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Billet de blog 22 septembre 2025

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Mineurs non accompagnés : récit d'une enquête

En France, la loi protège les mineurs-non-accompagnés et les demandeurs d'asile de l'expulsion. En 2017, à l'occasion d'une enquête qui ne sera jamais publiée, j'investigue cette promesse entre les lois et les rues de la Chapelle, à Paris. En voici le récit, de 2017 à aujourd'hui.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Première information : en France, on ne peut expulser un mineur. La loi n°2016-­274 du 7 mars 2016 -­ art. 57 dit ainsi « Ne peuvent faire l'objet d'une obligation de quitter le territoire français : 1° L'étranger mineur de dix-­huit ans. » Donc la première étape pour un.e mineur.e exilé.e qui arrive en France est de faire valoir son statut de mineur, pour avoir droit à la protection de l’Etat.

C’est au DEMIE (dispositif d'évaluation des mineurs isolés étrangers) que les mineurs doivent se présenter pour un test qui se compose en trois éléments : l’inspection des documents civils, le récit de vie et en recours un test médical (un test osseux). Très souvent, l’apparence physique, l’hésitation lors du récit de vie (moment de silence, rétractation) ou l’absence de document d’état civil suffisent à mettre en doute la minorité du migrant. 

La première étape consiste donc à évaluer un enfant sur sa capacité à avoir sauvé un document pendant un voyage de plusieurs semaines dans des conditions inhumaines. La seconde évalue la conviction ressentie par l'interlocuteur face à un individu ne maîtrisant pas sa langue ni ses droits, souvent en l'absence d'interprète, et dont l'histoire peut tantôt être perçue comme insuffisante ou exagérée. La dernière étape conclut du sort du mineur sur la base d'un test médical dont la marge d’erreur de 18 mois est avérée - alors que la plupart d’entre eux ont entre 16 et 18 ans.

D’autres pays européens ont déjà mis en place des méthodes de détermination de l’âge reconnues comme plus respectueuses des droits de l’enfant, comme la Grande-­Bretagne, où une évaluation pluridisciplinaire fondée sur le comportement du jeune et son parcours, intégrant une dimension sociale et psychologique est actuellement utilisée.

L’article 47 du code civil dispose que « tout acte de l’état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d’autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité. » Pourtant Mediapart a mis en lumière l'échappatoire parfait qu'offre la loi : le doute permanent. Ainsi, même lorsque l’enfant possède des documents, la plupart du temps on refuse de l’écouter. « Pas de présomption de minorité, pas de présomption d’innocence, il est un majeur, un menteur. Certains menacent alors de se tuer, d’autres explosent, pleurent de rage, certains renoncent et choisissent le retour dans leur pays en charter, d’autres deviennent fous, passent jours et nuits drogués à l’hôpital, d’autres en sont morts 1» 

Dans le meilleur des cas, si le test confirme sa minorité, l’ASE (l’Aide Sociale à l’Enfance) doit prendre en charge le mineur, c’est-à-dire lui désigner un tuteur administratif, mettre en place la CMU (Couverture Médicale Universelle), le placer dans un foyer de l’enfance, un hôtel social, au sein d’une famille d’accueil ou dans des structures spécialisées. Mais la plupart du temps, il s’agit d’hôtels, infestés de galle et de punaises de lit, et beaucoup leur préfèrent la rue. D'après la Convention internationale des Droits de l’Enfant, les mineurs reconnus comme tels ont aussi droit à un financement de l’alimentation, des titres de transports, des dépenses liées aux démarches administratives et à la vie quotidienne. Quant aux mineurs de moins de 16 ans, l'école est obligatoire. 

En revanche, s’il n’est pas reconnu mineur, le mineur ne bénéficie d'aucun de ces droits, et se retrouve en danger. Il devient concerné par la procédure Dublin qui exige le rapatriement de la personne dans le premier pays où elle a déposé ses empreintes -­ ce qui a pour conséquence le fait que beaucoup d'exilé.es, pour y échapper, se brûlent les doigts pour que leurs empreintes ne soit pas identifiables. Étant donné le fait que les premiers pays d’où arrivent les exilé.es sont toujours des pays sud-européens, comme la Grèce ou l’Italie, cette loi revient à imposer un engorgement de ces pays, et une difficulté croissante dans la prise en charge de ces exilé.es. Le mineur peut également recevoir une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français), puisqu’il correspond à au moins l’un de ses trois critères : entrer illégalement en France, représenter une menace pour l'ordre public, résider en France depuis moins de 3 mois.

La grande majorité de ces mineurs se retrouvent donc livrés à eux mêmes, souvent raflés, envoyés dans des centres dont l’insalubrité leur fait regretter la rue, refoulés ou reconduits à la frontière, trouvant parfois la mort en tentant d’échapper à la police.

Cherchez l'erreur

La considération d’une situation irrégulière en France comme un délit a été abrogée2, tandis que l’article 32 de la Convention de Genève déclare « les Etats contractants n'expulseront un réfugié se trouvant régulièrement sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d'ordre public. » Mais les autorités n’ont pas à justifier leurs soupçons sur la dangerosité d’une personne. En revanche elles peuvent parfaitement s’en servir pour arrêter un enfant dans la rue, lui faire subir une garde à vue­, prendre ses empreintes, et s’il n’a pas déposé de demande d’asile, imposer son envoi en centre de rétention voire son expulsion.

Afin de diminuer la portée de l’article L.622-1 du CESEDA, qui menaçait les personnes aidant des sans-papiers de peines pouvant aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 30.000 euros d'amende, la loi du 31 décembre 2012 crée une immunité humanitaire, excluant de poursuites les personnes qui apportent une aide « désintéressée » et sans contrepartie aux étrangers. Pourtant, là d'où je viens, à Menton, les procés se multiplient, avec Felix Croft, Pierre Alain Mannoni, Cédric Herrou et beaucoup d’autres.

Ici, ce sont pourtant les illégalités envers les mineurs étrangers qui sont quotidiennes. Dans l'année qui va s'écouler, la justice condamnera quatre fois la préfecture des Alpes-Maritimes pour avoir reconduit des mineurs étrangers à la frontière italienne3. Concernant ceux que Cédric Herrou a pu aider, ils étaient déjà « admis en France et reconnus comme mineurs isolés devant être protégés », avance l’une des avocates Me Maeva Binimelis.

Si seulement l’expulsion de ces mineurs était la seule conséquence de ces transgressions. Ceux qui ont pu s’enfuir avant les perquisitions sont poursuivis dans la vallée par les policiers. Cédric Herrou ose les mots de « chasse aux noirs. » « Il s'agit de diffamation, de mensonge et il ne s'appuie bien entendu sur aucun exemple concret », déplore Eric Ciotti, le président du Conseil départemental des Alpes-­Maritimes. M. Ciotti sait-il qu'aujourd’hui, la vallée pleure les enfants morts le long des voies de chemins de fer en tentant d’échapper aux forces de l’ordre4 ?

Plus j’avance, moins je comprends. Entre la loi qui interdit la reconduction des mineurs, pourtant chaque jour bafouée à Menton, le refus des dossiers devant la présence de documents officiels, les procès pour délit de solidarité malgré l'immunité humanitaire... Tout ceci ne me mène que dans un sens :  l'exécutif est clairement du côté de l’expulsion.

Nier l'individu

J’ai regardé il y a quelques semaines le film de Margarethe von Trotta Hannah Arendt, racontant l’investissement et la défense d’Hannah Arendt dans le procés d’Adolf Eichmann à Jérusalem. Elle disait à la fin « le vrai mal n’est pas celui qui agit avec méchanceté, mais plutôt celui qui agit en ne reconnaissant plus l’autre comme humain. A partir du moment où l’autre n’est plus un être existant et conscient, tout est possible, et surtout le pire. »

En octobre 2016 a été inauguré le Centre humanitaire Paris-Nord, dit "la bulle", le premier centre d'accueil pour exilé.es dans une grande ville française. Avec l’ouverture de la bulle, des campements se sont régulièrement reconstitués aux abords du boulevard Ney. En m'y rendant en février 2017, j'y apprends que des dizaines d'exilé.es sont en danger aux portes du centre. Ils ont froid, et la préfecture a interdit de leur prodiguer des soins – que ce soit pour prévenir d’une crise d’épilepsie, pour soigner un ulcère, ou la gale -   témoigne sur Internet une jeune femme médecin ayant travaillé avec Utopia. Samedi 7 février, MSF lance un cri d’alarme « Les policiers harcèlent les migrants en leur confisquant leurs couvertures. Ils utilisent parfois des gaz lacrymogènes pour les disperser, allant jusqu’à leur interdire de s’asseoir dans la file du centre de la Chapelle où ils attendent une place d’hébergement. Ces pratiques inacceptables mettent en danger la vie des migrants: les équipes de Médecins sans frontières ont dû prendre en charge huit personnes proches de l’hypothermie». Le 16 février, un arrêt préfectoral est pris afin d'interdire toute distribution de nourriture et de boisson autour du centre. Les bénévoles se cachent pour effectuer leurs distributions.

Une fois que les campements sont devenus trop gros, trop visibles, les policiers arrivent et ordonnent aux exilé.es de partir, sortent gaz lacrymogènes et parfois mêmes matraques. Ceux qui ne sont pas expulsé.es sont emmené.es au commissariat. A leur sortie, la grande majorié ont reçu des OQTF, tandis que certains sont envoyés en CRA (Centre de Rétention Administrative) ou en Centre d’Accueil et d’Orientation en province, véritables centres de déportation vers d’autres pays selon la procédure Dublin. Les CRS reviennent souvent le soir. Quand les rues sont vides, les médias absents et les soutiens moins nombreux.

J'échange avec des exilé.es. Ils racontent : « Nous ne sommes pas venus ici pour vivre dans ces conditions effroyables à la rue. Il faut être à la hauteur de ceux qui sont morts dans l'eau. Nous avons passé 10 ou 15 jours dans la mer. Sur les canots là on peut avoir peur c'est normal, ici, nous n'avons pas à avoir peur de la répression.» Ils n'ont absolument aucune information. Ne connaissent pas la demande d'asile, n’ont aucune idée d’où aller, ni à qui s'adresser. L’un d'entre eux m'explique que cela fait 12 jours qu'il passe ses nuits sous le pont prés du centre humanitaire, à attendre l'un des mini-bus qui emmène les exilé.es vers le centre. Les quelques fois où il l'a vu, il a couru, mais le bus est trop loin, et la foule qui se bat devant trop nombreuse. Il y retournent tous, tous les soirs depuis des jours, des semaines, même maintenant que les pierres sont là.

Hier, d’énormes blocs de pierres ont été déplacées sous le pont près de la bulle pour empêcher les exilé.es de venir y dormir. On peut le dire et le répéter, que c’est ici, maintenant, les oreilles s’habituent à tout. J’ai lu La métamorphose il y a quelques jours. L’émotion, que je ne ressentait que fébrilement dans ma lecture, s'exacerbe depuis que je travaille sur ce sujet. Comment façonne-t-on l'idée que l'humain n'est pas humain, comment ignore-t-on la douleur, nie-t-on la pensée, comment amène-t-on au rang de nuisible ? Comment penser que l’autorité française n’agit pas de la même façon lorsqu’elle s’acharne nuit et jour sur les campements, disant le matin aux exilé.es qu’ils peuvent rester, et l’après-midi qu’ils doivent partir sur le champ, brisant mentalement, de désespoir, et physiquement, de fatigue, des gens qui ont déjà traversé des épreuves pire que celles qu’ils pourraient imaginer ?

MSF accuse les forces de l’ordre de vouloir « soustraire cette population en détresse à la vue du public ». Que peut-on voir dans le dépôt de ces pierres et dans le systématisme des actions de dispersion hormis une volonté de rendre invisible les exilé.es, et de leur ôter toute dignité humaine ?

Des verdicts au faciès et des procédures ralenties

Nous sommes le 2 mars 2017. Ayant contacté une fille de ma connaissance travaillant a la TIMMY, elle m’a proposé de venir les jeudi matins donner un cours de français. Je partage la classe du groupe dit "avancé" avec Philippe5, leur professeur improvisé depuis quelques mois. Il doit y avoir 7 jeunes, 6 garçons et une fille. La plupart maliens, quelques ivoiriens ou guinéens. Les élèves me racontent ce qu’ils pensaient trouver ici en France, le pays dont ils avaient tant rêvé, le grand pays des droits de l’Homme. Ils ne pensaient pas devoir chercher du secours. Ils racontent l'arrivée sans savoir où aller, sans personne à qui s'adresser. Ils imaginaient être accueillis et aidés à la frontière. En arrivant à Paris ils vont alors vers Jaurès, Stalingrad où ils peuvent au mieux être trouvés par des membres de collectifs, qui leur chercheront une famille d’accueil. 

Le sujet de ce cours est la démocratie. « Mon ancien professeur d’histoire nous a toujours dit qu’un boxeur qui est trop à l’aise arrête de se battre. C’est comme nos dirigeants. Ils sont trop à l’aise, alors ils ne se battent pas » explique Ibrahim, 17 ans. « Les gens pensent que le découpage des frontières a été fait avec des peuples qui n’avaient rien à faire ensemble, et donc ça crée des conflits. Mais ils oublient que ce qui doit compter c’est l’humain » ajoute Aya, 16 ans.

Malek a 17 ans. Il est arrivé seul, sans un mot, à la fin du cours. Lorsque Philippe le voit, il l’interpelle avec ferveur et insiste pour qu’il l’attende. Il connaît ce jeune, a pensé à lui toute la semaine, se démenant pour lui trouver un logement, parce que Malek dort depuis deux mois dans le métro. Philippe me demande alors si je veux venir avec eux à la bulle. L'une des bénévoles de la TIMMY viens vers Henri « ça ne sert à rien, ils ont refusé son dossier. » Pourtant Malek possède son extrait de naissance - ce qui est très rare. Elle m'explique :

« Malek n’est pas très bavard, il est plutôt distant, presque désinvolte. Il n’est pas vraiment très charismatique, comme certains autres. C’est terrible mais ça ne l’aide pas beaucoup. Ses papiers, ça ne vaut pas grand chose en face de l’impression qu’il donne, par son attitude silencieuse. C’est un jugement au faciès, comme dans la plupart des dossiers. »

Philippe, démuni, décide de retourner quand même à la bulle. Il me raconte « La plupart des mineurs ayant 17 ans, les procédures sont ralenties exprès au maximum, pour qu’une fois leur majorité atteinte, ils soient expulsables. Malek par exemple a été refusé au DEMIE, il a fait appel, et le juge doit rendre une décision le 27 avril. Tout est bloqué pour lui d’ici là. Il ne peut pas déposer de demande d’asile, et puisque le juge n'a pas accordé d'OPP (ordonnance de logement provisoire), Malek n’a droit à aucun logement. » 

Résultat, beaucoup de jeunes qui seraient en droit d’obtenir le statut ne le demandent pas, faute d’être identifiés comme tels et informés par les professionnels qui les accompagnent. Ceux qui le demandent et l'obtiennent sont quant à eux une faible minorité : 37%6. (Aujourd'hui, en 2024, ce chiffre a chuté à 30%6.2)

Il poursuit : « La plupart du temps, la TIMMY fait appel à des familles d’accueil. Mais évidemment il n’y en a pas assez. Il faut attendre, puis faire appel, attendre encore. On ne peut court-circuiter le système. Quand la décision finale est négative, ils déposent leur demande d’asile, dont le délai de réponse est de 262 jours. Largement suffisant pour les expulser, ou les envoyer en centre de rétention.»

Le centre humanitaire de la ville de Paris compte 400 places, dispose d’un pôle de soin, d’un réfectoire, et permet l'hébergement des exilé.es – majoritairement d’Afghanistan du Soudan de Somalie et d’Érythrée – pour une période de 5 à 10 jours, avant d'être orientés vers d'autres lieux, selon leur situation. La première des choses est de constater la capacité d’accueil dérisoire comparée au nombre d'exilé.es à Paris. Il ne s’agit pas d’un centre d’accueil mais d’un centre de tri. Ce constat, partagé par le coordinateur d'Utopia 56, et couplé à un grand nombre d'autres problèmes7, conduira l'association à se retirer du site de la bulle en septembre 2017, deux mois après le départ de Médecins du Monde.

Après 30 minutes d’attente, une femme de l’association arrive. Malek lui montre ses papiers, et nous la voyons tous ravie d’avoir sous les yeux un dossier quasiment complet. Elle semble très positive, et Malek esquisse un très léger sourire. En parcourant les pièces du dossier, elle voie l’ordonnance du juge, qui empêche toute action jusqu’au 27 avril. De toute façon, le centre est réservé aux adultes. Je demande s'il existe un centre comme celui-ci, pour mineurs, à Paris. «Non.» Aucun centre pour mineurs.

A ce moment-là, seconde lueur d’espoir, elle dit qu’au vu de son dossier, ils peuvent toujours l’accueillir quelques heures dans le centre pour voir s’il peuvent le rediriger, peut-être vers un hôtel. Elle repart, emportant le dossier de Malek pour en faire des photocopies. Nous attendons une heure et demie. Philippe est parti tenter de faire entrer un jeune érythréen complètement désespéré dans le centre. La plupart des exilé.es devant le centre, peu nombreux ce jour-là, sont calmes, assis, discutant par petits groupes. Au milieu, ce jeune homme, criant, implorant. Il répète, pleure les mêmes mots sans relâche.

« If France is that, let me go in my country, I want to see my little sister. Bring me back please, or let me enter »

Il jette son sac à terre devant nous avant de se coucher dessus. Philippe l'emmène au portail, là où nous avions été reçu avec Malek. De mon côté je rencontre Hassan devant le passage piéton. Il me regarde avec le même regard que Malek, le même que ce jeune homme erythréen. Hassan est malien, a 17 ans, et a été refusé au centre. Exactement comme Malek. Je le ramène devant le centre, prés de Malek, Philippe, et des bénévoles enfin revenus. Après y avoir cru, deux fois, avoir attendu deux heures, ce que nous redoutions arrive. Le centre ne peut rien faire. Ils prennent le numéro de téléphone de Malek et d'Hassan, au cas où.

«On ne fuit pas son pays sans...»

L'article 1 A-2 de la Convention de Genève déclare : « L’asile peut être demandé par les personnes qui craignent avec raison d’être persécutées en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social, de leurs opinions politiques, sont exposées à des menaces graves (...) dans un contexte de violence généralisée due à un conflit armé interne ou international. » N’importe quel citoyen d’un pays en guerre devrait donc être concerné par la demande d’asile. Pourtant encore une fois, nous avons un flou juridique, opposant classiquement le droit français au droit international.

Mais tout n'est encore une fois qu'une question d'appréciation, permise notamment par l'article L 513-5 du CESEDA qui nous dit : « la demande d’asile peut être rejetée par l’OFPRA si les craintes ou les menaces graves de persécutions ne sont pas avérées ». Lorsqu’on a 17 ans, que l’on vient du Mali, du Soudan, que l’on a traversé des pays entiers et la Méditerranée, que peut-­on ajouter pour justifier des menaces graves qui pèsent sur sa vie ?

Depuis, l'UNHCR (l'Agence des Nations Unies pour les Réfugiés) a émis des recommandations5, qui expriment notamment le fait que «Normalement la simple appartenance à telle ou telle communauté religieuse ne suffira pas à établir le bien-fondé d’une demande de reconnaissance du statut de réfugié (...) il peut cependant y avoir des circonstances particulières dans lesquelles cette simple appartenance sera une justification suffisante, en particulier lorsque la prise en compte de la situation générale aux plans politique et religieux dans le pays d’origine peut indiquer un climat de réelle insécurité pour les membres de la communauté religieuse concernée. »

La politique de la terre bûlée

Quatre ans plus tard, je suis revenue sur le boulevard Ney. Quelques mois après notre passage avec Philippe et Malek, les camps de fortune aux abords du centre ont été démantelés, tandis que la bulle a été fermée en mars 2018. Aujourd’hui, au milieu d’un chantier colossal, restent l'empreinte de l'absence, celle des exilé.es, celle de l'aide qui aurait dû être apportée. Ce que sont devenus les exilé.es ? Déplacés. À l’époque, les plus chanceux ont pu trouver une place provisoire au centre humanitaire sur le boulevard. Aujourd’hui, il a été remplacé par cinq centres d’accueil et d’examen de situation (CAES) – dont un sur le boulevard – d’une capacité totale de 750 places, répartis dans cinq départements d’Ile-de-France. Quant aux campements, ils ont laissé place à un grand chantier qui se dresse devant moi. Bientôt, il devrait y avoir une université au lieu du talus. En attendant, l’horizon est plein de sacs de ciment, couverts d’une bâche blanche prête à s’envoler, de boue, tellement de boue, de gravats, de câbles, de grillages, de portails, de cadenas, de chaînes, même quand la porte est condamnée, même quand la porte est ouverte. Sur un grillage, des morceaux de scotchs épais de toutes les couleurs m’intriguent. En face, des voitures, roulant vers la droite sur le pont, vers la gauche sous le pont. D’ici, on dirait qu’elles tournent en boucle. 

Au-dessus de moi, deux jeunes hommes discutent sur le pas de la porte de la chambre de l’un d’entre eux. Le centre d’accueil courre sur deux étages. Deux gardiens patrouillent en uniforme rouge. Un jeune homme passe le long du grillage, une bouteille d’eau à la main, la démarche lancinante. Le lieu a changé, pas les regards. Au sol, des vestiges. Une paire de bottes, un paquet de cigarettes, une écharpe, un emballage de plat préparé, un ballon crevé et une bouteille de lait vide. Ou plus perturbant, des toilettes, un oreiller, un matelas. Derrière les grillages, d’autres grillages. Par-dessus les pics, des barbelés. En se penchant par terre, on ne voit toujours que les grillages. Même les flaques de boue ne veulent pas du ciel. En revenant vers le tramway, j’aperçois un jeune homme qui dort sur le terre-plein entre les deux voies. Deux autres aident un automobiliste à pousser sa voiture pour la faire redémarrer. Un homme vocifère, prêche ou chante (personne ne pourrait le dire) des mots incompréhensibles. Certains ont peur, d’autres rient. Derrière les fenêtres du wagon, le paysage défile, disparaît des yeux mais pas de la tête. 

L'A-Démocratie

Ce matin il est 9h, et j'attends Nicolas Lambert dans un café à Belleville. Nicolas est un comédien metteur en scène, et joue en ce moment sa trilogie théâtrale L'A-Démocratie. Chaque volet explore le pétrole, le nucléaire et l’armement, démontrant comment notre richesse a été le fruit de la colonisation puis de la Francafrique. Lorsqu’il arrive, j’essaie de lui expliquer que je cherche une synthèse de l’exploitation française de l'Afrique. Que l’on puisse remettre la répression et l'inaction humanitaire de notre gouvernement envers les exilé.es en perspective avec notre passé colonial. Mais au bout de quelques phrases, je me répands en excuse. « Je n’ai pas les mots». Il me répond « Peut-être  justement parce qu’il est impossible de mettre des mots sur ce dont tu veux parler. »

Nous parlons du comportement de l’un des pays les plus colonisateurs de l’Histoire. Qui est la cinquième puissance mondiale, et qui reste l’un des pays à accueillir le moins d'exilé.s9. Et qui répète qu’elle ne peut accueillir «toute la misère du monde. »

Un pays qui a pris, partagé, découpé, distribué ces terres, les désignant successivement comme provinces, colonies, protectorats, mandats, pendant 400 ans. Qui maintient toujours aujourd’hui une confiscation de la souveraineté dans ses anciennes colonies avec une monnaie imposée. Qui réprime dans le sang ses territoires non décolonisés comme la Kanaky. Qui fait partie des cinq plus gros exportateurs mondiaux d’armes, et qui se maintient à cette place en vendant des armes à des pays où de graves violations des droits humains sont commises, de Gaza à la Syrie, d'où sont originaires certains exilé.es en France. Qui draine chaque année des fortunes colossales provenant du service de la dette, cette aberration, cette «reconquête savamment organisée de l'Afrique» que dénonce Sankara dans son célèbre discours à Addis Abeba. Qui a établi les frontières de ces colonies comme un quadrillage, ignorant les cultures et l’Histoire des peuples autochtones, qui en portent encore aujourd’hui les stigmates. Qui n'a jamais hésité à assassiner des dirigeants trop encombrants, comme les camerounais Félix Moumié et Ruben Um Nyobe. Qui a mobilisé 500 000 soldats africains, sénégalais, ivoiriens, centrafricains, burkinabés, nigériens, mauritaniens, maliens, gabonais, libanais, tchadiens au cours de la première guerre mondiale et approximativement le même nombre lors de la seconde, en première ligne. Qui laissa mourir en Méditerrannée 5136 personnes en 2016. Qui demeure connu par tous.tes patrie des Droits de l'Homme, et qui se refuse à porter assistance aux exilé.es d’un continent qu’il a pillé et esclavagé. 

J’achève le compte rendu de cet entretien en pensant au moment où je dis à Nicolas avoir grandi à Menton, la ville au bas de la Roya. Il m’explique alors que si la vallée de la Roya est en partie française aujourd’hui, c’est parce qu’elle constitue un enjeu pour EDF, avec la rivière et les centrales hydroélectriques qu’elle permet d’alimenter. Dans certains pays, comme la Suisse, le pays s’est formé suite à des coalitions, des alliances de certaines régions qui se sont fédérées autour d’un pouvoir unique. Ce n’est pas le cas de la France. La France a conquis toutes les régions qui la compose, qu’elle désigne d’ailleurs comme des provinces (provincere, conquerir), tandis qu'elle désigne son territoire continental comme une métropole (expression se référant historiquement en opposition aux territoires colonisés). Aujourd'hui, en 2025, une personne sur 6710 dans le monde est un.e exilé.e. Alors comment parler avec autant de conviction de frontières entre les humains ?

                                                                                                       * * *

En juin 2025, la CNCDH a rendu un avis sur les mineurs non accompagnés en France11. Déplorant le fait que les MNA sont trop souvent traités sous l’angle du droit des étrangers plutôt que de la protection de l’enfance ; regrettant que le taux de reconnaissance varie fortement selon les départements et soient en baisse ces dernières années en Île-de-France, elle demande l'inscription dans la loi de la présomption de minorité avec recours suspensif et prise en charge inconditionnelle (hébergement, santé, formation) jusqu’à la décision judiciaire, avec administrateur ad hoc et avocat dès l’entrée en procédure. Elle demande aussi l'interdiction pure et simple des tests osseux et de tout examen physique pour déterminer l’âge ; et de garantir une évaluation pluridisciplinaire, avec interprète, et un temps de répit avant l’entretien. Elle demande également d'abroger le fichier AEM (appui à l’évaluation de la minorité), critiqué car il alimente une logique de fichage migratoire. Enfin, elle propose d'uvrir systématiquement une couverture maladie dès la mise à l’abri afin d'éviter un « système à deux vitesses » entre jeunes pris en charge et ceux laissés sans droits pendant les recours.

1 "Mineurs isolés étrangers à Paris : une tragédie" par A.Nadimi et Mogrann B. Pernot, 3 aout 2016, Mediapart

2. En 2012, le gouvernement français a officiellement supprimé le délit de séjour irrégulier du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Depuis, le séjour irrégulier n’est plus une infraction pénale, mais reste un motif de sanction administrative.

3. https://www.nova.fr/news/letat-condamne-pour-avoir-refoule-des-mineurs-etranger-la-frontiere-18988-27-02-2018/ 

4. Dans son rapport Dedans, dehors : une Europe qui s’enferme, publié en mai 2018, La Cimade faisait état de 22 décès depuis 2016 à la frontière basse

5. Tous les prénoms des mineurs ont été modifiés

6. https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/164000362.pdf et https://www.avocatparis.org/sites/bdp/files/2025-04/Rapport%20mineurs%20non%20accompagn%C3%A9s.pdf?utm_source 

7. https://www.nouvelobs.com/societe/20170918.OBS4798/nous-quittons-le-centre-de-la-chapelle-il-faut-aider-les-migrants-pas-les-trier.html 

8. https://www.humanrights.ch/cms/upload/pdf/2023/231212_guide_procedures_statut_refugie.pdf 

9. https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/7921609/3-16032017-BP-EN.pdf/e5fa98bb-5d9d-4297-9168-d07c67d1c9e1 En 2016, sur les 722 300 primo demandeurs d'asile, la France en a accueilli 6%.

10. https://www.unhcr.org/us/about-unhcr/overview/figures-glance?utm_source

11. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000051796557?utm_source 

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