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Si l’on vous demande ce qu’évoque l’Inde pour vous, la majorité des réponses seront associées à l’hindouisme et à ses clichés orientalistes : les sarees, l'hindouisme, Gandhi, le Gange, la nourriture… Pourtant, ce ne serait qu’une réponse recevable parmi pleins d’autres.
La diversité de l’Inde n’est comparable à aucune autre autour du globe. Avec une superficie totale de plus de 3 millions de km², elle est le 7ème plus grand pays au monde. L’Inde est composée de 28 états et parle plus de 22 langues différentes, dont l’anglais, l’hindi ou l’ourdou. Il est impossible de définir l’Inde comme un ensemble homogène.
Le but de cet article est de mettre en lumière une facette encore inconnue de l’Inde à l’international. L’objectif est de faire découvrir une zone géographique du pays qui, sur beaucoup de points, diverge de l’identité nationaliste hindou insufflée par le gouvernement. La première partie de cet article est une présentation des régions du nord-est de l’Inde. La deuxième partie essaie de mettre en lumière les enjeux politiques et sociétaux entre le gouvernement et cette zone géographique.

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La Région Nord Est de l’Inde (NER) est méconnue de la grande majorité des étrangers et des indien·nes elleux mêmes. Sous cette appellation sont regroupés 8 états : Arunachal Pradesh, Assam, Manipur, Meghalaya, Mizoram, Nagaland, Tripura (communément appelés les « 7 sœurs ») et enfin l’état « frère », Sikkim. Avec une histoire quelque peu différente de l’Inde britannique, ces territoires ont été fortement influencés par les missionnaires chrétiens. Comme nous allons le découvrir au cours de l’article, ces sept états se sont développés différemment du « Main Land India », expression utilisée pour faire référence à la partie Nord de l’Inde, fortement hindou.
La religion
La religion est un premier facteur de diversité culturelle. Les états de Nagaland et Mizoram ont respectivement une population à 88% et 87% chrétienne. Ce sont les états indiens avec le plus haut pourcentage de chrétien·nes. Aux alentours du XVIIIème siècle, des missionnaires protestants ont commencé à voyager à travers l’Inde. Leur religion n’a pas trouvé un grand écho parmi la population. Ce n’est qu’au XIXème siècle qu’ils s’implantèrent dans les régions du Nord-Est. A l’origine animistes, beaucoup de communautés se sont converties au christianisme. Le nationalisme hindou porté par le gouvernement ne semble donc pas les impliquer. Leurs pratiques religieuses diffèrent drastiquement des pratiques hindoues.

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Atong, qui travaille dans une salle d’escalade à New Delhi, est originaire du Nagaland. D’après lui : « La religion est très différente. Ici [New Delhi], la majorité des gens sont hindous. Je viens d’un état où la majorité est chrétienne. Donc, évidemment, il y a un écart énorme en termes de culture culinaire, langue… ».

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Lendi, actuellement étudiante à l'université à New Delhi, est aussi chrétienne, baptiste pour préciser. Pour pratiquer sa religion, elle se retrouve avec d'autres pratiquant·e·s du campus pour aller prier chez une professeure, dont le salon est réaménagé chaque dimanche. Sur le campus, c'est une toute petite communauté. Des messes ont lieu tous les dimanches. C'est l'occasion pour une cinquantaine d'étudiant·es et professeur·es de se retrouver. Lendi a entendu parler des messes de bouches à oreilles.
Taofanta "pratique une religion animiste". Il s'agit principalement d'un culte de la nature avec plusieurs divinités. C'est une religion que l'on peut retrouver dans la région Arunachal Pradesh et Assam. Toafanta, lui, vient d'Arunachal. Il explique qu'historiquement "Les missionnaires chrétiens n'étaient pas autorisés dans notre État et c'est pourquoi les organismes hindous ont été envoyés chez nous. Nous sommes plus hindouisés que les autres États du nord-est", même si ce n'est pas une religion omniprésente.

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Deechen, quant à elle, est bouddhiste. Elle est originaire du Sikkim, dont la majorité de la population est népalaise. Cette région est devenue indienne en 1975. Avant cette date, la région était un royaume. "Nos grands-parents étaient sikkinises et après ils sont devenus indiens. Les personnes de leur génération ne se considèrent pas comme indiens mais sikkinises".
L'exemple de Danish alimente encore cette diversité religieuse. Le jeune étudiant est originaire du Darjeeling. Cette une zone géographique, connue internationalement pour sa production de thé, est située dans le West Bengale. Elle n'est pas comprise dans les 8 régions du Nord-Est mais nous avons décidé de l'incorporer à notre analyse car elle est culturellement plus proche de ces régions que du Main Land. Danish se met à distance du nationalisme hindou et de la religion en général. "Je suis né dans une famille musulmane mais personnellement je ne suis pas enclin à être religieux. Je suis agnostique."
Pour autant, ne pas pratiquer l'hindouisme n'est pas forcément un dénominateur commun entre ces régions. Snehalakhi est originaire d'Assam. Elle est hindoue. "Je dois dire que la religion est un facteur décisif lorsqu'il s'agit de trouver des points communs. Par exemple, je suis hindou, mais ce n'est pas le cas de tout le monde en Assam. Beaucoup de croyances nous lient à l'Inde, notre terre d'origine".

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Aklanta est aussi hindou. "Je suis originaire de l'ouest du Meghalaya". "Auparavant, notre tribu ne suivait pas l'hindouisme, mais l'animisme. Mais avec la propagation de l'hindouisme dans des régions comme l'Assam ou West Bengale, notre tribu a intégré l'hindouisme dans ses propres croyances tribales."
Arrêtons nous un instant sur cette notion : "tribale".
Tribus, culture(s) et système des castes
"Une définition conservatrice serait : un groupe de personnes qui s'associent les unes aux autres en raison de points communs religieux ou culturels", nous explique Danish. "Une tribu est composée de personnes qui partagent des ancêtres similaires, le même dialecte, la même culture, la même cuisine. D'après la génétique, je pense que nous partageons également notre apparence", développe Lendi. Les "tribus", nous utiliserons ce terme sans connotations péjoratives tout au long de l'article, sont propres à chaque lieu. Elles ont chacune un dialecte différent et des traditions différentes.

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Schulu, originaire de la région de Manipur a grandi dans une culture mixe entre deux tribus. Il a grandi avec plusieurs langues différentes. "Ma mère et mon père appartiennent à deux tribus différentes. Mon père appartient à la tribu des Poumai et ma mère à celle des Tangkhuls. C'est pourquoi j'ai grandi en parlant plusieurs langues, le manipuri, le tangkhul et l'anglais."
Les langues
L'Inde parle une immensément grande variété de langues. L'hindi est étudié à l'école mais sa maîtrise est partielle selon les régions. Certaines régions ne l'utilisent même pas du tout. L'anglais fait office de langue passerelle mais son apprentissage est très hétérogène. L'anglais est parlé dans certaines université par exemple, où tous les cours sont en anglais pour être plus inclusif envers les étudiant·es. Au Nord-Est, les langues parlées par une personne dépend de son identité tribale.

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Par exemple, Lendi parle "Ao". "C'est ma langue tribale. J'ai appris l'hindi à l'école primaire. Je peux comprendre les bases et parler pour communiquer, mais je ne parle pas couramment. J'aimerais vraiment parler couramment, j'y travaille. Parce que j'ai l'impression que la langue me donne plus de liberté pour communiquer". Dans ces situations, l'hindi est souvent la 2ème langue ou la 3ème langue étudiée à l'école.
Atong vient de la même région que Lendi, Nagaland, pourtant, iels ne parlent pas la même langue maternelle. "Ma langue maternelle est le konyak". Il précise, "Je comprends 90% de l'hindi mais je pense que lorsqu'il s'agit de parler, je peux parler environ 50% de l'hindi. J'aimerais apprendre et pratiquer, j'essaie de communiquer davantage avec mes collègues ici, avec les conducteurs de voitures ou les commerçants. Sinon, chez moi, je comprends mais je n'ai jamais parlé. C'est en venant ici [New Delhi] que j'ai commencé à parler hindi."
Les régions du Nord-Est, même si elles sont regroupées sous cette appellation, ne forme pas du tout un ensemble homogène, insiste Schulu. "Même si l'on peut parler de "Nord-Est indien", il existe une grande diversité de cultures et de langues, par exemple, il y a beaucoup de langues dans le Nord-Est. Parfois, même si les villages sont distants de 2 ou 3 kilomètres, ils ne peuvent pas se comprendre. Les langues sont différentes parce qu'elles n'appartiennent pas à la même "tribu"".

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Les nombreuses langues sont une particularité des régions du Nord-Est. Cette région n'est pas la seule en Inde a avoir une grande diversité linguistique, cependant, la division sociale en tribu participe à multiplier le nombres de langues parlées.
Le système des castes
Le système des castes régit la vie sociale et économique des indien·nes. L'hindouisme structure la société en quatre varnas. Chaque varnas est divisée en plusieurs castes. Or, la majorité de la population du Nord-Est de l'Inde n'est pas hindoue. Elle ne rentre donc pas dans le système des castes. "Nous ne faisons pas partie du système des castes. La compréhension de la société par les habitants du Nord-Est ne repose pas sur le système des castes. Pour beaucoup de sociétés tribales, il n'existe pas. En particulier dans l'État dont je suis originaire, le Nagaland, il n'y a pas de système de castes. Il y a simplement différentes tribus qui vivent ensemble", explique Lendi.
Alors, comment un pays peut-il faire corps avec différentes manières de percevoir l'autre? Quelle place ont les habitant·es du Nord-Est de l'Inde dans la stratification sociale indienne?
Nous avons posé la question aux interviewé·es :

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Taofanta explique que la compréhension de la société en différentes castes est impossible dans le Nord-Est. "Les gens qui viennent de l'extérieur utilisent le système de castes qu'ils connaissent sur le continent et essaient de l'appliquer chez nous. Mais j'ai l'impression que cela ne fonctionne pas, car ce n'est pas exactement comme ça que ça se passe".
Le système des castes a une fonction normative et fonctionnelle. Elle structure la société d'une certaine manière. Lendi ajoute que "Ce n'est pas que nous ne nous sentons pas inclus, mais j'ai l'impression que le système des castes sert de matrice à leur perception d'un grand nombre de choses dans la société. C'est une lentille à travers laquelle nous pouvons regarder la société. Et pour nous, comme nous n'avons pas cette lentille, la façon dont nous regardons la société est très différente. En ce sens, nous avons une compréhension différente de notre pays."
Deechen nuance. Le système des castes a tout de même pénétré ces régions, mais en demie teinte. "La religion hindoue a un système de castes et comme nous sommes en contact avec des personnes qui suivent la religion hindoue depuis longtemps, ce système est en quelque sorte entré dans notre communauté. Nous n'avons pas de système de castes, mais si quelqu'un est considéré comme intouchable (la strate la plus basse des castes. Les personnes sont exclus des quatre varnas de la hiérarchie des castes), les anciens ont en général cette distance, ils savent."
Les cultures
Les régions du Nord Est sont très riches culturellement. Au travers de leurs histoires et de leurs religions très différentes, elles regorgent de traditions et d’éléments culturels extrêmement variés. Cet article ne présentera pas ces cultures tribales. Si cela vous intéresse, une multitude d’études ethnographiques sont disponibles gratuitement en ligne. Notre intérêt se tourne plutôt vers l’incorporation de la culture indienne hindou dans ces régions. A l’heure de la globalisation de masse, quelles cultures dominent les régions du Nord Est de l’Inde ?
Pour Snehalakhi , une chose est sûre : « L'intérêt pour la culture de l'Asie de l'Est s'accroît, il explose ».Schulu explique que effectivement « Dans le nord-est de l'Inde, de nombreuses influences proviennent des cultures de l'Asie orientale, des films japonais et coréens, des chansons, des pièces de théâtre et autres, et aussi de l'Occident. Les gens adoraient les groupes de rock au 19e siècle. Il y avait beaucoup de fans de Gun and Roses, de Mettalica et de tout le reste... ». Les influences culturelles prépondérantes proviennent de l’Occident et de l’Asie Orientale. « Par Occident, j'entends l'Amérique, l'Europe et surtout le Royaume-Uni ». « Il y a aussi une influence de Bollywood, on ne peut pas le nier », nuance-t-il, « Nous regardons les films, mais on n’apprécie pas plus que ça. ».
Comment expliquer que ces populations soient davantage tournées vers les cultures des pays de l’Asie Orientale (Japon, Corée du Sud, Viêtnam) et de l’Occident (USA, Europe et Royaume-Uni) plutôt que vers la culture traditionnelle indienne ?
Les interviewé·e·s abordent différents aspects qui permet de formuler une réponse globale à la question.
Premièrement, Lendi relève la proximité géographique qui rapproche les régions du Nord Est avec les pays d’Asie Orientale. « Nous partageons de nombreuses frontières avec des pays étrangers. Nous en avons avec le Myanmar, la Birmanie, la Chine, ainsi qu'avec le Bhoutan. Le fait que nous partagions de telles frontières avec ces pays joue, selon moi, un rôle important dans l'influence des cultures ».
Jekke met aussi en avant l’amertume que les habitant·e·s du Nord Est peuvent ressentir envers le Main Land. « Je pense que nous acceptons davantage cette culture américaine ou d'Asie du Sud-Est parce que nous sommes trop éloignés des Indiens du continent ». En plus d’être éloignés géographiquement et culturellement, Jekke rappelle que l’histoire a aussi une responsabilité dans cette divergence de culture : « Le Mizoram a été bombardé par le gouvernement indien dans les années 60. C'était déjà un État indien à l'époque. Le Mizoram faisait partie du district d'Assam et nous avions le sentiment d'être vraiment négligés par le gouvernement. C'est pourquoi le gouvernement d'Indira Gandhi a largué une bombe sur le Mizoram. Depuis lors, c'est le seul État indien que le gouvernement a bombardé. Nous sommes encore très affectés par cette action. A ce moment-là, une campagne a été menée au Mizoram pour dévaloriser la culture et l’hindi ».

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Danish, pour expliquer ce phénomène culturel, met en lumière les échanges commerciaux entre sa région, le Darjeeling, et les pays frontaliers à une époque où le gouvernement indien promettait la consommation de biens indiens uniquement. « Dans le cas de Darjeeling, on peut considérer qu'il s'agit d'un cas unique. Avant les années 1990, l'Inde interdisait l'importation de produits occidentaux, mais le Népal, pays limitrophe de l'Inde, n'avait pas de telles restrictions. Comme le Darjeeling a une frontière commune avec le Népal, il existe un commerce transfrontalier illicite de produits occidentaux. C'est l'une des raisons pour lesquelles des produits occidentaux ont été importés sur le marché de Darjeeling ».
Pour Snehalakhi, cela est dû à la mondialisation. « L'intérêt pour la culture de l'Asie de l'Est augmente, il monte en flèche. Mais je pense que c'est le cas pour tous les autres endroits du monde avec le facteur de la mondialisation. Les médias sont de plus en plus présents parce qu'ils sont vraiment accessibles pour nous. C'est facile pour nous d'y accéder »
Enfin, Atong souligne que : “ Ils [les habitant·e·s d’Asie Orientale] nous ressemblent un peu. Leur mode de vie et leurs manières sont également similaires aux nôtres, ce qui nous permet de mieux nous identifier à eux. Personnellement, je suis beaucoup plus influencée par la culture coréenne. La tenue vestimentaire est également un élément très important. Il se peut que vous rencontriez des gens qui regardent plus de films coréens que de films indiens. Beaucoup de gens trouvent que Bollywood est "cringe", vraiment irréaliste, alors qu’il est plus facile de s’identifier et de comprendre les films coréens ». L’apparence physique et “Le fait que nous partagions un grand nombre de valeurs culturelles similaires a également un impact important » rajoute Lendi.
"Les différences culturelles ne sont pas vraiment visibles, elles sont très subtiles", détaille Danish. "C'est à la façon dont les gens communiquent, à la fréquentation de leurs amis, à la dynamique de groupe... Par exemple, les gens ont tendance à être plus compétitifs, matérialistes et très calculateurs dans leurs interactions quotidiennes. Chez nous, c'est un peu l'inverse. "
Ainsi, les personnes originaires du Nord Est de l’Inde ne sont majoritairement pas hindoues. Ils et elles ne sont pas inclus·es dans le système des castes. Les langues sont très différentes, certain·es ne parlent pas du tout hindi. La nourriture est différente. Les influences culturelles divergent largement de celles du Main Land. Pour cette raison, la manière de s’habiller, la nourriture, les valeurs et les goûts musicaux et cinématographiques sont différents.
Mais alors, comment les habitant·es du Nord Est vivent-elles leur indianité ?
Racisme
Les personnes originaires du Nord Est sont victimes de racisme, tout particulièrement à l’extérieur de ces régions. Il est souvent lié à une mauvaise connaissance de ces régions et à des stéréotypes offensants.
« Je vis à Delhi depuis six ans. Parfois, on vous regarde, on vous appelle Chinois, on vous donne des noms différents, des noms asiatiques », raconte TaoFanta. « J'ai été confrontée au racisme surtout pendant le covid. Ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai réalisé à quel point cet endroit était raciste. Ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai ressenti le sentiment d'être différent. Pendant ces 2 ou 3 ans, pendant le Covid, on m'appelait "Covid" ».
La majorité du racisme subi par ces populations est liée à leur phénotype plus mongoloïde. Beaucoup d’indien·nes du Main Land ne savent pas qu’iels sont également de nationalité indienne. En parallèle, ils et elles sont victimes de nombreux préjugés et de fétichisation :

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« Nous sommes considérés comme exotiques. Les femmes du Nord-Est sont fétichisées. Une fois, je marchais et une fille m'a regardé et m'a dit "wow, il est si mignon", comme si j'étais un bébé, un petit garçon qui ne sait pas grand-chose. Ce n'était pas du racisme, mais j'ai dit : "Je ne suis pas un chat ou un chien que l'on peut trouver mignon" », rapporte Schulu.
Lendi ajoute également que la fétichisation des femmes du Nord Est repose sur l’idée qu’elles sont des « femmes faciles ». « Il est certain que j'ai été confrontée au racisme. Ce n'est pas dans les institutions, dès que je sors dans les rues de Delhi, à Delhi quelque part. Ce racisme est basé sur des stéréotypes. Les préjugés. Il y a beaucoup de préjugés que je dois démonter chaque fois que je discute avec des gens. Il y a aussi beaucoup de fétichisation des femmes du Nord-Est. Nous sommes considérées à tort comme des femmes faciles. Plus faciles que les femmes du Main Land. »
Malgré beaucoup de témoignages qui tente d’amoindrir le racisme que subissent les populations du Nord Est de l’Inde, il reste très présent et encré dans des mentalités qui ont une connaissance très insuffisante de cette zone géographique du pays.
Alors, au final, est ce qu’ils et elles se sentent indien·nes ?
« Bien sûr que je me sens indien ! D'un point de vue ethnique, nous sommes indiens, mais nous sommes différents d'eux. J'ai le sentiment d'être différent, mais en même temps, je me considère comme un Indien et pourtant, j'ai le sentiment que nous ne sommes pas pareils » explique Taofanta. « En fait, nous partageons juste cette idée de faire partie d’une même nation ». Selon Deechen, l’éducation permet de promouvoir un sentiment nationaliste indien. « Puisque nous allons à l’école, on apprend l’histoire de l’Inde, on apprend la géographie de l’Inde, donc dans une certaine mesure, on se sent indiens ». Elle nuance cependant que « quand je suis victime de discrimination raciste, je me demande quelques fois si ça en vaut vraiment la peine. Est-ce que je suis vraiment indienne ? »
Pour une partie des habitant·es du Nord Est, l’identité tribale ou régionale prime sur l’identité indienne. Schulu développe : « Je me sens indien mais je dirais que je me sens d’abord « indien du nord est ». « Parce que quand on pense à l'Inde, on pense à la représentation sanskritique, vraiment nord-indienne. On pense aux temples, aux sarees, au namaste et à tout le reste. Nous sommes très différents. Je me sens indien, mais dans un sens différent. »
Il en va de même pour Lendi qui se « considère comme une Indienne, mais je ferais passer mon identité de Naga avant celle d'Indienne. L'identité de mon État passe avant ma nationalité. »

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Il reste néanmoins important de rappeler que l'identité est une notion complexe qui ne peut pas être simplifiée à une unique facteur : "C'est comme si tu allais en Amérique avec ta nationalité française. Tu es bien européen, mais tu as l'impression que cette catégorie t'est imposée. Je suis cela, mais je suis aussi ma nationalité. Je suis de cette région, mais je suis aussi ma tribu. Dans ce sens, certaines personnes peuvent penser que vous essayez simplement de nous homogénéiser dans cette catégorie sous le nom de nord-est. Cela conduit à la question de l'exotisation, parce qu'ils ont l'impression que nous ne sommes pas les mêmes et que nous ne sommes pas unis." souligne Snehalakhi
A l’opposé, quelques communautés cherchent à s’émanciper de leur identité tribale très communautaire pour épouser leur identité individuelle. C’est le cas d’Aklanta: “ En tant que population tribale, l'accent est mis sur le communautarisme. Mais mon père m'a en quelque sorte éloigné de la tribu. Il nous a dit de ne pas trop insister sur l'identité tribale, ni sur l'identité indienne, mais sur l'identité individuelle. J'en sais moins sur ma tribu que mes parents ou mes grands-parents. Je dois consulter Wikipédia pour en savoir plus. »
Enfin, pour d’autres il est indispensable de rappeler que l’Inde est un pays dont la richesse réside dans unique diversité. « L'idée de l'Inde, je veux dire qu'il y a beaucoup d'idées sur l'Inde, mais essentiellement, un pays qui reconnaît la diversité et qui, en tant que tel, reconnaît la nécessité d'être inclusive » appuie Danish. « En pensant cela, j'aime à penser que je suis indien. Mais, par exemple, lorsqu'il s'agit d'interagir avec les gens au quotidien, même sur le campus [New Delhi], on se sent un peu exclu des conversations, surtout lorsqu'on est entouré de personnes originaires du Main Land » relève-t-il.

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C’est aussi le cas de Jekke. Selon elle, son identité tribale s’inscrit parfaitement dans la diversité culturelle indienne. « Depuis notre plus jeune âge, on nous apprend à l'école que nous sommes Indiens, nous apprenons et chantons même l'hymne national tous les jours à l'école. Je ne me suis jamais sentie "non indienne". »
Néanmoins, elle nuance cette assimilation à l’identité indienne. « Mais si quelqu'un essaie d'imposer sa religion et sa langue particulières pour devenir Indien, alors l'histoire pourrait changer, car je pense que l'essence de l'Inde, c'est la diversité. »
Cette dernière phrase est importante pour comprendre la situation politique à laquelle a région fait face depuis l’arrivée en politique d’un nationalisme hindoue particulièrement véhément.
Nationalisme hindou, politique et assimilation
L’arrivée au pouvoir en 2014 de Modi, leader du parti nationaliste hindou BJP, a chamboulée le paysage politique du pays. L’identité et la religion sont devenues les clés de voute des actions du gouvernement. Le BJP essaie de promouvoir une identité entièrement ""indienne"". Cette identité est hindoue et a une culture de l’Inde du nord, du Main Land. Autrement dit, les autres religions et les autres cultures ne sont pas forcément les bienvenues.

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« Depuis le gouvernement BJP, elles [les personnes du Main Land] ont commencé à être idéologiquement pro-hindou et à défendre leurs idées sur ce que devrait être la nation indienne. Je pense qu'elles essaient d'imposer la même chose aux États du nord-est. Surtout avec cette idée d'une nation, d'un État, d'une culture, d'un tout. Même en matière de religion. Ils essaient d'hindouiser notre religion en disant qu'il fait partie de la culture hindoue. Il s'agit de se l'approprier. » raconte Taofanta.
Au travers des interviews, deux phénomènes majeurs ont été mis en avant :
- L’Hindouisation
Taofanta explique : « Lorsque je parle d'"hindouisation", je parle de la culture élargie qu'ils pratiquent en célébrant tous les festivals hindous et en parlant l'hindi. Même dans nos propres pratiques culturelles, nous nous approprions certaines pratiques de la culture hindoue et les utilisons dans notre propre culture. »
C’est aussi un phénomène que Deechen et ses amis ont relevé : « Jusqu'à présent, d'après ce que m'ont dit certains de mes amis du nord-est, le gouvernement tente de normaliser une culture commune, mais pas encore au Sikkim, parce que le parti dirigeant n'est pas encore là. Des endroits comme l'Arunachal Pradesh, où l'on parle hindi, ont réussi à le faire ». Le but est de promouvoir une culture hindoue pour la normaliser comme une culture commune. « Ils essaient d'établir des liens entre notre culture et la culture de l'Inde continentale » pour faciliter cette normalisation et assimilation.
Cette assimilation est facilitée par une appropriation culturelle.
- Appropriation
"Ils ne le font pas explicitement, mais je pense que le gouvernement du BJP essaie de faire disparaître nos cultures » affirme Schulu. « Il y a un discours qu'ils essaient de faire passer et que je n'aime pas. Le discours principal est que : les pratiques animistes avant l'arrivée du christianisme étaient hindoues. L'idée est que nous étions hindous avant. Mais nous n'étions pas hindous. Ils essaient juste de dire que nous étions hindous pour prouver qu'il y a un seul et même groupe culturel. Mais non, les cultures sont tellement différentes”.
Lendi a le même sentiment : “Ils essaient de modifier le récit d'une grande partie de notre passé. Ainsi, les Nagas étaient animistes avant le christianisme, et ils essaient de changer ce récit en disant que nous étions en fait hindous avant d'être chrétiens. Ils essaient de changer le récit en disant que nous avons la même lignée que l'idéologie hindoue ». Pour elle, politiquement, cela se traduit par une plus présence d’agents du gouvernement dans ces régions. « C’est visible par la présence d'un plus grand nombre de RSS [Organisation paramilitaire volontaire indienne de droite et nationaliste hindoue] en termes de nominations politiques dans le Nord-Est. Il y a quelques années, il n'était pas du tout dominant, mais il gagne de plus en plus de pouvoir. J'ai l'impression que je vais avoir des ennuis pour avoir dit cela »
CONCLUSION
"Je ne pense pas qu'il y ait une bonne connaissance du nord-est. L'Inde continentale exotise le Nord-Est d'une manière très orientaliste", fait remarquer Danish. "Les habitants du Nord-Est vivant dans le Nord-Est sont comme les habitants du Mainland, ce sont des personnes politiques. Nous avons des problèmes politiques à régler. Nous sommes des personnes politiques et je pense que nous devrions être considérés comme tels".

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Jekke ajoute que "Je ne me sens pas suffisamment représenté par le gouvernement actuel parce que lorsque vous allez dans différents endroits, la majorité des gens, peut-être les plus éduqués, ne savent même pas où se trouve le Mizoram, ils ne savent pas que c'est un État de l'Inde, ils pensent que nous sommes des étrangers. Je pense que nous avons besoin d'une plus grande représentation".
Globalement, les enjeux auxquels les habitant·es du Nord Est font face sont 1) une faible représentation et connaissance de cette zone géographique 2) une marginalisation des cultures et des religions par le pouvoir nationaliste hindou.