Pour la rentrée 2014, les librairies américaines ont accueilli dans leurs rayons l’autobiographie du musicien George Benson. Co-écrit avec Alan Goldsher, le texte retrace le parcours étonnant du guitariste/chanteur, depuis les ghettos de Pittsburg jusqu’aux salles de concert blindées de Los Angeles ou du Cap. Entre les lignes, le livre évoque également certaines des tensions fondatrices de l’œuvre de Benson, entre jazz et R&B, entre doo-wop et bebop, entre voix et guitare, et revient sur son obsession : « être un vrai musicien ».
Tout commence le 22 mars 1943, à Pittsburgh, ville industrielle de Pennsylvanie. George est fils unique. Sa mère a 15 ans. Comme nombre d’artistes afro-américains, le jeune garçon découvre la musique à l'église. « Aller à l’église, raconte-t-il, présentait un avantage certain. Si on voulait y chanter, on pouvait le faire. Et en public ! ». Enfant prodige, il associe à sa pratique du chant, celle de divers instruments, le piano, le violon, la guitare, empruntée à son beau-père, et un ukulélé déniché dans une poubelle. A 7 ans, il profite d’un boulot de vendeur ambulant pour jouer à l’entrée des bars. Il est repéré par un producteur qui l’emmène à New York et lui fait enregistrer son premier album. Little Georgie Benson. The Kid From Gilmore Alley est pressé alors que son interprète n'a que 10 ans.
De retour à Pittsburg, adolescent, le petit Benson est sur une mauvaise pente. Il rejoint un des gangs de la ville, se bat et se retrouve en maison d’arrêt. Il sera d’une certaine manière sauvé par la musique et par un style qui fait fureur à l’époque : le doo-wop. Les harmonies et les onomatopées chantées du doo-wop lui permettront de travailler davantage sa voix et de se familiariser avec la guitare qu’il adopte au sein de son groupe, les Altairs. Alors que l’ensemble vocal devient célèbre, « un des groupes de doo-wop les plus demandés dans la région », le jeune homme se passionne pour l’instrument, « La guitare prenait tellement de place dans ma tête et dans mon cœur, elle m’a éloigné des Altairs ». Pour la première fois dans sa carrière, certainement pas la dernière, l’artiste choisit entre sa voix et sa guitare et décide de devenir instrumentiste.
A cette époque, George Benson se familiarise également avec le jazz. Il découvre Lester Young et surtout Charlie Parker, Just Friends sur l’album Bird with Strings. « En écoutant Parker jouer la mélodie, j’ai compris ce que devait être la musique. Des arrangements superbes, des harmonies complexes, des vibrations sincères, et des émotions tangibles combinés pour créer quelque chose que même mon oreille non entraînée reconnaissait non seulement comme une chanson mais aussi comme une œuvre d’art ». Kenny Burrell, Grant Green et Wes Montgomery viendront compléter la liste des découvertes et épauler le jeune homme dans son apprentissage de la guitare.
La carrière de guitariste professionnel de George Benson débutera officiellement à 20 ans, lorsqu’il part en tournée avec le groupe de Jack McDuff. L’expérience sera rude. Le musicien ne se sent pas à la hauteur. « J’étais un guitariste de R&B qui s’y connaissait un peu en jazz. Pas un jazzman ». A la fin du premier concert, il manque d’être renvoyé. Il répète, il travaille inlassablement et puis progressivement il se sent à l’aise. « Les gens commençaient à me considérer. J’étais George Benson, guitariste et non plus George Benson, guitariste de Jack McDuff ». Profitant de cette célébrité naissante, il parvient à enregistrer son premier album en tant que leader instrumentiste : The New Boss Guitar of George Benson.
Nous sommes en 1964. Benson veut développer un nouveau son. Il forme son groupe et décroche des engagements dans des clubs new-yorkais. Il obtient également un contrat chez Columbia duquel résultera, l’année suivante, l’album It’s Uptown, with the George Benson Quartet. Ouvertement et consciemment, l’artiste décide d’y allier ses talents de guitariste et de chanteur en enregistrant des versions très personnelles de deux standards de Gershwin : Summertime et A Foggy Day.
1968. George Benson reçoit le coup de fil. Celui qu’ont raconté tant d’autres musiciens avant lui. Une voix rauque. « Je veux faire un album avec toi. » Miles in the Sky. Dans son livre, Benson raconte plusieurs sessions. Miles Davis arrive en retard, n’adresse la parole à personne, joue trois notes et repart. « On répète le morceau le plus fou qu’il ne m’ait jamais été donné d’entendre, un morceau de Wayne Shorter qui n’avait aucun sens pour moi ». Paraphernalia. Miles proteste : « Wayne, qu’est-ce que c’est que ce morceau ? Je crois que tu écris ces morceaux juste pour voir si j'arrive à les jouer ! » Quelques mois plus tard, des rumeurs courent. Miles va demander à Benson de rejoindre son groupe. « J’étais aux anges. J’allais jouer partout dans le monde pour des audiences captives. J’allais être payé régulièrement. Et surtout, j’allais partager l’affiche avec Miles, Wayne, Herbie, Ron et Tony. J’allais devenir un vrai musicien ! »
George Benson ne tournera finalement jamais avec Miles Davis. Il rejoindra CTI Records et enregistrera plusieurs albums dont Bad Benson, Ron Carter à la basse, Kenny Baron au piano, pour ce qu’il décrira comme sa session « la plus jazzy ». En 1976, Il décroche un contrat inattendu avec Warner Bros Records et enregistre Breezin’, peut-êtreson album le plus connu à ce jour, un album adulé et critiqué, qui deviendra un succès planétaire. L’album contient certains des morceaux « hymnes » de l’artiste : Breezin’, Affirmation et surtout This Masquerade. En termes de popularité, il marque le passage d'un Benson musicien/chanteur populaire à star internationale.
A partir des années 1980, Benson se trouve au cœur de nombreuses polémiques. On l'accuse d'être un artiste commercial, qui a oublié ses racines jazz, qui ne joue plus de guitare (à quelques exceptions près, comme sa miraculeuse collaboration avec McCoy Tyner en 1989), et qui donne des prestations de rock star, toujours identiques. En 2013, lors d’un entretien accordé pour le festival de jazz de Montreux, Benson lui-même reconnaîtra que cette période reste la plus « controversée » de sa carrière. « Je commençais à avoir beaucoup de tubes, des albums romantiques, des albums festifs ». Certains n’arrivent plus à le suivre. Pourtant, dans son autobiographie, Benson explique que c’est à cette époque qu’il pense avoir « réellement trouvé son groove ». « J’avais développé une telle confiance en moi, dans ma voix, dans ma manière de jouer de la guitare, que je pouvais tout jouer. Vous voulez que je joue avec le Count Basie Orchestra, Pas de problème ! Vous voulez que je tourne avec ma guitare sur le dos ? Volontiers ! ». Benson était prêt à tout et s’était techniquement affranchi de toutes les contraintes. Il avait atteint l’âge de la liberté, sans compte à rendre, sans avoir à satisfaire les catégories imposées par le marché de la musique.
Alors, Benson grand guitariste ? Benson, chanteur commercial vendu aux Majors ? Le débat est toujours d'actualité. A chacun de juger. Une chose est néanmoins sûre. La rupture, qu'on décrit souvent dans la carrière de l'artiste, celle qui l'aurait fait passer brusquement du jazz à une musique plus commerciale, semble bien moins franche qu’il n’y paraît. La carrière de Benson est plus complexe et l'autobiographie de l'artiste est là pour en attester. Dés le début de sa carrière, George Benson s'est joué des styles les plus variés, s'est laissé traverser par de nombreuses influences. Comme presque tous les artistes, il est multiple et c'est sans doute sa versatilité qui fait tout son intérêt. « Je ne suis ni Andrés Segovia, ni Grant Green, ni Chuck Berry, ni Kenny Burrell et certainement pas Wes Montgomery, nous rappelle-t-il. Je suis juste George Benson et George Benson a absorbé toutes sortes de musique. Cette diversité apparaît dans mes solos, que je le veuille ou non, parce que quand vous improvisez, vous jouez ce qui est dans votre tête et dans votre cœur ».
Pauline Guedj