Parmi les centaines de titres de la rentrée littéraire, Le moindre mal de François Bégaudeau a suscité trop peu de commentaires. Pourtant, ce court ouvrage, qui retrace le parcours d’une infirmière française, constitue l’un des textes les plus touchants de son auteur. Retour sur un livre sensible et intelligent, entre témoignage, enquête ethnographique et portrait romanesque.
Pour François Bégaudeau, les commandes font partie des contraintes appréciables du travail de l’écrivain. Bien loin de constituer des signes de compromission de la part d’un artiste qui vendrait son âme à son éditeur, elles sont pour lui un jeu qui peut permettre à la fois d’affiner une écriture, de lui donner des contours inattendus, et de tester de nouveaux modes de narration. Amateur et critique de cinéma, François Bégaudeau sait que nombre de cinéastes ont connu des sommets dans leurs carrières avec des films de commande. Fort de ce constat, il appréhende l’exercice avec délectation, prenant toujours à cœur ces mêmes interrogations : Comment construire un roman sur la base d’une idée, d’un concept, d’une forme ?
Le moindre mal est né de la rencontre de François Bégaudeau avec Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France et directeur de la collection « Raconter la vie », aux éditions du Seuil. « Collection-concept », le principe en est simple : Développer à travers un ensemble de publications mais aussi sur un portail Internet, un « parlement des invisibles », une galerie de portraits de Français dans leur vie quotidienne et professionnelle. Des chercheurs, des écrivains rédigent des textes qui paraissent en librairie. N’importe qui, tout le monde, peut prendre la plume pour s’exprimer sur le site Internet et raconter son vécu. Les publications viennent compléter un site participatif pour « rendre plus lisible la société d’aujourd’hui et aider les individus qui la composent à s’insérer dans une histoire collective ». Avec la parution de Le moindre mal, François Bégaudeau prend la suite du chercheur Sébastien Balibar et de l’écrivain Annie Ernaux, auteurs de la collection, et entre en dialogue virtuel avec Kasia, prostituée, et Nicole Bailly, psychologue scolaire, toutes deux actives sur le site Internet.
Pour s’insérer dans les préceptes de la collection, François Bégaudeau dut déterminer d’un personnage dont il allait dresser le portrait. Convaincu que « le réel d’une société ne se comprend jamais aussi bien que quand on l’appréhende par le bas », François Bégaudeau choisit de s’intéresser à Isabelle, une infirmière, qui, selon lui, représente une position charnière dans la société « entre le médical et l’accompagnement social ». Isabelle vit à Figeac. François Bégaudeau se déplace, accompagne la jeune femme pendant plusieurs jours, observe les gestes techniques qu’elle exécute, et effectue avec elle de longs entretiens. Le moindre mal est le résultat de cette courte enquête. Le livre consiste en une mise en roman de ce que les anthropologues appellent une ethnographie.
En effet, avec la démarche choisie, insufflée par les principes de la collection elle-même, François Bégaudeau cotoîe une méthodologie des sciences sociales qui s’ancre dans une analyse qualitative des parcours individuels. Héritée des écrits sociologiques de l’Ecole de Chicago, remise au goût du jour par des sociologues français comme Pierre Bourdieu, et plus récemment par des anthropologues qui analysent les dynamiques de mondialisation depuis le point de vue des individus, cette approche suppose de manier diverses échelles d’analyse, en passant du singulier au collectif, du local au global.
Dans cette logique, pour François Bégaudeau, le pari a été, à la manière d’un sociologue ou d’un anthropologue, de partir de la figure d’Isabelle pour tenter non pas de généraliser mais de forger un commentaire sur la société française. A partir d’une étude de cas, l’auteur ébauche une réflexion sur des thématiques fondamentales de la France contemporaine : la situation des services publics et des hôpitaux, les relations de pouvoir entre les corps de métier dans le domaine de la santé, le rapport à la mort et à la maladie dans notre pays. Isabelle est le témoin de mutations profondes dans la société française, à travers la plume de Bégaudeau, le lecteur l’écoute les décrire et exprimer l’impact qu’elles ont sur son existence.
Toutefois, et c’est sûrement là que réside la principale force de l’ouvrage, si Le moindre mal s’inscrit dans la catégorie du livre témoignage, il est aussi un roman qui s’appuie sur des astuces dans l’écriture et dans la narration. Bégaudeau construit son récit en trois parties. La première s’intéresse à la naissance de la vocation, évoque l’histoire familiale d’Isabelle, le décès du père et les débuts de la vie d’infirmière. Le deuxième temps de l’ouvrage s’intéresse à une période de rupture, le départ de la région parisienne et la découverte des hôpitaux et de la vie en province. Le récit jongle avec le temps et les espaces, Isabelle est le seul trait d’union et les multiples digressions pratiquées par Bégaudeau font du personnage un esprit vivant qui porte un regard profondément lucide sur son existence.
La dernière partie du texte s’élabore autour d’un autre processus narratif. François Bégaudeau quitte la matière accumulée lors des entretiens réalisés avec Isabelle pour décrire une journée dans la vie de celle-ci. On suit le personnage dans son trajet en voiture vers l’hôpital. On l’accompagne dans les soins qu’elle prodigue aux malades, dans ses discussions avec ses collègues, lorsqu’elle s’entretient avec les médecins. La plume de Bégaudeau se fait caméra. Le point de focus ne quitte jamais Isabelle et comme par un long plan séquence le lecteur se place juste derrière elle, dans presque chacun de ses mouvements. Le texte est rythmé par l’allusion à de multiples détails qui disent tout sur la situation décrite : des gestes routiniers comme la désinfection des mains après chaque soin ou une pâtisserie qu’on souhaiterait manger mais qu’on finit par rapporter chez soi à la fin de la journée, faute de temps. La fluidité du récit et le goût du détail font du texte un tableau sensible qui permet aux lecteurs d’appréhender les émotions véhiculées : la fatigue, l’agacement, l’amusement, la compassion.
Avec Le moindre mal, François Bégaudeau construit un récit proprement littéraire sur la base du recueil d'un témoignage et d’une série d’observations. L’ouvrage est une immersion qui permet à la fois de découvrir une profession, de se familiariser avec un milieu, mais aussi de s’interroger sur le rôle de la littérature dans la description du monde contemporain. En s’intéressant au vécu d’Isabelle, à son histoire et à son ressenti, François Bégaudeau parvient à donner à des questionnements sociétaux une dimension proprement sensible. Le lecteur se laisse guider par le récit. Il active sa capacité d’empathie et apprend.
Pauline Guedj