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Billet de blog 3 janvier 2015

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LA DETTE COMME RELATION DE POUVOIR

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Athènes, 13 de Décembre 2014 Juan Domingo Sánchez

On a l'habitude de présenter la dette comme un problème (purement) économique, c'est présenté comme une situation de déséquilibre relatif qui trouve sa solution par retour à un nouvel équilibre.

La dette à laquelle nous avons l'habitude de penser, est quelque chose qui est soldé, qui est liquidé au moyen d'un paiement. Si j'achète une baguette de pain, je ne puis contracter une dette avec le boulanger ni lui envers moi, car l'échange de ma monnaie contre sa baguette est instantané.

 Si je n'ai pas d'argent pour payer le pain, je contracte une dette, qui continuera d'exister jusqu'à ce que je trouve de l'argent pour payer ce que je dois à mon débiteur.

Il existe alors une différence entre la transaction instantanée de mon achat de pain et la situation, pour aussi brève soit-elle, qui fait que je sois le débiteur de mon boulanger et que lui devienne mon créancier.

En premier lieu, ce qui disparaît, dès lors que naît la relation de dette, c'est l'égalité des "commerçants", car le débiteur, jusqu'au moment où il paye, a une obligation vis à vis de son créancier.

Une relation de pouvoir existe désormais entre ceux-ci dans laquelle, d'un côté, le créancier peut réclamer ce qu'on lui doit, devant la justice, mais aussi nuire à l'image de son débiteur, par exemple en le faisant passer devant les autres clients pour un mauvais payeur, ou comme quelqu'un sans ressources et potentiellement insolvable, et refuser ainsi de lui vendre du pain, tant qu'il n'aura pas honoré sa dette.

D'un autre côté, le débiteur se considérera souvent comme coupable, éprouvant le poids moral contraignant d'une « faute » et, de ce fait, s'efforcera de payer le plus rapidement possible ce qu'il doit.

La langue allemande montre parfaitement ce double caractère de la dette en utilisant une seule parole pour exprimer "dette" et "faute" : Schuld.

Le paiement de la dette est, comme dit le droit civil, "libératoire", rétablit une situation de la liberté que le débiteur a perdue, au moins en partie, durant le temps écoulé entre la mise à disposition d'un bien et son paiement.

Que le paiement "libère" signifie qu'il rétablit l'égalité et la liberté des acteurs du contrat d'achat à travers l'échange de valeurs équivalentes dont les divers acteurs sont bénéficiaires.

Dans l'immense majorité des transactions commerciales, il n'y a pas constitution d’une dette car la livraison et le paiement du bien ou de la prestation de service étant simultanés, ils éteignent toute autre obligation entre les parties.

Deux individus qui entrent en relation sur le marché n'ont d'autres obligation ni avant ni après que celle liées à cette transaction commerciale : dans ce sens ils sont des individus "libres".

Leur relation dure le temps instantané, dépourvu de toute durée, dans lequel se réalise l'échange.

Marx a étudié les conditions réelles sur lesquelles reposait cette égalité et cette liberté quand il analysa un échange marchand très particulier: l'échange d'argent contre la capacité de travailler d'un individu.

En effet, dans cette opération, interviennent deux personnes juridiquement égales et également propriétaires de quelque chose, donc un échange mercantile ne peut exister sans ces conditions préalables.

Ce qui se produit alors consiste en ce que chacun des acteurs de l'échange possède des biens très distincts : l'un possède de l'argent, (et lui seul), l'autre son propre corps et sa capacité de travail. Ainsi, quand se produit l'échange, l'un se vend lui même de façon partielle et temporaire et se retrouve ainsi dans une relation de dépendance vis à vis de son patron, qui paiera seulement le travailleur quand celui-ci aura réalisé son travail, en générant de la valeur par son salaire, plus un excédent que s'approprie le patron.

Durant le temps où cette capacité de travail n'a pas été utilisée, le travailleur ne touche rien, mais il reste quand même à la disposition de l'acheteur de sa force de travail, qui l'utilise à sa seule convenance : de là vient que le mouvement ouvrier du XIXe siècle parlait toujours de cette relation comme d'un esclavage salarial (Waged salvery).

Aussi comme le débiteur, le travailleur salarié, passe d'une relation contractuelle entre égaux à une relation inégalitaire dans laquelle l'acheteur de sa force de travail exerce sur lui un commandement, ( un pouvoir), durant un temps déterminé. Le débiteur est obligé de payer sa dette pour se libérer de ses obligations, comme le travailleur est obligé de se soumettre à un ordre, un impératif extérieur.

Nous voyons ainsi, et ce sera notre première conclusion, que les relations commerciales dans le capitalisme peuvent générer des relations d'inégalité réelle entre les individus qui deviennent des relations de pouvoir effectif, alors que beaucoup que ces relations ont initialement été contractées dans un cadre d'égalité impeccable. Par ailleurs, et il ne faut pas l'oublier, la relation de commandement et d'obéissance (de soumission donc) qui s'établit dans les deux cas est, en principe, temporelle, puisqu'elle est destinée à s'éteindre avec le paiement de la dette ou le paiement du salaire.

En suivant Marx, les marxistes ont bien vu qu'existait une relation de domination et d'inégalité profonde au-delà du contrat de travail, un au-delà de l'égalité contractuelle, tant pour le marché que dans l'enfer de la production.

Ce qu'ils ont vu, moins distinctement, mais qui est clairement exprimé dans un texte quelque peu oublié de Marx que Lazzarato(1) a tiré de l'oubli, c'est la relation de la domination qui se cache aussi sous la dette financière.

L'enfer matériel de la production et le ciel des finances transcendent et, à la fois, servent de fondement réel au domaine d'égalité supposée et de liberté qui représente le marché. Meiksins-Wood(3) a correctement soutenu que le capitalisme est l'unique société de classes qui sépare une domination politique d'avec une exploitation économique.

Cela était certain tant que le mécanisme de valorisation du capital le plus puissant consistait en l'exploitation du travailleur dans la sphère de la production.

Effectivement, le droit occultait l'inégalité réelle du pouvoir dans le domaine de la production sous l'apparence d'une égalité juridique et politique, mais par ce processus d'occultation, elle générait, l'illusion d'une dissolution du « commandement » politique par le moyen de la représentation, créant ainsi l'illusion d'un puissance politique (autonome) basée sur le contrat et sur le consentement des sujets. Dans les deux directions, le pouvoir se cache et se dissout par le moyen du solvant très puissant du droit.

Dans le capitalisme il n'y a pas de relation visible entre domination politique et exploitation économique, puisque les deux restent cachées sous l'image, nécessaire à l'existence du marché et de la représentation politique, d'une société constituée d'individus indépendants, libres, égaux et propriétaires.

La dissimulation du fait que les sociétés capitalistes sont des sociétés de classes c'est-à-dire des sociétés où existent des relations de pouvoir et une domination sociale effectives avec des relations bien réelles d'exploitation - et pas seulement des différences de recettes (revenus) ou de redistribution de la richesse, bien qu'elles soient démesurée comme celles que décrit Piketty - a pu se maintenir tant bien que mal, malgré les critiques des marxistes et d'autres socialistes, jusqu'à l'irruption du capitalisme d'hégémonie financière et de la « dettocratie » (deudocracia en espagnol) comme système effectif de pouvoir politique.

Avec la dette, quelque chose a cassé. La dette, élevée en système de gouvernement, casse d'une manière immédiate toute fiction d'égalité contractuelle et exhibe ouvertement la domination et l'exploitation que le capitalisme avait réussi à cacher.

Dans une relation de dette généralisée qui caractérise une économie financière, l'ensemble des acteurs sociaux et économiques, publics et privés, se trouvent dans une position de subordination permanente par rapport au pouvoir financier.

Au-delà de l'anecdote de notre boulanger et de son client, la puissance des finances est un pouvoir qui s' expanse bien au-delà de celui du capital industriel ou commercial.

Et ce n'est que, quand une dette impayable est générée que la relation de dépendance entre le débiteur et le créancier devient stable.

Le débiteur cesse d'être transitoirement dépendant, mais il se convertit en sujet dépendant. La dette ne crée pas seulement une dépendance, elle crée aussi un sujet dépendant.

Le philosophe marxiste français Louis Althusser(2) considérait, en tant que matérialiste conséquent, le sujet non comme une origine et un fondement, mais comme un effet : l'effet d'un système constitué par les appareils idéologiques d'État basé sur l'interpellation (au sens policier du terme). Le sujet devient sujet au moyen de la faute.

L'exemple qu'Althusser donne est fameux : quelqu’un entend un policier dire dans la rue "eh, vous" ou "eh, toi", tout individu qui entend l'interpellation se retourne, en pensant qu'il aurait quelque chose à reprocher, puisque l'on a toujours quelque chose qui peut être reproché.

Cette reconnaissance de soi dans l'interpellation est ce qui constitue le sujet comme tel, ce qui le fait se percevoir à la fois comme origine libre de ses actes et comme toujours déjà coupable d'eux.

La relation de dette comme Marx l'envisage dans ses Notes sur Mill fonctionne exactement de la même manière. Marx affirme que la relation de crédit s'oppose à toutes les autres relations de marché avec leur caractère anonyme, pour lesquelles, comme on le sait, toute relation naît et s'éteint dans le moment instantané de l'échange.

Dans la relation de débiteur à créancier, il n'en va pas ainsi. En premier lieu, comme nous avons vu dans notre exemple de la vie quotidienne, le temps existe, une durée de la relation existe.

Par ailleurs, la relation est personnelle, puisque les individus dans leur relation ne sont pas n'importe qui, mais des gens identifiés, solvable et capables de donner certaines garanties.

Quand de l'argent se prête pour un temps donné à un intérêt déterminé, le financier doit avoir les garanties de paiement, garanties que peut seulement apporter l'individu qui sollicite le prêt.

Cela montre que le débiteur s'efforcera d'avoir les sources de revenus ou de biens grâces auxquels il pourra faire face au paiement du prêt et de ses intérêts.

Il doit fournir des données sur sa situation présente, mais aussi sur son avenir. Celui qui contracte une dette compromet son avenir et a à constamment donner les gages que rien de ce décidera dans l'avenir ne mettra en péril le paiement de sa dette.

Ainsi, cette relation qui est plus personnelle que connaît le capitalisme se convertit en forme maximale d'aliénation, puisque non seulement j'aliène en elle mon présent, mais aussi mon avenir.

La dette est alors un mode subjectivation, puisque l'interpellation d'homme à homme, du créancier au débiteur, institue une dette-faute durable, une forme de vie coupable dans laquelle le sujet propre, une fois constitué comme tel gère sa vie en fonction de sa faute et de sa dette.

Les sujets "cheminent seuls" disait Althusser; nous pouvons ajouter que le sujet endetté aussi se gouverne seul et qu'il s'inféode tout seul à force de croire en sa liberté d’entreprendre, en sa responsabilité et en sa fiabilité.

La dette est le paradigme extrême du gouvernement néolibéral par la liberté.

Au contraire d'autres formes de domination qui soumettaient de l'extérieur l'individu par les vieux dispositifs disciplinaires qu'étaient l'usine, la prison, l'hôpital ou l'école ; la dette, le pouvoir financier, soumet intérieurement, la dette crée dans le sujet sa propre domination en lui donnant la forme de sujet libre et responsable.

La relation de dette est une relation de pouvoir intériorisée, c'est un pouvoir qui est en nous même, bien que nous soyons aussi à l'intérieur de ce même pouvoir.

Cette situation paraît désespérée, puisqu'il n'existe aucun extérieur à la relation au capital. Désormais, tout qui arrive arrive dans son intérieur, incluses les résistances, qui y sont aussi intérieures.

Nous sommes à l'intérieur du monstre qui a dans la modernité deux noms: le Léviathan, le monstre de Thomas Hobbes, et le Capital, le monstre décrit par Marx.

Nous lutterons contre ce double monstre depuis l'intérieur et depuis l'intérieur nous le détruirons.

Tel, il est, l'objet de la proposition de Giannis Milios, de Dimitrios Sotiropoulos et de Spiros Lapatsioras qu'ils ont présentés ce matin, comme est certain le souhait de nouveaux gouvernements populaires que nous espérons voir au plus tôt ici en Grèce et en Espagne.

¡Podemos y venceremos! Μπορούμε και θα νικήσουμε!

Nous pouvons et nous vaincrons ! Nous pouvons et nous allons gagner!

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Ce texte est paru dans le Blog Johannes Maurus dans la page: http://iohannesmaurus.blogspot.fr/2014/12/la-deuda-como-relacion-de-poder-atenas.html

Traduit du castillan par Georges Pécarrère.

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(1) : Maurizio Lazzarato est un sociologue et philosophe italien indépendant, résidant à Paris.

(2) : Louis Althusser, né le 16 octobre 1918 à Birmandreis (Algérie), mort le 22 octobre 1990.

(3) : Ellen Meiksins Wood, née en 1942 à New York, elle est historienne.

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