l'on pouvait ressentir en se levant un matin si loin de chez soi, ne pouvant compter que sur sa propre force pour rentrer.
Ça fait mal aux pieds, un peu. Au mental surtout. J'ai fait ça par devoir comme pour me rappeler à quel point la technologie, l'asservissement de ces esclaves énergétiques, nous soulagent. Pour mieux les apprécier peut être, pour mieux mesurer le confort octroyé par le privilège d'être né dans cette époque assurément. O technologie glorieuse ayant fait de nous égaux des rois d'antant. Je me suis détaché de toi, l'espace d'un instant, pour ressentir la peine à endurer, savoir ce qu'il en était d'être un être humain esseulé face à sa nature.
Alors je marchais, dans la campagne, au milieu des routes qui traçaient la délimitation des champs bordés de ruisseaux construits par l'homme. Accomplissant ma mission j'étais plus vivant que jamais, j'étais l'être humain que je voulais être, libre, endurant la peine. J'étais vivant, homme parmi la nature, descendant du singe dans son biotop.
Mais désolé je l'étais aussi. Désolé d'une désolation que mes sens, ma vue, mon instinct me faisaient ressentir. Les champs étaient morts, secs. L'été pluvieux ne semblait pas avoir existé à leur surface. C'étaient des gros morceaux de terre qui s'entassaient les uns sur les autres. La vie était absente de là où on veut la faire pousser.
Tous ces hectares de terre morte étaient pourtant entourés d'une verdure qui laissait entrevoir ce que pouvait être la nature. Sur les bords des routes poussaient différentes espèces de végétaux au sein d'une terre jamais travaillée de qualité.
Un peu au dessus de ces bords de routes tournoyaient nos yeux pour le peu que l'on essayait d'attraper du regard des dizaines de papillons blancs, les mêmes que dans mon jardin en friche. Nul besoin d'être un expert en biodiversité pour savoir que la vie se trouvait là, uniquement là, malgré quelques canettes jetées par des automobilistes peu scrupuleux. Pour qui y prêtait un minimum d'attention le contraste était saisissant. Dans les champs, des papillons ? Pas un seul. D'autres insectes volants ? Pas-un-seul.
Quelques canards dans un ruisseau faisaient groupe. C'était mon espoir qu'ils maintenaient en vie.
Arrivant à l'entrée d'une ville je rencontrais les seuls chants d'oiseaux de mon voyage. Ils semblaient être nichés dans une rangée d'arbres chez un particulier. Ils furent les seuls en 21km à rompre le silence de mon âme comme une chorale émouvante le jour de l'enterrement d'un ami qui nous est cher.
Quelques semaines plus tard les bords de routes étaient tondus. Ces hameaux de biodiversité n'étaient plus. Les seuls refuges de tant d'êtres avaient étés réduits à néant comme si l'arche de Noé avait brulé. Comme si "on" l'avait brulé, pas par accident, consciencieusement. Au nom de quoi ? Parce que "on" a toujours fait ainsi. Parce que qu'à l’œil ça fait plus joli. Comprenez bien ceci, messieurs dames, il ne faudrait pas que les citoyens pensent que la municipalité est négligente comme pourrait le penser un voisin d'un autre qui ne tond pas sa pelouse. Et puis quelque part, à ces gens qui tondent ça leur donne du boulot. Tu voudrais les mettre au chômage ? Et les agriculteurs, tu voudrais menacer leurs récoltes ? Et ainsi va la vie, et ainsi va la mort.