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Billet de blog 10 novembre 2014

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Quand commence une guerre civile ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La mort de Rémi Fraisse m'a fait pleurer. Pour Rémi, bien entendu et loin devant toute autre considération. Mais ensuite pour ce qu'elle m'a remémoré. Pour ce que j'essaie sans succès d'oublier depuis plus de 50 ans. Car même vieux et après en avoir trop vu, on peut encore pleurer sur ce qui menace notre jour d'hui.

Je suis né dans l'Hexagone et c'est avec bonheur que j'y vis ma retraite. Si j'ai passé mon enfance au Maroc et mon adolescence à Oran (à l'époque département français), c'est parce que mon père, ancien footballeur professionnel, y entraînait des clubs. Il n'y possédait rien : pas un arpent de terre, pas même notre logement, qu'il louait normalement. Rien, donc, n'obère ce témoignage. Pour être tout à fait clair, je ne suis pas Pied-Noir, je n'ai laissé là-bas ni pierre bâtie ni pierre tombale. Ce que j'en ai ramené, c'est une richesse immense, un chagrin qui ne tarit pas, et malheureusement une hantise au troisième degré dont je voudrais faire part..

La richesse -que n'ai toujours pas épuisée- c'est une cohabitation entre les cultures, expressions et pratiques musulmanes, chrétiennes, juives auxquelles, gamins, nous participions bras-dessus bras-dessous avec une gourmandise profane pour les gâteaux de chaque religion et un désintérêt total pour leurs différences rituelles, au même titre que les agnostiques complaisants. Tant pis pour ceux qui croient que la paix entre les hommes de bonne volonté, c'est nunuche.

Mon chagrin ne s'appelle ni ALN ni FLN. Ils ont mené un combat dont je ne conteste pas la légitimité (même si les méthodes du second cité m'ont d'emblée paru conduire inéluctablement à l'Algérie d'aujourd'hui). Si ça c'était passé autrement, j'y serais encore. J'y suis d'ailleurs resté après l'indépendance. En tous cas, ce n'est pas eux qui m'ont tué. Certes, ils ont essayé plusieurs fois de m'éliminer physiquement, probablement parce que ma mort aurait eu un retentissement médiatique en tant que fils d'un sportif connu. Mais ce n'est pas eux qui ont mis fin à mon enfance de velours entre minaret, synagogue et cathédrale. Leurs tentatives d'homicide ne m'ont pas fait oublier les loukhoums, les cornes de gazelle et le thé servis jusqu'à l'explosion de mon ventre par les fillettes des Bédouins -indépendantistes ou pas-que je battais aux échecs quand j'avais 12 ans ? Ni le rythme des tambours et surtout pas mes premiers émois, Malika.

Ma hantise, ma désolation, est personnifiée par la gendarmerie mobile. Non pas algérienne mais française. Ces militaires envoyés de France contre des Français avaient d'ailleurs transformé en casernes les collèges et lycées des 3 départements d'Algérie où plus aucun cours ne pouvaient être dispensés aux élèves, le saviez-vous ? A tout le moins, vous savez que la France était alors présidée par un général. Et que ce militaire avait  installé une censure officielle dans les médias (hé oui, 20 ans après l'occupation nazie). Mais ça, justement, c'est censuré.

Circonstances obligent, ma tête est devenue mature avant 15 ans. J'ai vu la gendarmerie mobile française lancer des centaines de grenades, offensives d'abord, contre d'autres Français qui s'opposaient, au début pacifiquement, au projet d'indépendance de l'Algérie, qui les concernait tout de même quelque peu ! Au départ, je n'étais pas partie prenante; je suis devenu partie souffrante. Fallait-il vraiment que la France tire à balles sur les petites gens qui manifestaient rue d'Isly ? Dans cette rue, mon armée, MON ARMEE NATIONALE, a tué 60 à 80 Français sans arme. Il y a le nombre, il y a autre chose que j'appelle l'horreur patriotique. Qu'on chante ou pas l'hymne national, nous avons tous le sentiment d'appartenir à une nation comme à une famille qui prend en charge, qui aide, qui aime. Je ne souhaite à personne de réaliser subitement, contre  toute attente, que vos prétendus protecteurs ont reçu mission de vous tuer. C'est cela, une guerre civile.

Cela ne vous rappelle rien de très récent ? Au barrage de Sivens, on n'a (comment pourrais-je dire heureusement sans demander mille fois pardon à sa famille et à ses amis) on n'a déploré qu'un seul mort, mais l'auteur présumé de l'homicide semble le même, à un demi-siècle d'impunité : disons un Français en uniforme, dans l'exercice de ses fonctions.

Comprenez-vous ce que je veux dire ? Ce n'est pas la gent militaire que je mets en cause. La gent militaire n'a par définition que deux termes d'alternative : obéir, ou désobéir et prendre le pouvoir (ce qu'à Dieu ne plaise, au vu des généraux qui ont été à la tête de la France). Je porte donc mon attention sur ceux qui donnent aujourd'hui les ordres, et là, j'ai peur.

J'ai déjà vécu une guerre civile. En même temps que je me lamente sur la mort de Rémi, je pleure le réel risque du recommencement larvé d'une guerre intestine, la pire de toutes. Celle qu'ont connue la Grèce des colonels et l'Espagne franquiste. Il y a si peu de temps, finalement...

On cache les corps, on cache les mots. La première guerre civile dont je suis sorti vivant (mais pas indemne), on l'a d'abord appelée "rebellion", puis longuement "événements d'Algérie", jamais "guerre civile" bien que ce soit par milliers qu'elle ait mortellement opposé des concitoyens avec ou sans uniforme. Par expérience survécue, je vous le dis, je vous le prédis : lorsque des militaires français effectuent des tirs potentiellement mortels sur des civils français et que le gouvernement national entérine leurs actes en s'efforçant d'en cacher les conséquences, on n'est plus dans une manif interdite par le préfet; on est dans un conflit délibérément armé. Moi, je sors mon artillerie de mots. Il appartient à chacun de vous de choisir son camp. Les torts ne sont pas unilatéraux et l'instrumentalisation n'est pas absente du débat. Vous avez le droit de douter et d'interroger, usez-en.

Pour aider (peut-être) je vais faire une confidence, au grand risque de griller mon pseudo.

Mai 68. Une nouvelle fois dépassé par les "événements", le Général en chef de l'exécutif civil français a mystérieusement quitté le palais de l'Elysée. Il se rend en secret à Baden-Baden, chez un autre général qu'il méprisait jusque là (cf. la fameuse réplique "Alors, M..., toujours aussi con ? - Toujours gaulliste, mon général") mais qui, lui, commande encore. Il vient lui demander s'il aurait l'appui des troupes d'Outre-Rhin au cas où il faudrait affronter manu militari "la chienlit" en France. Moins con que ne le pensait le général-chef de l'Exécutif, le général-Commandant des FFA (forces françaises en Allemagne) avait eu le nez (m...! je l'ai désigné) de consulter ses troupes humaines quelques heures auparavant. Les militaires de carrière s'étaient montrés divisés sur une éventuelle intervention de style Français vs Français . Les conscrits, par contre, avaient été unanimes : "Pas question de braquer nos fusils sur la poitrine de nos concitoyens". Notre porte-parole avait même grommelé au général M... : "Tirer pour tirer, ce serait plutôt contre l'officier indigne qui nous donnait l'ordre d'abattre d'autres Français".

Cette fois-là, la majorité d'entre nous, "appelés du contingent", a été suffisamment claire et forte. Aujourd'hui, le service national n'existe plus; les militaires professionnels sont donc seuls juges d'une désobéissance aux ordres du Pouvoir, désobéissance qui leur est par essence contrariante. De surcroit, il n'est pas facile de se positionner entre l'acceptation du droit de manifester et le devoir de maintienir l'ordre.

Pour ma part, j'ai apporté un double témoignage : l'un sur une guerre civile qui a eu lieu outre-Méditerrannée, de sorte qu'on a pu la cacher aux Français de métropole ; l'autre sur une guerre civile qui ne s'est pas produite parce qu'elle a été refusée par un militaire à un autre militaire. J'ai peur d'être au bord d'une troisième éventualité. Pourquoi ? Parce que les conditions d'une réponse violente me semblent actuellement réunies et que, dès lors, l'affrontement entre la nation et ses dirigeants peut déraper et se vicier bien au-delà d'échauffourées.

En qualité d'historien, j'ai observé un comportement universel que je résume rapidement : tant que les parents pensent que leurs enfants vivront mieux qu'eux, ils râlent contre l'Etat mais acceptent de subir. Lorsqu'ils estiment qu'on les plume sans assurer à leur progéniture un avenir meilleur ni même égal, ils cassent la baraque en mille morceaux (Nota bene : Indépendamment de la politique, je trouve que c'est un instinct précieux). Il me semble que nous sommes parvenus à ce stade, qui est celui de la révolte, précédant la révolution en cas d'absence ou d'inadéquation de la réponse.

Qu'en pensez-vous ?  Ou plutôt, que ressentez-vous actuellement au fond de votre être ? Sont-ce seulement les expériences inhérentes à mon âge qui me font redouter des conflits risqués entre une partie de la nation et des dirigeants que je vois portés sur une inquiétante propension aux répliques guerrières ?

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