pépée

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 24 mars 2025

pépée

Abonné·e de Mediapart

Un hiver à la frontière

« Un hiver à la frontière : où il est question d’enfances, de dignité, d’accordéon et de pitas »

pépée

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Avant un voyage vers les USA, repartir deux semaines à Dunkerque. Rejoindre les équilibristes de la frontière, côtoyer les personnes exilées : exutoires à cette marée interne faite de rage, de culpabilité, d’empathie et de tristesse mêlées qui racle les parois du crâne. Me frotter au tranchant de l’histoire familiale, aussi, étant fille d’exilée. Comme Mélo, me demander ce que je fous là. Vraiment. Là, coincée dans ce morceau de siècle, à assister à l’avènement de néofascismes qui croient au rythme de l’effondrement du vivant en ne me sentant jamais tant impuissante qu’aujourd’hui. L’inaction est trop insupportable, voilà tout.

« Après le déluge, c’est comme d’habitude. »

Longtemps, j’ai refusé de nouer des liens avec les personnes rencontrées : il est plus facile de ne pas avoir d’empathie pour des données statistiques que pour des trajectoires humaines individuelles. Mais précisément. L’empathie est nécessaire pour sortir de l’atavisme.

Quand j’ai eu passé toutes les barrières de contrôle

Il a fait noir dans ma tête

Tout s’est éteint

Le sommeil m’a envahi et engluée là, sur le siège de la salle d’embarquement.

Et pareil, encore un peu plus tard dans l’avion, qui finit par décoller avec une heure de retard.

Pourtant il n’est que 14h.

A côté de moi, petite Maria joue avec son parapluie rose fuchsia à poids blancs

Petite Maria a des bottes en caoutchouc et un bonnet grenouille, vert avec deux oreilles rondes

Cela fait plusieurs jours qu’elle me suit déjà

Elle fait de gentils signes de la main à toutes les personnes qui croisent son regard

Un signe de la main et un grand sourire

Et ses deux yeux noirs te regardent sans vraiment te voir.

Son parapluie rose est tout déformé, les baleines sont retournées

Mais il est encore rond et elle le fait tourner entre ses mains

Le nez en l’air

Silencieuse et pensive.

Hiver

Nous sommes trois à nous rendre à la frontière en ce début d’année, prendre notre tour dans la succession d’équipes de boulange qui se relaient pour faire du pain. Cela fait plusieurs hiver que nous rejoignons le collectif Help For Dunkerque qui porte la logistique permettant de séjourner sur place quatre mois par ans.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        

Se garer devant le hangar de T. Chaque année un nouveau village : pas facile de trouver un lieu pérenne pour le stockage du matériel utilisé et / ou redistribué (vêtements, ressources alimentaires, sacs de couchage et tentes, bâches, sac-à-dos, cordes etc.), et les activités hivernales. Dressée à côté du hangar, la boulangerie ressemble à un abri de fortune, une cabane faite de palettes, tendue de bâches blanches, arrimée au sol par des sangles orange fluo enroulées autour de bornes en béton. Il y a du vent en ce moment, ça pourrait bien s’envoler morceau par morceau si on n’y prend pas garde. Quand même, retrouver une remorque, un four, un pétrin, un plan de travail, le matos nécessaire pour le job attendu de notre équipe. Le hangar est spartiate mais fonctionnel, comprend toujours des coins avec un peu de chaleur, humaine ou non.

Ça fait longtemps que je n’ai pas boulangé dans un atelier où la température ambiante avoisine les 0°C. La première fournée que je gère seule est catastrophique, la pâte mal levée se fige en une matière dense, compacte, pâteuse et mal cuite que je ne peux me résoudre à appeler « pain ». Heureusement, ça ne dure pas, mais il faut pour ça que Lulu m’encourage à balancer une eau à 70°C dans le pétrin pour obtenir une pâte qui dépasse les 24°C et puisse démarrer son processus de fermentation.

Poulet

Ce mois de janvier, le matin parfois le thermomètre indique une température inférieure à zéro. Le sol gèle, verglace. Un après-midi tout se couvre de neige. Ça ne dure pas très longtemps, rapidement tout redevient gris. L’autre jour, on voit arriver un homme à la distro : il tremble. Tout son corps en entier. Ses jambes tremblent ; et son ventre ; et ses mains ; et ses joues et ses lèvres. Il a le visage blanc, ses lèvres sont presque bleues. Il s’approche du brasero. Il boit un thé chaud. On lui trouve une écharpe dans le camion. Hypothermie.

La « distro », c’est ainsi qu’on nomme la place boueuse où se regroupent les quelques organisations qui décident d’intervenir « in situ », à une distance raisonnable des campements qui se font et se défont au rythme des passages des personnes exilées. Y sont relativement quotidiennement distribués des petits déjeuners, des repas, du matériel, des informations et des soins médicaux de base. On y écoule sous forme de tartines le pain cuit quelques kilomètres plus loin.

Régulièrement, les copaines installent aussi le barber shop, le free shop et des palettes sur lesquelles sont fixées des multiprises connectées à un générateur, pour recharger des téléphones. Tout ça se passe sur le même carré de terre boueux, à côté d’une énorme benne jaune banane qui se rempli jours après jours de déchets. Pour ce qui est de la distribution des palettes, c’est un peu sport, elles sont lourdes, faut les trimballer partout dans la jungle et on finit toujours enduites de boue – la jungle s’apparente à une vaste mare de boue, de cadis et de déchets – et courbaturées. Mais distribuer les palettes, c’est sillonner la jungle, avoir un peu connaissance des campements et de la cartographie des lieux, et, surtout, c’est se voir offrir des thés et des repas à répétition. Une rare fois où je rejoints la distribution des palettes, après avoir partagé un thé noir sur un premier campement – kurdish tea my friend, best tea – on est invité à manger du riz au poulet sur un autre camp, et ce riz au poulet qu’on a dévoré assis sur un coin de palette dans ce paysage gris et désolé, c’était … c’est pas descriptible, la vérité. Des fois, je me demande pourquoi ils viennent manger nos tartines molles. Mais au fond, je sais bien pourquoi.

Comme le thermomètre affiche des températures inférieures à zéro degré, la mairie de Grande-Synthe met en place un plan d’urgence « grand froid ». Elle mobilise un gymnase pour que les personnes qui dorment dans un dehors puissent dormir dans un dedans. Dans les gymnases, il y a des douches, des sanitaires. Le gymnase ouvre ses portes à 8h le soir. Il les ferme à 8h le matin. Evidement, des humains sont situés derrière les portes des gymnases, se sont eux qui font l’action d’ouvrir les portes pour que d’autres humains puissent entrer, ou pour les en faire sortir. Il y a toujours des humains planqués quelque part dans la notice. Des fois on l’oublie tant rien n’est pourvu d’humanité, dans la notice.

La plupart des personnes qui organisent la distro. se sont rencontrées à la Paroisse. Elles sont bien informées de la situation, lucides et investies depuis des années voir plus d’une décennie au travers de collectifs locaux auto-organisés. Ça m’interroge fort sur l’héritage des valeurs chrétiennes véhiculées dans certains lieux de culte, rares alternatives face aux valeurs charriées par le capitalisme et l’ultralibéralisme, hors de quelques cercles militants restreints. Qui parle encore de solidarité, d’entraide ? Qui sait encore éviter l’écueil caritatif pour se contenter de se tenir au seuil de la dignité humaine considérée comme un dû intrinsèque, sans verser dans l’affliction ?

Petite Maria est assise sur le siège passager à côté de moi.

Maintenant que l’avion est monté haut dans le ciel, elle s’est endormie.

Bible

L’autre matin, on se retrouve à partir ensemble avec Mélo. Mélo est une accordéoniste magnifiquement vivante. Le bac de pâte à pain de mie préparé la veille a bien poussé avant de refroidir et de se stabiliser. Le matin, on se lève à 6h avec Klaas pour cuire ça et partir quelques heures plus tard avec une quarantaine de pains pitas qu’on amène encore tièdes à la distro. Comme il reste de la pate crue, on charge aussi dans le camion deux braseros meulés dans des petites bouteilles de gaz et un peu de matos de boulange, et puis deux poêles en fonte. A notre arrivée, tout de suite des gars s’emparent des braseros et démarrent des feux avec du carton et du gel hydro-alcoolique pendant qu’on déplie la table et qu’on cale dessus la plaque en inox et le matos.

A côté de nous, le T-shop s’installe. L’été dernier, l’équipe du nord a bricolé une remorque qui se déploie et se métamorphose en stand café en quelques tours de mains et de clef à molette, innovation bienvenue en ce qu’elle limite au maximum la manutention des chargements / déchargements quotidiens. Non contente d’être ergonomique, la remorque a aussi de l‘allure. Face à ces bricoleurs aux mains écorchées et aux ongles noirs qui en disent plus long qu’un CV, toujours éprouver le complexe de celle qui pense trop sans savoir faire assez.

Une petite file se forme devant la table aux pitas, les gars patientent dans le calme matinal, gobelets de thé fumant en main. Ça trouve son rythme tranquille, une poêle pour réchauffer une face de la pita, l’autre poêle pour réchauffer l’autre face, chacun gère son tour de cuisson puis quand le stock de pré-cuites est consommé, on passe à la pâte fraiche boulée en petit pâton puis étalée au rouleau dans un nuage de farine, galette toujours passée d’une poêle à l’autre, et très vite tout est cuit et mangé et il est l’heure de remballer.

C’est pendant ce temps que Mélo sort l’accordéon. Je ne vois rien de la scène, sauf à entendre quelques airs enjoués qui changent du rap de la déprime qui tourne habituellement sur la sono.

La fois d’après, Mélo n’est pas là. Ce matin là il n’y a pas tellement de monde sur la distro. En fait, on est plus de personnes non exilées que de personnes exilées. Des Hollandais.es montent un stand de petit déjeuner sans prévenir, prévoient de servir des burgers pendant deux jours, et puis des évangélistes sont là avec un stock de bibles traduites en arabe, des fringues et des jeux pour enfants, ça fait un drôle d’effet ces grands gars blancs, costauds, bien sapés, qui viennent distribuer des Bibles et des vêtements pêle-mêle. « Ça t’aurais moins choquée si ça avait été des Corans ? »  rigole gentiment Vic. Je fronce le nez. Evidemment ça n’est pas la question, le prosélytisme m’est toujours inconfortable, c’est tout et en même temps ici, précisément, tout est trop grave pour que rien de tout ça ne soit véritablement important. Juste un peu ridicule. 

Je monte quand même le stand de pitas, et Selma arrive avec Maria et toute la famille. Quand les gens sont plus ou moins servis et se tournent vers le stand de burgers, Selma se met à côté de moi et commence à façonner des pains plats. Elle a son énorme sac sur le dos, genre sacoche de vélo noire imperméable, avec toutes ses affaires tassées dedans, les bretelles glissent de ses épaules, elle finit par le poser par terre pour être plus à l’aise, sur un morceau de sol pas trop boueux. Petite Maria se poste en face d’elle, attrape un bout de pâte et un rouleau qu’elle englue dans la pâte en se tenant sur la pointe des pieds, je la tartine de farine et puis elle se met à faire ses pitas elle aussi. C’est parfait.

Je me barre faire un tour.

Quand je reviens, le Papa de Maria ronchonne parce qu’elle est enduite de farine, c’est vrai que de laver des fringues dans le contexte, c’est pas le plus simple, faudra que je pense à coudre des foutus tabliers.

Sésame

Mélo a de grands yeux verts d’eau et des mimiques pleines d’espièglerie. Elle passe le mois de janvier à la maison Sésame qui accueille quelques jours, parfois quelques semaines, des familles avec des enfants : un petit temps de pause sur leur chemin. « Sésame, ouvre-toi » comme dans Ali Baba et les quarante voleurs.

Mélo est là pour un mois, pour aider à la régence de la maison. « Je sais pas quoi faire, un jour ils disent qu’il partent, le lendemain non, le jour après en fait si… Moi, faut que je fasse des choses avec les gens ! Mais comment je fais pour construire avec eux, si on ne peut jamais se projeter ?! »

Nous nous rencontrons alors qu’elle vient passer la nuit au hangar de T., où je dors exceptionnellement. Elle raconte sa première semaine avec le rythme d’une bouilloire sous pression émettant des jets de vapeur.

« Elles sont marrantes les femmes, à la maison. Elles parlent de leurs enfants en disant qu’elles ne comprennent pas pourquoi les gosses dorment pas, pourquoi ils font pipi au lit, pourquoi ils sont agités, turbulents… M’enfin moi, je comprends pas ce qu’elles comprennent pas, ça fait des mois qu’ils sont sur les routes, elles sont bloquées là en attendant de pouvoir traverser, les enfants ont été déracinés de chez eux, toutes leurs habitudes sont cassées, tout est insécurité, insécurisant, et elles, elles sont là : « Bah ! c’est bizarre, il était propre avant, maintenant il fait pipi au lit ! Avant, elle n’était pas agitée comme ça… Avant, il faisait ses nuits ! » Bon, en même temps, ça m’a fait me rendre compte que ma fille, depuis qu’on est séparé avec son père et qu’elle se retrouve à aller et venir d’une maison à l’autre, elle est vraiment plus agitée. C’est quand même marrant, quand il s’agit de nos enfants, on ne voit rien, c’est toujours chez l’autre qu’on constate l’évidence. »

Elle enchaine :

« Du coup, l’autre jour je leur ai proposé d’aller faire un footing, aux femmes de la maison. Je leur ai dit aller, hop hop hop, on sort, on va prendre l’air, au début elles étaient pas trop motivées mais finalement elles sont toutes venues ! On a bien rigolé, on a fait quoi, trois kilomètres ? »

« Au début j’étais un peu paumée, je ne savais pas trop quoi proposer, je me suis vraiment dit : mais qu’est-ce que je fous là ?! Et puis il y a eu cette réunion avec les personnes qui tiennent la maison depuis des décennies, je me suis sentie écoutée, personne ne me jugeait… Alors j’ai proposé, enfin j’ai dit qu’il faut faire des réunions ! Mais avec les personnes qui passent à la maison ! Même si elles ne restent dormir que quelques jours ! Pour qu’elles puissent se présenter les unes aux autres, qu’elles s’identifient les unes les autres, qu’on puisse imaginer ensemble comment vivre ensemble tant qu’elles sont là… »

Elle est marrante Mélo. Elle n’a pas trop de confiance en elle alors qu’elle tombe toujours juste. Et qu’au final elle arrive à déplacer des montagnes. Le jour où nous avons repris la route pour Paris, elle mettait sur pied une petite pièce de théâtre suivie d’une soirée dansante avec buvette, à la maison Sésame. La pièce impliquait tous les enfants présents à la maison cette semaine, et divers asso. copaines étaient conviées à la soirée.

Mélo connait bien Maria. Elle a été accueillie à la maison Sésame avec toute sa famille – le Papa, le Papa du Papa, Selma. Elle est restée une semaine, « mais c’était trop instable. Iels voulaient qu’on les dépose à la jungle tous les jours, finalement le soir fallait aller les chercher, c’était galère, on leur a dit soit vous restez un temps à la maison, soit vous restez sur la jungle mais on peut pas faire des allers-retours comme ça tous les jours ! Alors iels sont parti.es. Iels ont préféré retourner sur la jungle. » Si ça fait un mois qu’iels trainent sur zone, alors qu’il y a eu d’importantes fenêtres de passage (ces semaines sans vent), c’est que leur situation est particulièrement précaire. C’est aussi là que se tiennent les limites de ce qu’on peut comprendre de ce qui se joue pour elles et eux. « Et puis, elle est cramée cette gamine. Ça se voit. Elle te fait des câlins sans te connaître et sans sourciller et d’un coup elle te voit plus, elle est plus là, elle est partie ailleurs dans sa tête, va savoir où, d’un coup elle saute et court partout, d’un coup tout s’arrête elle se fige elle dit plus rien. »

Les enfants aiment la vie

Sur le bord de la route, le long de la jungle, croiser une fillette en plein caprice.

Elle chouine sans vraiment pleurer, en tirant le bras de son père.

Les cris de l’enfant font résonner le silence de tous les autres.

Sur la jungle, les enfants ne pleurent pas.

Ils jouent.

Elles jouent à sauter entre les déchets épars.

Ils marchent en trottinant et en sautillant et en dansant le long de la route pour rejoindre la distro.

Elles improvisent un foot, avec un gant médical bleu gonflé et noué à sa base.

Le ballon-gant valse d’un coup de pied à l’autre.

Deux enfants s’agitent et courent autour de lui.

Les enfants ne s’arrêtent pas vraiment de s’agiter et de courir.

Quand les enfants ne sont pas silencieux, parfois ils poussent des exclamations de joie en jouant.

« Les enfants ne sont pas difficiles. Leur rêve, c’est d’être n’importe qui ; de vivre n’importe comment ; et d’aller n’importe où. Et ils le font. C’est ça la vie des enfants. Ils ne décident pas. Ils ne décident rien. La vie n’est que ce qu’elle est, rien d’autre, et ils le savent. Les enfants aiment la vie, tout le monde sait ça. Mais rien ne les oblige à aimer la vie qu’ils ont. »

(In : Disney Land, mon vieux pays natal, documentaire réalisé par Arnaud Des Pallières, entendu dans l’émission LSD « Disney l’urbaniste », 08.08.19, Grande traversée : oncle Walt, mister Disney, réalisée par Mathilde Wagman pour France Culture.)

Les femmes photographes de guerre ont largement rendu compte, au travers de leurs clichés, de la vie quotidienne et intime des familles hors du front. Les enfants jouent. Dans les ruines, elles jouent. Dans les décombres, ils dégotent de vieux objets abîmés qu’ils transforment en jouets. Dans les rivières charriant des débris, elles se servent de pneus comme de bouées. Parfois, les enfants jouent à la guerre. Parfois, leur imagination les emmène ailleurs.

(Référence à l’exposition « Femmes photographes de guerre », Musée de la Libération de Paris / général Leclerc /Jean Moulin, 8 mars /31 décembre 2022)

Ce mois de janvier, beaucoup d’enfants sont là.

« Attends, me dit pas qu’il y a un enfant dans la poussette là !? » s’exclame Mélo un mardi matin. « Oh punaise. Si en fait y’a vraiment un bébé. » Mélo écarquille les yeux en regardant le père sortir l’enfant de la poussette.

Quand elle ouvre son accordéon, les enfants se lèvent.

Iels viennent devant elle, iels font une ronde.

Je ne vois rien, les yeux dans la farine, Mélo me raconte sur le chemin du retour.

« Les enfants, c’est les premiers qui ont tout de suite réagi, t’as vu ? Iels se sont déplacé.es pour la musique. » Elle parle les yeux noyés dans le paysage brumeux qui défile derrière la vitre. « Et les femmes, tu as vu les femmes ? Elles aussi elles sont venues, après. Elles ont chanté, tu as entendu ?

- …

- C’était beau. 

- …

- J’aimerais bien apprendre des champs en kurde. Ou en arabe. »

Je pense aux copaines de chorale qui se broient le chou sur des questions de réappropriation culturelles et me sens vide d’opinion.

Petite Maria regarde avec curiosité et sérieux l’infinie étendue de nuages cotonneux qui tapisse le ciel sous ses yeux. C’est si différent d’un radeau secoué par la mer, un avion qui flotte au dessus d’un tapis de nuages.

Marelle

Petite Maria a cinq ans, elle est née en Syrie.

Son Papa a de beaux yeux bleus.

Sa Maman est morte en Turquie. Mais Selma la couve et la dorlote sans manières, avec une tendresse un peu rude.

Selma a quitté l’Ethiopie pour venir en France. Elle ne veut pas aller en Angleterre.

Le Papa du Papa de Maria non plus d’ailleurs.

Mais le Papa de Maria veut traverser, alors les voilà sur la jungle.

Et Que veut Maria ?

Maria veut jouer à la marelle entre les flaques de boue.

Maria, Selma, le Papa de Maria et le Papa du Papa de Maria vivent – errent – sur la jungle de Grande-Synthe depuis plus d’un mois maintenant.

Grande-Synthe est une ville limitrophe de Dunkerque.

Dunkerque est une ville voisine de Calais.

Les personnes exilées qui souhaitent passer en Angleterre et qui ont les moyens de payer 10.000 euros leur traversée se rendent à Grande-Synthe. A ce qui se dit. Il parait que ça va plus vite qu’à Calais, même si la route est plus longue. La traversée est plus longue, mais l’attente qui précède la traversée est plus courte : deux trois jours tout au plus. Pour celles et ceux qui ont les moyens.

C’est ma dernière matinée sur zone, je crois que je ne viendrais pas faire autre chose à l’avenir. Des petits dej’ de pitas cuites sur place, stand en autogestion, et trainer avec l’équipe de Help pour répartir des palettes, installer le stand thé café et faire vaguement de la prévention.

La prévention : essayer d’expliquer le fonctionnement des numéros d’urgence, les droits primaires, les choses à faire ou à ne pas faire en arrivant… Ne dit rien aux uniformes avant le screening interview, ne te trompe pas sur ta date et ton lieu de naissance, ne donne pas d’informations contradictoires, dit que tu es là pour le statut de réfugié, ne dit rien d’autre… Partager des informations qu’on vient à peine d’apprendre, au travers d’une transmission orale pleine de bonne volonté mais incomplète et douteuse. Partager des informations sur les manières dont on peut limiter la casse si le bateau coule, l’autre soir Lulu vacille : « En fait, on leur dit ce qu’ils doivent faire pour prendre moins de risques. Pour pas mourir. »

La mort devient une donnée très réaliste, d’un coup, quelque chose de proche, de palpable.

Son aspect absurde, injuste, hasardeux et théoriquement évitable aliène.

On a conscience de ça par intermittence.

On se penche au dessus du gouffre et, entre rage de l’impuissance et vertige du réel, on repart précipitamment en arrière.

Petite Maria

Le matin du départ, Maria a glissée sa main dans la mienne et m’a suivie.

Elle m’a suivie dans le véhicule qui nous ramenait à Paris.

Elle m’a suivie dans la cuisine de mon appart., assise à la table à me regarder rassembler mes affaires la veille de mon départ. Mon voyage. Cet autre voyage.

Maria m’a regardé dormir, ou ne pas dormir, elle a grimpée dans le RER à côté de moi, elle a fait des dessins sur la vitre du train après avoir soufflé de la buée dessus.

C’est comme ça que Maria s’est retrouvée dans l’avion avec moi.

Qu’elle m’a suivie dans les rues de New-York, jusque chez Ben et Ashley.

Et je crois bien que c’est là qu’elle m’a laissée.

C’est là qu’elle a rencontrée Mims, la fille de Ben et Ashley.

Elle a accroché son manteau dans l’entrée, enlevé son bonnet vert grenouille et posé son parapluie contre le mur.

Oui, je crois bien que c’est là qu’elle a décidé de s’arrêter et qu’enfin, elle a lâché ma main.

Et une part de mon enfance est restée avec elle.

Léon Layon, poème de Belle Ile, février 2025

PASSAGERE SOLIDAIRE

cote d'Opale

lire les plages de l'exil

migrants

vos pieds écrivent sur des pages de sable

les instants éphémères de vos passages

calligraphies des déracinées

inscrite dans nos mémoires

vos pas vers la mer rempli d'espoir

donner la main

un regard un vêtement

donner de l'humain

Calais Dunkerque

50 kilomètres de barbelé

aux frontières du pays

liberté égalité sororité fraternité

donner du pain

un nuage à décrocher

une espérance

un bol de thé

Calais Dunkerque

50 kilomètres de barbelé

campement précaire par les flics matraqué

colère et solidarité

maraude à vélo

donner de l'eau

un coin de ciel bleu

des biscuits chauds

une couverture une tente

complicité si évidente

Calais Dunkerque

50 kilomètres de barbelé

dignité à leur altérité

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.