Août 2020
Lors de la réunion hebdomadaire de l’équipe du CMPE (Centre Médico-Psychologique pour Enfants et adolescents), la secrétaire a présenté comme d’habitude les nouvelles demandes de la semaine. Parmi elles il y avait celle de Léanne 16 ans qui avait fait un court passage aux urgences du CHU pour des idées suicidaires. L’unique psychologue du CMPE était en vacances jusqu’à fin août et de toutes les façons elle était débordée de suivis difficiles. Les têtes se sont tournées vers moi comme souvent. Je savais déjà que le mois de septembre serait affreux en termes de cadence et de densité de travail, et j’avais pris la décision de me ménager afin de ne pas sombrer dans un découragement que je ne connaissais que trop et surtout ne pas retourner dans la fatigue infinie qui m’avait abattue l’automne précédent.
Néanmoins, considérant une certaine disponibilité que nous donnent les congés scolaires de l’été, je décidais de recevoir cette jeune fille. Et puis…avais-je vraiment le choix ? En effet une personne qui sort d’hospitalisation est prioritaire dans les CMPE. Pourtant je savais bien qu’il y avait dans le classeur des ‘nouvelles’ demandes, cent cinquante demandes en attente de rendez-vous dont les plus anciennes dataient de trois ans et que celles-ci pouvaient concerner de jeunes enfants de cinq ou six ans.
Elle se présenta à moi dans ce qui n’était plus une salle d’attente, mais plutôt un couloir avec deux chaises lessivables et une tablette vide de revues. Elle était accompagnée de sa mère, masquée comme elle, dans une sorte de gémellité de silhouette et de look.
Avec un adolescent, ce moment de première rencontre est un moment d’une grande intensité où se joue ce qui va être la suite du travail. J’enlevais de loin mon masque afin qu’elles puissent prendre connaissance de mon visage et que je me présente. Puis je m’approchais d’elles avec mon masque. Je crois que ce que j’ai adressé alors c’est un ‘bonjour’ suivi très d’un ‘alors ? qui vais-je recevoir ?’. Et puis j’ai laissé un temps durant lequel, je ne bouge, ni je parle. Je suis restée là avec mon ‘non-savoir’ et je les ai laissées avec ma demande, adressée à elles que je ne connais pas. Avec ma question, je viens dire que rien n’est écrit d’avance, que je ne sais pas comment les choses vont se passer. Généralement un regard entre l’adolescent et son père ou sa mère est échangé. Parfois une invitation est faite par l’un des deux parents. Souvent, après le silence, je demande à l’adolescent s’il souhaite commencer l’entretien seul. Le plus souvent il se saisit de cette invitation et entre dans mon bureau immédiatement. C’est ce qu’a fait Léanne avec une certaine précipitation. Je peux dire alors au parent qui reste assis, que sûrement, nous l’inviterons à la fin de l’entretien.
Léanne s’est assise et s’est mise à me parler. Elle a raconté le divorce de ses parents et les raisons de ce divorce. Elle a décrit un père tyrannique, exigeant humiliant avec sa mère et qui pouvait tout aussi bien être séducteur et très aimant. Elle a raconté ses sœurs et elle-même dans cette situation et cet état de fait insupportable que d’assister aux humiliations de la mère par ce père, parfois si charmant. Elle a raconté comment, à l’entrée dans l’adolescence elle a pu parler à sa mère et lui demander pourquoi elle acceptait de subir tout cela. Sa mère a fini par demander le divorce et cette demande a déchainé plus encore le père qui a atteint des sommets dans son escalade de méchancetés et de persécutions. Puis il est parti dans le sud, dont il était originaire et la situation s’est apaisée.
Je l’écoutais dérouler son histoire avec ses douleurs. Je ne la fixais pas trop, elle semblait être gênée par mon regard. Je me disais que le transfert était bien là. Elle me le confirma en quelque sorte en me disant avoir fait une demande en janvier pour laquelle la secrétaire l’avait orientée au ‘point écoute jeune’ avec lequel chacun peut bénéficier de quelques entretiens. Ces quelques séances ne lui avaient pas permis de venir déposer sa douleur et cela faisait donc six mois qu’elle attendait une place au CMPE de sa ville. J’eus le sentiment qu’elle s’installait dans la relation de confiance. En moi, s’installa aussi la certitude qu’il faudrait que je lui trouve une place dans mon planning surchargé, une place dès maintenant et pour quelques mois et peut-être quelques années. Elle avait un chemin à faire, elle en avait l’intuition. Elle avait occupé son enfance à tenter de comprendre le sadomasochisme de la relation de ses parents. Il se trouvait qu’à seize ans elle avait enfin conquit l’espace pour se centrer sur la question de son propre désir. Dès la deuxième séance, elle m’en avoua en pleurant, le gouffre qui lui semblait sans fond. Tout était à construire, rien n’avait été fait, elle en avait une conscience aigüe. Elle voulait un autre rendez-vous. La semaine prochaine. Je le lui donnais.
Comment allais-je faire à la rentrée de septembre, avec le retour de tous les patients suivis du CMPE qui allaient reprendre les consultations ? Ce n’était pas nécessairement des thérapies hebdomadaires mais tous ces suivis d’enfants autistes, psychotiques stabilisés pour lesquels les membres de mon équipe avaient construit un programme de soins dont j’étais le garant, comment allais-je pouvoir mener tout cela de front ? Comment allais-je pouvoir amortir la pression des coups de téléphone et des emails des parents inquiets, des enseignants débordés, des assistantes sociales alertées, des éducateurs de l’aide sociale à l’enfance (ASE) en quête de solution. Je savais, dès à présent, qu’il fallait que je fasse une place chaque semaine à Léanne, elle qui voulait voir une issue désirable à sa vie au bord du gouffre. J’étais touchée par son adresse et sa confiance. Elle me demandait un appui. Il fallait que je trouve le temps de cet appui.
Un bref instant je pensais au 150 demandes en attente dans le classeur des nouvelles demandes et celles qui allait venir semaine après semaine. Je rangeais cette pensée au fond d’une circonvolution. Il ne s’agissait pas que je tombe moi aussi, comme les parents de Léanne dans cette relation de sadomasochisme avec mon travail et ma fonction.
Avec Léanne j’étais à la bonne place. Il s’agissait de l’aider à sortir de la transmission générationnelle de la maltraitance, rien ne se transmet mieux que la maltraitance. Le pédopsychiatre que je suis avait la certitude de cette place juste pour l’avenir de cette jeune fille et plus encore pour l’avenir de ses enfants.
Mais combien de Léanne étaient en souffrance dans le classeur des nouvelles, anciennes, très anciennes, trop anciennes demandes ?
Docteur Pédopsy38
Pédopsychiatre en CMPE