Ces lignes s’adressent aux hommes cisgenres(1), à ceux qui se disent “je ne suis pas féministe”, ou “je ne suis pas concerné”. Il n’est pas un réquisitoire contre vous. Il est un appel à une prise de conscience.
Accepter la réalité et ses mots
Le mot patriarcat n’est pas une insulte aux hommes. C’est une critique d’un modèle social. Le féminisme n’est pas un gros mot. Ce n’est pas un "humanisme" dévoyé. On se bat pour les droits des femmes parce qu’il en manque. Les mots ne se remplacent pas, ils s’ajoutent les uns aux autres. Il n’y a pas à choisir, pour vous, entre changer ce mot et renoncer à être nos alliés. Oui le féminisme est encore essentiel à la vie, à la survie des femmes. Oui nous luttons contre l’oppression du patriarcat qui produit de nombreux agresseurs. Nous ne sommes pas radicales. Si nous étions radicales, au regard des chiffres de violences et de nos expériences à toutes, nous ne prendrions pas le temps de faire de la pédagogie. Nous ne ferions pas des articles, des podcasts, surtout écoutés par des femmes et des personnes victimes de discriminations de genre. Nous serions dans la rue toute l'année. Nous, les femmes, entendons souvent, de la part d'hommes "on en fait trop avec les violences faites aux femmes", "c'est bon on a compris". C'est faux. C'est tout simplement faux, puisque les violences ne s'arrêtent pas.
Le collectif féministe NousToutes a décompté 31 féminicides en France depuis le début de l’année 2023, et 147 féminicides l'an dernier, soit un tous les trois jours environ.
En 2021, "122 femmes ont été tuées par leur conjoint, ex-conjoint ou un membre de leur famille. Parmi ces victimes, près d’une femme sur trois (32%) avait déjà subi des violences conjugales. 64% l’avaient signalé aux forces de l’ordre. Parmi celles-ci, 84% avaient déposé une plainte". Ce sont les conclusions françaises du rapport sur les féminicides publié conjointement par ONU Femmes et l’Office des Nations Unies contre les drogues et le crime (ONUDC).
"Sur la péride 2011-2018, les enquêtes de victimation conduites par le ministère de l’Intérieur estiment que le nombre annuel moyen de victimes de violences sexuelles parmi les 18-75 ans dépasse les 230 000 personnes (80% sont des femmes)" rapporte la journaliste Marine Turchi dans son ouvrage Fautes de preuves, paru en 2021. Autrement dit, une victime toutes les 2,5 minutes.
"Plus d’une femme sur deux en France (53%) et plus de six jeunes femmes sur dix (63%) ont déjà été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle au moins une fois dans leur vie" (Sondage Franceinfo).
D'après le collectif féministe Noustoutes, tous les jours en France, 250 femmes sont victimes de viol ou tentative de viol, c’est à dire toutes les six minutes en moyenne, soit plus de 91 000 par an. D'après l'Observatoire National des violences faites aux femmes, ce chiffre monte à 94 000, et est précisé comme s'agissant "d’une estimation minimale". L'Observatoire ajoute que "Dans 91% des cas de violences sexuelles, les femmes connaissent les agresseurs, et dans 45 % des cas, l’agresseur est un conjoint ou un ex-conjoint".
"Seuls 10% des viols font l’objet d’une plainte ; parmi ces plaintes, de 10% à 15% aboutiront à une condamnation criminelle de l’auteur ; seulement 1% à 2% des viols seront santionnés par une condamnation des auteurs aux assises" (Turchi, 2021).
Les femmes parlent. Elles ont toujours parlé. Mais trop d'hommes ne les écoutent pas, et la violence continue. Une violence qui brise, détruit, tue. Si vous voulez pouvoir dire "c'est bon on a compris", soyez un allié, faites-en sorte, avec nous, que tout change. Ci-dessous, quelques pistes, si vous voulez tendre vers ce but.
Croire les victimes
Un post du collectif féministe NousToutes a écrit ceci, édifiant :
“Lorsque les victimes parlent, on entend "il faut attendre qu’une plainte soit déposée". Mais lorsque les femmes déposent plainte, on entend "laissez la justice faire son travail" et "nous ne sommes pas juges". Mais lorsque les femmes attendent que la justice fasse son travail mais demandent à être protégées, on entend "présomption d'innocence"”. Mais lorsque la justice ne fait pas son travail et que les femmes font appel, on entend "la justice l’a innocenté" : c’est faux. Et lorsque la justice fait son travail et reconnait que la femme est victime, on entend "moi je ne le crois pas capable de violences". Et du coup les femmes dénoncent ces injustices et le manque de protection des victimes, et nous entendons que nous sommes "radicales", "féminazies", que nous faisons une chasse aux sorcières, une inquisition contre les hommes.”
Cessez de chercher par tous les moyens à rejeter l’accusation d’une victime avec des “elle aurait dû porter plainte avant”. “Elle aurait dû se défendre davantage”, “elle aurait dû ne pas se retrouver seule avec lui”. Stop. Il n'aurait pas dû la violer. Point. Le viol n'est pas un concours de circonstances auquel la victime a pu participer, par une tenue, des propos, ou une prise d'alcool. Elle n'a pas porté plainte avant (et ne le fera peut-être jamais) parce qu’elle a peur que personne ne la croit. Parce qu'elle sait qu'elle sera désignée comme coupable de nuire à son agresseur, avant même son procès. Parce qu'elle n'est pas prête à raconter tout cela a un.e policier.e qui remettra son témoignage en question. Parce qu'elle s'est persuadée que ce n'était pas un viol, puisqu'elle a été incapable de le repousser physiquement, qu’elle ai dit non ou pas. Si elle n’a pas pu, c'est qu'elle était en état de sidération (je vous invite à vous renseigner, si ce n’est pas déjà le cas, sur son fonctionnement, ainsi que celui de la mémoire traumatique). Si c'est arrivé, ce n'est pas parce qu'elle l'a voulu, ce n'est pas parce qu'elle s'est laissée faire, c'est parce que la tétanie, un réflexe de survie a pris le pas, l'empêchant de fuir, et l'empêchant ensuite de réaliser ou même de se souvenir de la scène. Evidemment, refusez les phrases telles que “elle ment”, “c’est pour le buzz” ou “l’argent”.
Quand on se rappelle que seule 1 femme sur 10 victime de viol ose porter plainte, quand on prend la mesure de l'argent qu'elle devra dépenser en frais d'avocat, du temps qu'elle devra consacrer à des procédures qui peuvent durer des années, et du risque auquel elle s'expose de subir un nouveau traumatisme, voire d'être accusée en diffamation, je ne peux que vous conseiller de réfléchir une minute à ces théories pour comprendre par vous-mêmes à quel point elles sont surannées. En somme, bannissez les "mais" à propos des témoignages des personnes victimes de violences sexuelles. Il n'est pas d'autre crime où l'on s’évertuerait à chercher une culpabilité à la victime et des raisons à l'agresseur.
Agir vraiment
Mais croire les victimes ne suffit plus. Si vous refusez ce monde où il est dangereux d’être une femme, il vous faut agir. Si vous êtes en présence d'un homme au comportement problématique, vous pouvez être un allié en lui expliquant le problème de son attitude. Si vous savez qu'il a commis des agressions sexuelles ou viols, et que vous avez le choix, ne collaborez pas avec lui. Dans les affaires d’accusations de viol sur des personnes publiques comme PPDA ou Norman, nous avons tous entendu leurs proches collaborateurs dire “on le savait”. Si vous le savez, à défaut de porter plainte, ne donnez pas du pouvoir, du crédit, et l’opportunité de recommencer à des agresseurs. Cessez avec cet éternel refrain du "Je ne le vois pas faire ça", à propos d'un agresseur présumé. Personne ne voit personne faire ça. Mais ce n'est pas parce que le réel n'est pas concevable qu'il en est moins réel. Ne cédez pas à la banalisation des violences en soutenant, activement ou passivement, des hommes dont vous connaissez la violence. N’agissez pas à la place des victimes, mais soutenez-les, qu’elles veuillent porter plainte ou s’éloigner de leur agresseur.
“On n’est pas en train d’isoler les gens de la société. Comment est-ce que c’est possible que ça arrive, qu’est-ce qu’on a tous comme responsabilité collective pour que ça arrive, c'est ça dont on parle. Les monstres ça n’existe pas. C’est notre société, c’est nous, c’est nos amis, c’est nos pères. C’est ça qu’on doit regarder. On n’est pas là pour les éliminer on est là pour les changer. Mais il faut passer par un moment où ils se regardent, où on se regarde” Adèle Haenel, le 4 novembre 2019, sur le plateau de Mediapart.
Si jusqu’ici vous ne vous êtes pas senti concerné par ce sujet, ou même que vous vous êtes targué de ne pas être féministe c'est sans doute par angoisse : si vous êtes du côté de la victime, vous êtes contre l'agresseur, l'homme, votre semblable, et cela vous est sans doute intolérable. Vous avez peut-être peur de ce qu'il restera de votre identité, de votre masculinité si vous vous posez en ennemi des agresseurs, en opposition à ces autres hommes. Nous, femmes et minorités de genre féministes ne condamnons pas l'entièreté des hommes, tous les hommes, lorsque nous dénonçons les situations de violences de la société patriarcale. Nous dénonçons et condamnons les harceleurs, les agresseurs, les violeurs, les meurtriers des femmes et des minorités de genre, et le système patriarcal qui les a incité à ces violences, et qui les a permis par leur impunité. Si vous n’êtes pas un agresseur, seul vous faites l’amalgame entre les agresseurs que nous dénoncons et vous-même. Il faut cesser de se dresser contre une soi-disant essentialisation féministe de la violence masculine pour discréditer celle qui existe réellement, et qui existe si fort et si largement qu'elle viole des centaines de milliers de femmes par an et tue plus d'une centaine de femmes par an dans notre pays.
Comme le dit Adèle Haenel, "les monstres ça n'existe pas". Ce n'est pas inscrit sur leur visage. Ils n'ont pas l'air de fous dangereux. Ce n'est pas un groupe restreint de personnes déviantes, catégoriquement séparé d'un ensemble général de personnes totalement saines. Ce sont des hommes qui ont intégré les principes de la culture du viol (où par exemple, le non d'une femme n'est pas réel mais plutôt un jeu de séduction, une certaine tenue ou une phrase est une autorisation à un rapport sexuel, les femmes aiment les hommes violents - tout comme les discours incitant les hommes à être violents pour prouver leur valeur...) et à l'inverse, qui n'ont pas intégré le principe fondamental du consentement.
Acceptez que oui de nombreux hommes violent ou ont violé. De nombreux hommes harcèlent, agressent, ou ont harcelé, ont agressé. Est-ce que le dire, et se battre contre, vous accuse tous un par un ? Si vous avez un doute, demandez aux partenaires que vous avez eu ou que vous avez. Si vous regrettez certains comportements, changez et demandez pardon. Si vous n’avez jamais agressé, harcelé, violé, insulté, discriminé de femmes, tant mieux : pourquoi vous sentiriez vous donc discriminé par nous, qui luttons contre ceux que vous n'êtes pas ?
Renoncez à nous expliquer ce qu'est le féminisme. Acceptez d'apprendre...
Sur le plateau de l'émission de France 2 "Quelle époque", alors que Philippe Besson vient présenter son livre Autopsie d’un féminicide, Alain Marschall, animateur de l’émission radio "Les Grandes Gueules", communique son angoisse à propos “[d’]un courant féministe qui a tendance à dire qu’intrinsèquement l’homme est un violeur potentiel, l’homme est un tueur potentiel” Choqué, Christophe Dechavanne l’interrompt alors “C’est la minorité !”, et M. Marshall répond, inquiet et grave “oui mais c’est quand même quelque chose qui a été dit.” Personne sur ce plateau, homme ou femme, n’a repris ce propos.
La confusion de M. Marschall entre une violence “intrinsèque”, qui ne serait donc pas une construction sociale mais une donnée biologique, et le fait que “l’homme est un violeur potentiel [...] un tueur potentiel”, est effrayante. En aucun cas les féministes ne basent leur lutte sur la dénonciation d’une “nature” violente des hommes. Les féministes - et non ce “courant” n’est absolument pas minoritaire, puisqu’il ne s’agit pas d’un courant mais de la fondation de la pensée féministe - constatent que les hommes grandissent dans un système patriarcal extrêmement violent qui, de facto, les rend tous potentiellement violents, notamment envers les femmes et les minorités de genre. Il y a une immense différence, si ces hommes voulaient s’y intéresser avant d’en parler, entre désigner les hommes comme violents de nature, et dénoncer le système oppressif qui peut faire d’eux des violeurs, des tueurs. D’ailleurs M. Marschall le dit lui-même “un courant féministe qui a tendance à dire qu’intrinsèquement l’homme est un violeur potentiel, l’homme est un tueur potentiel” : par principe, la potentialité fait partie de l’existence. Qui pourrait dire qu’intrinsèquement, toute personne n’est pas un potentiel agresseur ?
Cet exemple n’est pas isolé. Prenons le cas également de cette séquence de l’émission "C ce soir", qui a beaucoup tournée sur les réseaux, où la militante féministe Anna Toumazoff et la journaliste et autrice Iris Brey reprennent l’écrivain Marc Weitzmann sur ses propos sur le viol. Après avoir critiqué les positions d’étudiants déclarant que le viol est une construction sociale, l’écrivain déclare “pour en venir à dire qu’il n’y a pas de pulsion de mort, qu’il n’y a pas de nature humaine, qu’il n’y a pas de violence… Bien sûr que le viol fait partie de la pulsion sexuelle. [...] Il y a dans le sexe de la violence possible. L’être humain est un être dangereux.” Cette fois, plusieurs hommes sur le plateau affirment être en total désaccord avec ce propos. Iris Brey lui répond aussitôt “Mais pas du tout ! Dans la majorité des cas, les hommes qui violent ne sont pas des êtres dangereux. C’est tout le monde !” Anna Toumazoff réagit à son tour “Le viol n’est pas une pulsion. Le violeur, ce n’est pas un grand méchant monstre qui se ballade en France et qui frappe au hasard”. Marc Weitzmann l’interrompt “je n’ai jamais dit ça !” Anna Toumazoff répond “vous dites que c’est une pulsion. Ca crée une monstruosité du violeur. Dans une société actuellement qui est sexiste, le viol se loge dans la racine de la masculinité et l’impunité”.
Ces extraits d’émission nous permettent de réaliser la propension des hommes à définir et à pontifier sur un phénomène qu'ils ne connaissent pas, quand celui-ci est pourtant si bien documenté depuis des décennies. Aucun de ces hommes n’a visiblement étudié le fait social qu’est le viol. Cela nous amène au troisième point. Pour être un bon allié, cessez de vous persuader que vous connaissez notre combat mieux que nous, que vous en parlez mieux, voire que le plus important n’est pas la lutte elle-même, mais la critique que vous en faites.
Cessez de croire que nous vous pensons nos ennemis dans notre combat, et de vous servir de ce prétexte pour renoncer à être nos alliés. Est-ce si terrible, destructeur, absurde, que d’imaginer que vous puissiez apprendre à nos côtés, voire mieux, apprendre par vous mêmes ? Cessez de croire à un dilemme entre être un homme et soutenir la lutte féministe. Il n'est pas d'homme -surtout hétéro- plus vrai que celui qui comprend, aide, soutient, écoute les femmes qu'il prétend aimer.
Notes
(1) Les hommes dont l’identité de genre correspond à celle présupposée à la naissance.
Sources
C ce soir "Livres, films, censurer pour ne pas choquer ?", 15/03/2023 (00:54:00)
MediapartLive: Adèle Haenel brise un nouveau tabou dans le cinéma, 4/112019 (1:00:17)
Nations Unies, Centre Régional de l'Information pour l'Europe Occidentale, "Féminicides : la maison, lieu de tous les danger". 23/11/2022. Récupéré le 26/06/2023 sur https://unric.org/fr
Noustoutes, "Comprendre les chiffres pour mieux défendre les femmes et les enfants victimes de violences sexistes et sexuelles". Récupéré le 26/03/2023 sur https://www.noustoutes.org/comprendre-les-chiffres/
Observatoire national des violences faites aux femmes. Récupéré le 26/03/2023 sur https://arretonslesviolences.gouv.fr
Odoxa, Pour FranceInfo, Le Figaro, Dentsu-Consulting "53% des femmes ont été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle", 19/10/2017. Récupéré le 26/03/2023 sur http://www.odoxa.fr
Quelle époque, 04/02/2023 (00:41:30)
Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), Rapport d’enquête "Cadre de vie et sécurité", "Victimation, délinquance et sentiment d’insécurité", 2019. Récupéré le 26/03/2023 sur https://www.interieur.gouv.fr
Turchi, M, 2021. Fautes de preuves. Editions le Seuil, p12