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Billet de blog 20 mars 2023

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Définir la violence politique

Le mot « violence » est un élément de langage privilégié du pouvoir. Il nous faut nous réapproprier son sens. La violence n'est pas une déflagration, une manifestation toujours physique, elle est protéiforme, structurelle, invisible parfois. Violence symbolique, violence d'état, toutes les violences ont un point commun : leur rapport à la légitimité.

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La violence est l’exercice d’une force qui cherche à soumettre l’autre, de façon non-consentie ou illégale. Elle est ce qui est condamné. En 2014, le philosophe Yves Michaud rappelait pourtant que le mot violence « vient du terme latin vis qui signifie force, vigueur, puissance, violence, usage de la force physique, mais aussi quantité, abondance, ou caractère essentiel d’une chose. Le cœur de signification du mot vis est l’idée de force - et, plus particulièrement, de force vitale » (2014, p. 31). Il explique ainsi que ce mot désigne : "D’un côté les faits et des actions, ce que nous appelons couramment des "violences" ; d’un autre une manière d’être de la force, du sentiment ou d’un élément naturel – qu’il s’agisse d’une passion ou de la nature. Dans le premier cas, la violence s’oppose à la paix ou à l’ordre. Dans l’autre, elle s’oppose à la mesure" (p. 31).

La définition même de la violence n’est pas inoffensive, puisqu’il s’agit d’exercer un pouvoir sur le réel, celui de circonscrire un sens, une origine et une finalité à un acte, afin de lui attribuer ou non une légitimité. Dans son ouvrage Qu'ils se servent de leurs armes, le sociologue Jean-Louis Sirioux explique que la violence est avant tout une catégorie morale, et « la morale est rarement friande de raisonnements ternaires : on est pour ou contre la violence, pacifiste ou belliqueux, complice du désordre ambiant ou partisan du retour à l’ordre » (2020, p. 128).

En 2006, André Lévy, professeur émérite en psychosociologie, pointait à cet égard, la connotation presque toujours négative associée à l’usage du mot "violence" dans le discours public : "Il n’est en effet pas innocent d’assimiler la violence au mal, à la seule destructivité, aux "faits divers" – dans le sens où à la fois ils divertissent et constituent une diversion – qui alimentent quotidiennement la une des journaux, d’attiser des sentiments de répulsion, de haine à l’égard de leurs auteurs (assassins, terroristes, ou tout simplement vandales, sauvageons, barbares, casseurs … comme si les institutions n’y étaient pas presque toujours directement ou indirectement impliquées, et comme si les violences n’étaient pas toujours le produit de situations complexes" (p. 69).

Dans son ouvrage Le déchaînement du monde paru en 2018, l’historien des idées François Cusset constate l’erreur de la focalisation de l’attention sur la manifestation immédiate de la violence, considérée comme une « transgression du temps ordinaire » (20 avril 2018). Avec ce nouveau siècle, nous serions entrés dans une « nouvelle logique de la violence », qui, loin d’être en déclin « n'est plus un accident mais un rouage de notre système » (20 avril 2018). "La violence est aussi bien psychique et pérenne, que physique et ponctuelle. Elle ne se résume pas à la déflagration d’un coup. Elle s’inscrit dans les structures, les règles, l’ordinaire. Elle n’est pas seulement, peut-être même n’est-elle pas surtout, l’événement, la saillie, la guerre, le meurtre, tout ce qui surgit et détruit soudain ... Il s’agit aujourd'hui de modifier le sens même du mot violence, pour en comprendre les dimensions moins visibles" (20 avril 2018).

Parmi ces dimensions, nous pouvons retenir celles qui participent du système même de gouvernementalité que nous connaissons : « La violence systémique du capitalisme néolibéral est à ce point présente dans les normes et les lois, les inconscients ou les courtoisies de façade, qu’elle en devient ordinaire, structurelle » (Cusset, 11 février 2019). 
 

La violence symbolique


En 1939, Simone Weil écrivait « la force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force : combien plus variée en ses procédés est l’autre force, celle qui ne tue pas, c’est à dire celle qui ne tue pas encore ? » (p. 3). Cette violence que décrit la philosophe peut s’apparenter à celle décrite par Pierre Bourdieu, un demi-siècle plus tard dans Raisons Pratiques, qu’il définit par « cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s'appuyant sur des “attentes collectives“, des croyances socialement inculquées » (1994, p.188).

Si ce temps de l’« ordinaire » que nomme François Cusset, se mue en temps du déni de la violence sociale, les violences générées en retour pour y mettre fin doivent être inscrites dans ce contexte. Dans Le nouveau paradigme de la violence publié en 1998, le sociologue Michel Wieviorka exprime en effet la nécessité de considérer la violence dans sa transversalité entre les différents niveaux sociaux, en faisant « l'hypothèse qu'une des sources fondamentales de la violence contemporaine réside précisément dans leur tendance à la dissociation » (1998a, p. 10). En refusant cette dissociation, l’auteur nous propose de distinguer deux processus menant à la violence : la désubjectivation, qui correspond à une violence ex nihilo, et la subjectivation pouvant s’assimiler à une violence contestataire, signifiant : 

"Le fossé entre les demandes subjectives de personnes ou de groupes, et l'offre politique, économique, institutionnelle ou symbolique … De ce point de vue, la violence est susceptible de jaillir dans l'interaction ou le choc des subjectivités niées ou brisées, comme on le voit lors de certaines émeutes, où le sentiment de ne pas être reconnus de la part des émeutiers renvoie les policiers à la conviction, symétrique, d'être dévalorisés ou insultés par ceux qu'ils doivent réprimer" (1998b, p. 8) 

En reconnaissant la prégnance d’une violence symbolique pouvant écraser l’individu, il devient possible d’inscrire la violence comme constitutive d’un processus de subjectivation. « Tantôt une taxe sur les combustibles met un pays dans la rue ; tantôt une balle perdue, un coup de matraque ou le gazage de trop conduit celui qui n’avait jusque-là jamais participé à la moindre manifestation à se découvrir, pavé à la main, dans un rôle que nul n’aurait prédit 24 heures auparavant » constate Sirioux, à propos du mouvement des Gilets Jaunes (2020, p. 132). Loin d’être désincarnée, la violence devient politique. 

La violence politique


La violence politique est définie ainsi par le politologue Harold Nieburg : "Des actes de désorganisation, destruction, blessures, dont l’objet, le choix des cibles ou des victimes, les circonstances, l’exécution, et/ou les effets acquièrent une signification politique, c’est-à-dire tendent à modifier le comportement d’autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquences sur le système social" (1969, p. 13, trad. libre).

Cette violence peut s’exercer du côté du pouvoir : il s’agit alors d’une violence d’Etat, qui opère avec « un ensemble de processus qui rendent l’existence d’un pouvoir coercitif spécialisé tolérable sinon désirable, c’est-à-dire qui le fassent concevoir comme une nécessité sociale, voire comme un bienfait », d’après la définition du sociologue Jacques Lagroye en 1985 (p. 402). Face à elle se développe la violence contestataire, qui se présente comme la réponse à la première violence. Si ces deux violences se répondent, la légitimité de la violence contestataire réside dans la notion de réaction, puisqu’elle ne saurait exister sans la primauté d’une autre violence. 

Au début du mouvement des Gilets Jaunes, le sociologue Manuel Cervera-Marzal, spécialiste de la violence politique à l’Université de Liège, affirme que « La première des violences, c’est la violence institutionnelle, structurelle, du monde de la finance et de sa marionnette qu’est Emmanuel Macron » (5 décembre 2018). De l’autre côté, l’Etat doit également faire preuve de légitimité dans l’exercice de sa force. En 1919, le sociologue Max Weber, dans son ouvrage Le Savant et le Politique, est entré dans l’histoire avec ces quelques lignes à ce sujet :

"Depuis toujours les groupements politiques les plus divers - à commencer par la parentèle - ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques - revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l'État le tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du "droit" à la violence" (1963, p. 86).

Ce passage a fort souvent souffert d’une lecture simpliste. Comme Sirioux l’explique « le paralogisme en question consiste à passer de l’idée (wébérienne) que seule la violence exercée par l’État peut être légitime à cette autre idée (sans lien de continuité avec la première) que toute forme de violence exercée par l’État est nécessairement légitime » (2020, p. 112). Ce n’est pourtant pas ce que Weber écrit. Si l’Etat peut revendiquer la violence, ce n’est justement que tant qu’il peut prétendre à une légitimité du monopole de la violence physique. Or, explique le philosophe Frédéric Lordon : 

"La légitimité n’est pas une propriété substantielle, qui se transporterait dans le temps comme ça, inaltérée, acquise une fois pour toute… elle n’est qu’un effet d’opinion, une circularité, certes, mais qui doit être impérativement soutenue par la croyance collective et pas juste par un simple décret. Si bien que la légitimité ne dure que ce que dure la reconnaissance. Et pas une seconde de plus. Si la croyance collective est détruite, la légitimité est détruite à son tour" (2020). Cette croyance collective repose néanmoins, comme l’a formulé Bourdieu, sur une intériorisation des intérêts de classe dominante par la classe dominée : « Est légitime une institution, ou une action, ou un usage qui est dominant et méconnu comme tel, c'est-à-dire tacitement reconnu » (2002, p. 110). Les revendications de légitimité s’inscrivent alors dans « la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social » (1982, pp. 13-14)

Sources

  • Bourdieu, P. (2002). Questions de sociologie [1984]. Paris : Minuit
  • Bourdieu, P. (1982). Leçon sur la leçon. Paris : Minuit
  • Bourdieu, P. (1994). Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action. Paris : Seuil
  • Cervera-Marzal, M. (2018, mise en ligne le 5 décembre). Interview par P. Maillé  [enregistrement écrit]. Récupéré le 26 juin 2022 sur https://usbeketrica.com/fr
  • Cusset, F. (2018, mise en ligne le 20 avril). Interview par S. Faure [interview écrite]. Libération. Récupéré le 6 juillet 2022 sur https://www.liberation.fr
  • Cusset, F. (2019, mise en ligne le 11 février). Interview par I. Du Roy [interview écrite]. Basta! Récupéré le 29 mai 2022 de https://basta.media
  • Lagroye, J. (1985). La légitimation. Dans Traité de science politique. Tome I. Paris : Presses Universitaires de France. 
  • Lévy, A. (2006). Penser la violence. Nouvelle revue de psychosociologie, 2, 67-89. DOI : 10.3917/nrp.002.0067
  • Lordon, F. (2020, 14 janvier). Quelle "violence légitime" ? Le Monde diplomatique. Récupéré le 21 juin 2022 sur https://blog.mondediplo.net 
  • Michaud, Y. (2014). Définir la violence ? Les Cahiers Dynamiques, 60, 30-36. DOI : 10.3917/lcd.060.0029
  • Nieburg, H.L. (1993). Political Violence. The Behavioral Process. New York : St Martin’s Press
  • Sirioux, J.L. (2020). Qu’ils se servent de leurs armes. Paris : Croquant
  • Weber, M. (1963). Le savant et le politique, Collection : Le Monde 10/18. Paris : Union Générale d’Éditions
  • Weil, S. (1940/1941). L’Iliade ou le poème de la force. Marseille : Les Cahiers du Sud.
  • Wieviorka, M. (1998a). Le nouveau paradigme de la violence (Partie 2), Cultures & Conflits, 29/30. DOI : 10.4000/conflits.726
  • Wieviorka, M. (1998b). Le nouveau paradigme de la violence (Partie 3), Cultures & Conflits, 29/30. DOI : 10.4000/conflits.728 

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