Depuis le 16 mars 2023, les violences policières sont documentées tous les jours, en grand nombre. Les médias télévisuels et l'exécutif n'ont plus que le silence et le mensonge(1) pour ne pas se saisir à bras le corps d'une institution se comportant "comme un terroriste dans les manifestations" (Robert, 2023). Même lorsque les images sans équivoque sont diffusées, elles sont extrêmement souvent euphémisées par les propos qui les accompagne. N'abandonnons pas le langage à ceux qui veulent défaire le réel.
La pensée ne peut se structurer sans les mots. « Les frontières du langage indiquent les frontières de mon monde » déclarait le philosophe Ludwig Wittgenstein (1993, p24). Cette idée d’isomorphisme entre langue et culture se retrouve également dans la pensée hegelienne, rendue célèbre avec cette formule : « C’est dans les mots que nous pensons » (1869, pp. 194-195). Plus que structurer la pensée, dire c’est faire : c’est l’hypothèse de John Austin avec son ouvrage éponyme en 1962, fondant la pragmatique linguistique (1991). Cette considération est au cœur de la sociolinguistique, qui se définit comme la discipline permettant de « mettre en évidence le caractère systématique de la covariance des structures linguistiques et sociales et, éventuellement, établir une liaison de cause à effet » (Guespin, 1971, p. 19).
En 2006, le sociologue Gérard Mauger rappelle que la violence symbolique bourdieusienne est une « violence cachée, [qui] opère prioritairement dans et par le langage, et plus généralement dans et par la représentation » (p. 91). Permettant la construction d’un réel par le prisme d’un sujet, cette violence s’exprime en particulier dans la mise en récit journalistique de la manifestation. Si aucun discours n’est neutre, l’acte dénominatif dans le cadre du récit d’une manifestation porte, plus qu’une action discursive, une fonction performative.
Une logique binaire
En 2010, Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, cofondateurs du collectif Les mots sont importants, décrivaient la mécanique du langage du pouvoir "[C’est] une logique binaire très ancienne, déjà à l’œuvre dans la "novlangue" totalitaire ou coloniale décrite par Orwell : "euphémisation" de la violence des dominants (État, patronat, pression sociale masculiniste, hétérosexiste et blanco-centriste), et "hyperbolisation" de la violence des dominé-e-s." (p. 47). Si ces dynamiques imprégnant le commentaire politique sont analysées par l’écrivain Georges Orwell dès 1946 avec La politique et la langue anglaise, elles déteignent aujourd’hui « aussi largement sur la parole prétendument "factuelle" des journalistes d’information » (Tévanian, 2010, p. 47).
Parmi les mécanismes d’euphémisation permettant une abstraction du réel, Orwell analyse ainsi les figures de style, notamment la litote et la métaphore, les styles emphatiques, les expressions « usée[s] jusqu’à la corde », (2005, p. 18) les fausses expressions verbales qui éliminent les verbes simples pour les transformer en « tournure complexe composée d’un substantif ou d’un adjectif adjoint à quelque verbe de sens très général » tels que « rendre inopérant, militer contre, être au contact avec, être sujet à » (2005, p. 5). Selon lui, l’euphémisation passe également par le recours à la voix passive plutôt qu’à la voix active, ainsi qu’aux « constructions à base de substantifs aux gérondifs », comme « par l’examen de » au lieu de « en examinant », ou encore le remplacement de « simples conjonctions » par des expressions telles que « eu égard à, le fait que, à force de, en vue de » (2005, pp. 5-6).
Orwell propose d’appliquer dès que possible ces quelques conseils : « ne jamais utiliser de métaphore, de comparaison, ou une figure du discours qu’on a l’habitude de voir imprimée », éliminer les mots inutiles, raccourcir les mots longs, utiliser la voix active. En 2010, Olivier Starquit, spécialiste de la novlangue, ajoute aux exemples d’euphémisation d’Orwell l’usage du conditionnel qui « peut minimiser certains faits, surtout s’ils ont été perpétrés par la classe dominante. Dans le même ordre d’idées, l’emploi de la forme réfléchie ou pronominale (le "on" crapuleux) permet aussi d’occulter les causes » (p. 3).
Les mécanismes modernes de la délégitimation
Tévanian explique que « L’euphémisation consiste, étymologiquement, à "positiver" du négatif. Dans la sphère politique, elle consiste essentiellement à occulter, minimiser, relativiser et justifier une violence » (2010, pp. 47-48). Ils en donnent deux exemples « Un policier abat un jeune homme en fuite d’une balle dans le dos : c’est une simple "bavure" et non un homicide. La police cogne sur des manifestants : ce n’est qu’une "intervention musclée" » (pp. 47-48). Comme le relevait le sociologue Jean-Louis Sirioux lors du mouvement des Gilets Jaunes, ce mode d’euphémisation est caractérisé dans la presse lorsqu’il s’agit de désigner les violences policières :
"Quand Jérôme Rodrigues, invité sur BFM TV, évoque en connaissance de cause la répression policière (« qu’il arrête de nous tirer dessus, qu’il nous laisse manifester tranquillement »), c’est encore le mot davantage que la chose (« N’employez pas des mots comme « tirer dessus … ») qui heurte son interlocuteur (« Monsieur Domenach, je ne me suis pas mis le doigt dans l’œil. C’est un LBD. On se fait tirer dessus », rétorque l’invité)" (2020, pp. 116 117).
En écho aux analyses d’Orwell, Sirioux relève également l’utilisation de la voix passive « pour décrire l’action qui provoque la mutilation du manifestant. On présume que l’homme a bien été blessé par le jet de la grenade, mais ce lien de causalité, pour le coup, n’est pas formulé explicitement » (2020, p119). Enfin, Starquit relève le fait que dans le processus d’euphémisation, « La langue des médias a une prédilection pour les mots les plus globalisants sous lesquels on n’y voit rien » (2010, p. 5). Dans la presse, le mot "violence", « [englobe] sous un même terme la dégradation de choses … et la mutilation d’un être humain » (Sirioux, 2020, pp. 119-120).
Cette érosion des « balises ordinaires du langages et de la pensée » vient selon Sirioux « des semaines de procès en sorcellerie des Gilets Jaunes et de déshumanisation des "casseurs", réduits à n’être plus qu’un bras surmonté d’un pavé » (2020, p. 122). Cette dynamique nous renvoie au processus de « désubjectivation » de Wievorka qui, « plutôt que d'exprimer en creux ce que la personne ou le groupe aspire à affirmer, devient pure et simple négation de l'altérité… elle est expression déshumanisée de la haine, destruction de l'Autre, elle tend à la barbarie des purificateurs ethniques ou des éradicateurs » (1998b, p. 8).
Ainsi, comme le rappelle le politologue Philippe Braud, l’euphémisation découle de l’hyperbolisation - et inversement : « Il faut bien repérer ce raisonnement circulaire qui consiste à ne qualifier comme violences que les comportements jugés illégitimes, réservant aux autres l’emploi d’un lexique euphémisant : coercition, contrainte, force ... [ces] deux lexiques, l’un dramatisant, l’autre euphémisant, permettent de creuser un fossé de légitimité entre l’usage institutionnalisé de la contrainte matérielle au service de l’ordre politique et les usages protestataires ou contestataires » (1993, pp1-3).
Le lexique « dramatisant » qu’évoque Braud, fait partie du mécanisme d’hyperbolisation de la violence des dominés permettant, selon Tévanian : « d’une part de disqualifier leur parole, d’autre part de donner à l’oppression le visage plus acceptable de la légitime défense » (2010, p. 48). En effet, d’après l’analyse de Sirioux, la presse française, « de manière quasi unanime », n’a trouvé « aucune circonstance atténuante […] à des actes régulièrement jugés barbares et à ceux qui les commettent, des êtres à peine dignes d’être qualifiés d’« humains » (2020, p. 107).
Par ailleurs, le sociologue analyse que « ce discours hyperbolique est alimenté par un imaginaire qui voit un dehors profane (les classes populaires provinciales) faire irruption dans un dedans sacré (les quartiers chics de Paris et les institutions de l’État qu’ils abritent » (p. 95). Le chiffrage des dégâts, l’image ternie de la capitale, la « figure du consommateur meurtri » (p.103) à mesure qu’approchent les fêtes de fin d’année, constituent ce « sacré » qui ne fait pas que globaliser la violence, mais la hiérarchise, conduisant à une « prééminence de la dégradation des choses … par rapport à la mutilation de personnes » (pp. 97-98).
L’œuvre de George Orwell a ouvert la voie à de nombreux chercheurs analysant les mécanismes d’euphémisation de la violence des dominants, d’hyperbolisation de la violence des dominés, mais également les mécanismes de la dépolitisation. Si ces trois dynamiques étaient représentées sur un diagramme de Venn, nous y trouverions au cœur, la naissance des processus de légitimation de la violence des dominants et de délégitimation de la violence des dominés, se renforçant chacun mutuellement.
Le sociologue Jean-Baptiste Comby explique que la dépolitisation s’incarne lorsque l’attention est détournée « de ses causes structurelles pour la porter sur des aspects techniques, marchands ou moraux » (2016). Les chercheurs en sciences politiques Jérémie Nollet et Manuel Schotté expliquent que la dépolitisation s’incarne dans une « focalisation sur les agents plutôt que sur les structures, [une] personnalisation des institutions et des idées, [une] absence de mise en perspective historique » (2014, p. 10), autrement dit, dans « des stratégies discursives recourant à l’abandon du travail de légitimation, à l’euphémisation » (Rioufreyt, 2017, p. 128).
A cet égard, Othman Farraï, chercheur sur les Gilets Jaunes, rappelle l’éloquence du traitement des "blacks-blocs" dans la communication politique. Partisans d’un mouvement militant né dans les années 1980 à Berlin-Ouest, ces derniers considèrent « l’action directe et violente comme mode d’action politique normalisée afin de mettre à jour les fondements autoritaires sur lesquels reposent le capitalisme et l’Etat libéral », ciblant « les symboles de l’opulence de l’élite mondialisés (restaurant Fouquet’s, boutiques de luxe), du pouvoir politique (Arc de Triomphe, forces de l’ordre), et du capitalisme (chaîne de restauration rapide, McDonald’s, banques) » (2022, p. 51).
Pourtant, lors du mouvement des Gilets Jaunes, le gouvernement a choisi d’amalgamer ces "black-blocs" avec les manifestants sous le terme de "casseurs", ce qui relève « d’une violence symbolique dans la mesure où elle constitue une forme de stigmatisation qui vise à la délégitimation et à la dépolitisation du mouvement ». Par ailleurs, cette assimilation permet de « légitimer le recours excessif à la violence physique à l’égard du mouvement social dans son ensemble » (p. 51). Or, dans son traitement du mouvement, la presse a conservé ce choix lexical, participant également à ce processus de dépolitisation et de délégitimation.
Les dynamiques d’hyperbolisation et d’euphémisation, l’absence d’emploi du terme "violences policières", la catégorisation dans la rubrique faits-divers, participent à ôter une explication structurale plutôt qu’individuelle de la violence, et attestent en ce sens de cette dépolitisation. Selon les spécialistes en sciences politiques Jérémie Nollet et Manuel Schotté « en débouchant sur une faible différenciation des contenus journalistiques par rapport au discours de communication des agents et institutions dominants, les pratiques journalistiques, contribuent à la (re)production de l’idéologie dominante » (2014, pp. 10-11).
NOTES
(1) Le ministre de l'Intérieur Gerald Darmanin ayant par exemple déclaré que la participation à une manifestation non-déclarée est illégale, ce qui est faux d'après le Conseil Constitutionnel
Sources
- Braud, P. (1993) La violence politique : repères et problèmes. Cultures & Conflits. 9-10. DOI : 10.4000/conflits.406
- Comby, J.B. (2016, mise en ligne le 1er avril). Interview par Contretemps [interview écrite]. Récupéré le 6 juillet 2022 sur https://www.contretemps.eu
- Farraï, O. (2022). Violence légitime et répression d’Etat. Gresea Échos, 109, 51-54.
- Guespin, L. (1971). Problématique des travaux sur le discours politique. Langages, 23, 3-24. DOI : 10.3406/lgge.1971.2048
- Hegel, G.W.F. (1869). Philosophie de l'esprit [1817]. Encyclopédie des sciences philosophiques. Volume III. Trad. par A. Véra. Paris : G. Baillère
- Mauger, G. (2006). Sur la violence symbolique. Dans Pierre Bourdieu, théorie et pratique. Paris : La Découverte.
- Nollet, J. et Schotté, M. (2014). Journalisme et dépolitisation. Savoir/Agir, 28, 9-11. DOI 10.3917/sava.028.0009
- Orwell, G. (2005). La politique et la langue anglaise [1946]. Dans Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais [1944-1949]. Trad. par A. Krief, B. Pêcheur, et J. Semprun. Paris : Ivrea et L’Encyclopédie des nuisances.
- Rioufreyt, T. (2017). Ce que parler politique veut dire. Théories de la (dé)politisation et analyse du discours politique, Mots. Les langages du politique, 115, 127-144. DOI : 10.4000/mots.22907
- Robert, Denis (18 mars 2023). Retraites: l’Etat veut à nouveau terroriser les manifestants. Blast. Récupéré le 25/03/2023 sur Blast-info.fr
- Sirioux, J.L. (2020). Qu’ils se servent de leurs armes. Paris : Croquant
- Starquit, O. (2010) La novlangue néolibérale, Barricade. Récupéré le 6 juillet 2022 sur http://www.barricade.be
- Tévanian, P. et Tissot, S. (2010). La langue des médias, pourquoi la critiquer, comment la critiquer ? Mouvements, 61, 45-59. DOI : 10.3917/mouv.061.0045
- Wieviorka, M. (1998b). Le nouveau paradigme de la violence (Partie 3), Cultures & Conflits, 29/30. DOI : 10.4000/conflits.728
- Wittgenstein, L. (1993). Tractatus Logicus-Philosophicus [1922]. Trad. par G. Gaston Granger. Paris : Gallimard