La réalité des rapports humains ne relève pas de lois physiques , telle la pesanteur, qui s'applique sur toute chose, indépendamment de la présence de sujets humains, mais de lois instituées par les hommes eux-mêmes dès lors qu'ils entrent en relation les un avec les autres.
Cette interrelation est d'ordre politique, et tout ordre politique s 'exprime, c'est à dire prend conscience de soi, dans la Loi.
La loi exprime l' « être-ensemble » et la conscience qu' ont les hommes de cet « être-ensemble » qui forme leur projet de vie en commun.
Contrairement aux lois physiques qui s'appliquent de façon homogène et indifférenciée à toutes les entités cosmiques, les Lois sont des constructions purement humaines qui ont une double fonction:
A) Dire qui est sujet de droit,
B) Organiser de façon consciente les rapports humains selon des règles édictées dans des textes issus de la Raison en telle sorte que les intérêts vitaux de Tous prévalent sur les intérêts particuliers. Ces règles s'imposent à tous (du moins dans un groupe donné).
Cette façon de présenter le droit dans ce qu'il a de plus essentiel, met un accent privilégié sur la notion de règle, car la règle est l'expression du droit positif.
Donc du droit réel, c'est à dire du droit qui s'impose et s'applique à tous les sujets de droit.
Le moment historique que nous vivons est particulier: il n'est plus seulement régi par les mécanismes oppositionnels et polarisants traditionnels du champs politique « droite/gauche » mais par un clivage qui traverse les partis politiques eux-mêmes (qu'ils soient de droite ou de gauche) le clivage « régulation/dérégulation ».
Tout le nœud de la crise mondiale actuelle est circonscrit dans cette alternative: « réguler/déréguler », cela passe par les paradis fiscaux, les émoluments des technologues de la finance, une redéfinition de la souveraineté monétaire et des réalités plus évidentes et concrètes pour nous: selon quelles règles va-t-on rémunérer les producteurs de lait?
Mon propos ne sera pas tant politique que sémantique et conceptuel.
Quand nous parlons de règles et de régulation, ou de dérégulation (donc d'abandon de certaines règles), de quoi parlons-nous?
Que nous disent les mots que nous utilisons?
D'où viennent-t-ils?
Quel sens les porte? Quelle signification les structure, et ce, depuis leur origine? Du moins dans notre sphère culturelle, celle de l'Europe.
Pour cela un peu d'étymologie (sachant que le mot grec « tymos », signifie cœur, non pas seulement l'organe, mais surtout, ce que nous voulons dire quand nous disons que nous voulons être au « cœur des choses » c'est à dire cœur du réel; au centre, en ce lieu d'où émerge le sens.
Si je convoque l'étymologie, c'est que les mots ont une vie particulière: ils sont là avant nous, et ce, depuis deux ou trois mille ans – voire plus...
Ce sont les mots qui structurent notre pensée et à travers elle notre façon d'être, notre façon d'exister ; notre façon de vivre au jour le jour: c'est eux qui nous constituent et et non l'inverse.
Je plonge donc dans mon antique Gaffiot afin de tenter de comprendre ce que me disent les mots que j'emploie.
Règle vient du mot latin « Regula » qui vient lui même du verbe « Rêgo ».
Sens 1: règle servant à mettre droit , à mettre d'équerre.
Sens 2 : règle, étalon, critère.
Je vais prendre deux passages de Ciceron :
« habere regulam qua vera et falsum judicantur »: posséder une règle qui permette de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. ( Brutus, de claris oratoribus, 152).
« lex est juris atque injuriae regula »: La loi est la règle du juste et de l'injuste, ( De legibus, I,19),
Pour ce qui est du verbe Rego dont dérive le mot latin « regula » il signifie:
1- Diriger, guider, mener,
2- Diriger, conduire, gouverner.
Nous y sommes: réguler c'est rechercher par la loi-règle à distinguer ce qui est juste de l'injuste.
On dirait de nos jour ce qui est équitable de ce qui ne l'est point.
C'est aussi un outil qui cherche et permet de distinguer le vrai du faux.
Par voie de conséquences, déréguler c'est ne pas chercher à distinguer ce qui est vrai du faux, ce qui est équitable de ce qui n'est point équitable.
Comme le vrai est la marque du « réellement réel » (« ôntos ôn » selon Platon, littéralement « L’Être de l’Être » ) l'abandon de la quête du vrai n'est-il pas un symptôme de désaffection pour la réalité elle-même, une sorte d'asthénie ontologique, une lassitude originaire qui fait délaisser la réalité au profit du phantasme ?
C'est à dessein que j'utilise l'orthographe d'origine grecque de phantasme qui a deux sens :
A- Vision illusoire, produite par une lésion du sens optique ou par un trouble des facultés mentales.
B- Construction imaginaire, consciente ou inconsciente, permettant au sujet qui s'y met en scène, d'exprimer et de satisfaire un désir plus ou moins refoulé, de surmonter une angoisse.
Mais qu'elle peut être l'origine de ce trouble qui obère tant les facultés de perception que les facultés d'intellection et de rationalisation de la réalité ?
La réponse obvie (celle qui prend le questionnement de façon la plus frontale) est : le phantasme (ou fantasme) lui-même, c'est c'est à dire cette disposition primale qui nous fait préférer nos « désirs au réel ».
Mais préférer le désir au réel est un acte de volonté (conscient ou non, qu'importe), c'est même l'acte de la volonté le plus volontaire : la volonté de puissance.
La « volonté de puissance » advient lorsque le vouloir, cessant de viser une réalité extérieure à soi, se prend lui-même comme l'objet de son propre vouloir.
Or, la finalité « naturelle » de la volonté est de s'ouvrir à de l'altérité, c'est à dire de se mettre en relation avec un objet qui lui est le plus extérieur possible, et, ainsi, de se mettre à disposition de cet objet (extérieur) en telle sorte qu'il lui dicte son action.
Par contre quand la volonté se prend pour son propre objet elle se coupe du réel et se réduit à l'impuissance.
Un exemple simple de cette volonté de puissance repliée sur soi est l'attitude du velléitaire.
Le velléitaire veut tout mais ne fait rien. Car sa volonté reste enfermée et repliée dans le vouloir lui-même sans jamais déboucher sur une action effective dans le réel.
Le velléitaire aime vouloir mais déteste l'action qui inscrirait sa volonté dans un acte concret.
Ainsi le velléitaire ne reconnaît aucune Loi (par essence extérieure à son soi) qui déterminerai et mettrai en acte son vouloir dans une action concrète partageable avec autrui.
Le velléitaire, ce narcissique pathologique, ne se reconnaît nulle extériorité et son impuissance le pousse vers rien, vers le Rien.
On pourrait classer l 'exercice de la volonté en deux familles : la « volonté de (toute) puissance » et la « volonté de réalité ».
La première vise le sujet lui-même et s'enferme dans l’immanence d'un Soi forclos fantasmé comme centre ultime du réel et tout puissant. Elle ne reconnaît d'autre loi que celle du « moi-je ».
La seconde persévère à s'ouvrir sur l'altérité transcendante d'une réalité envisagée comme centre ultime de l'être et du sens. Cette attitude pense le sujet institué non par soi-même mais par le commerce avec la réalité et les Autres Sujets constitutifs de cette réalité.
Depuis Nietzsche qui a fait en premier le diagnostic la, « volonté de volonté » ou « volonté de puissance » est communément désignée par le terme de nihilisme.
Mais quel lien peut-on faire entre le velléitaire, narcissique impuissant et les « requins de la finance » à l'appétit vorace, et au pouvoir (apparemment) sans limite qui déstabilisent tout le champs du politique?
Loin d'être incongru ce rapprochement relève plutôt de l'évidence : tous deux sont de fervents zélotes de la volonté de puissance car tout deux sont ennemis jurés de la « volonté de réalité ».
Tout deux, mus par la même volonté de volonté qui dans sa signification ultime est pure « volonté de (toute) puissance », sont des acteurs efficaces dans la mise en œuvre du nihilisme « concret ».
Tous deux ont la même aversion pour la Loi-régulatrice qui contredit par son altérité absolue la pulsion narcissique de la toute puissance dont le fondement est de nier toute altérité ( et donc toute réalité extérieure) en la transformant en du pur Soi.
Tout deux, surtout, sont dans ce même déni du réel qui porté à son paroxysme débouche au « tout-pour-Moi » car, dans son essence ultime, il se voudrait « Tout-est-Moi ».
Que ce processus soit le plus souvent largement clandestin à la conscience, loin de lui ôter de la puissance, tout au contraire le renforce, car, débordant la conscience qu'elle transit de part en part, la pulsion nihiliste dicte sa « loi » avec d'autant plus de force qu'elle reste inaperçue par celui qui y succombe, et qu'elle aliène.
Bref résumé : inapte à la Loi le nihiliste est un fervent adepte de la dérégulation qui lui permet, lui semble-t-il du moins, d'assouvir pleinement sa volonté de volonté, sa volonté de puissance illimitée - fantasmatique.
Tout cela pour dire que dans son intention primale, la dérégulation, en tant que figure du nihilisme, tend à déconstruire les conditions même de possibilité d'un « agir en commun », bref, en se déployant, la dérégulation sape la possibilité même d'un vivre ensemble par le partage d'une activité commune librement consentie.
C'est l'ordre même du social et du politique qui se trouvent ainsi sapés à leur racine.
Face à ce diagnostic peut réjouissant une question ce pose, plus urgente que jamais : mais, alors que faire ?
Bien sûr : agir ! C'est à dire mettre, pour chacun, sa volonté au service d'une d'une rationalité consciente de soi et ouverte à une action collective régulée par un intérêt général construit en commun pour le bien de tous.
Cet intérêt général partageable par tous les hommes de bonne volonté est aussi ce que l'on nomme le bon sens. Le sens bon, le sens qui donne sens à l'action et permet de s'ouvrir à travers la perception de l’intérêt général à une vie sociale plus harmonieuse, plus respectueuse d’autrui, plus heureuse. La vie tout simplement...
Cette longue et difficile analyse nous permet, je l'espère, d'aborder sous un angle plus profond, le cœur de nos préoccupations en tant que citoyens, et, en ce qui nous concerne, en tant que citoyens producteurs laitiers.
Pour utiliser le vocabulaire de Kant quelle maxime doit régler notre volonté en acte afin de faire valoir notre revendication pour le paiement équitable de notre labeur par lequel nous participons à l’intérêt général ?
Je dirais le bon sens qui dit fort simplement que « tout travail mérite salaire ».
Or nous sommes loin du compte !
Dés la constitution de l'APLI, le bon sens des producteurs de lait a rejoint le bon sens tout court: sans régulation c'est la loi du plus fort qui prévaut, la loi de la jungle, le contraire d'un ordre humain équitable ; une dissolution programmée du sens et, par tant, de la vie elle même.
Car il n'est point de vie sans la possibilité de la construction d'une signification personnelle consciente et libre de son propre vécu.
Le contraire de ce qui nous est proposé dans la dérégulation : la lutte de tous contre tous; une régression civilisationelle sans précédent, une sorte de suicide collectif, une course absurde au néant dont la conséquence funeste serait une destruction totale de la filière lait.
Et bien plus encore...
Cela soulève aussi d'autres questions.
Entre autre : pourquoi certains, censés défendre nos intérêts, ont-ils tentés, derrière le vocable détourné et spécieux (de spéciosus en latin: qui a belle apparence) de « contractualisation » de nous vendre de la « dérégulation consentie »; nous privant ainsi pour longtemps des ressources d'une loi différenciant le juste et l'injuste, l'équitable du non équitable, le vrai du faux ?
Pour tenter de faire de nous des « esclaves industriels » comme le dit un analyste canadien.
Pourquoi, par le moyen de mots détournés de leur vrai sens a-t-on tenté de nous trahir?
Georges Pécarrère.
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*Ce déni de réel, omniprésent et omnipotent est constatable partout dans l'idéologie du « tout marché » qui postule que toute règle empêche les supposés mécanismes « de feed-back négatifs » d' auto-réguler le marché dont la crise financière actuelle est une éclatante preuve de leur inexistence.
Il est aussi constatable dans la cécité totales, la dogmatique fanatique de ceux que l'on nomme les « néo libéraux » qui, s'efforçant de faire sauter tout les freins législatifs, comptent bien accaparer le maximum possible des biens disponibles sur la planète afin de nourrir leur égo (illusoirement) infini.
Et que penser du cynisme de ceux qui acceptent de hautes responsabilitéd dans lesquelles ils fustigent l'évasion fiscale alors même quils semblent la pratiquer?
Leur Ego, source de toute réalité ne les coupe-t-il pas de leurs propres vécu? De sorte qu'ils posent des actes auto-contradictoires sans en saisir la signification. Ou que, en saisissent la signification, elle ne semble pas rejoindre la sphère politique ou éthique de leur propre existence concrète?
Le nihilisme est d'abord et surtout une négation, un auto destruction du sujet, et de tout sujet possible.