Sur l’instruction publique
« Les préjugés qui, dans presque tous les pays, sont la seule instruction de la portion la plus nombreuse, ne sont pas l’ouvrage de la nature, mais celui de l’ambition qui, trompant l’ignorante simplicité des pères, s’empare du droit de livrer à l’abrutissement et à l’erreur les générations naissantes. Une égalité entière entre les esprits est une chimère ; mais si l’instruction publique est générale, étendue, si elle embrasse l’universalité des connaissances, alors cette inégalité est toute en faveur de l’espèce humaine qui profite des travaux des hommes de génie. Si au contraire cette instruction est nulle, faible, mal dirigée, alors l’inégalité n’existe plus qu’en faveur des charlatans de tous genres, qui cherchent à tromper les hommes sur tous leurs intérêts. »
CONDORCET Sur la nécessité de l’instruction publique (1793)
Sommaire
Préliminaires
Autobiographie
Profession de foi
Pour un projet d’instruction humaniste
- La situation
a) Les exceptions
b) La règle
- Orientations
a) Sources : Condorcet, John Dewey, le plan Langevin-Wallon
b) Objectifs : culture et professionalisation
c) Contenus et méthodes
d) Condition et formation des maîtres
Conclusions
Préliminaires
On ne propose dans ce préambule que des vues tirées d’une expérience personnelle, suivies d’une profession de foi.
On en tire ensuite un premier essai de tableau plus objectif de la situation de l’école, mais qui reste incomplet et général ; puis diverses suggestions d’orientation.
Ce travail n’aborde pas, ou peu, certains points : l’école et les médias (TV + Internet) ; la violence à l’école ; l’harmonisation européenne des structures éducatives. Sur chacun de ces points, une étude comparative avec les diverses situations en Europe serait nécessaire.
Sur la question de la violence à l’école par exemple, il est certain que des mesures d’urgence devaient être prises, et vont rester nécessaires. Je doute pour ma part qu’on puisse se borner à imputer globalement cette violence à l’individualisme dominant dans les sociétés actuelles, comme l’a fait Luc Ferry[1], puisque cet individualisme est réputé général alors que les phénomènes de violence scolaire ont une géographie et une sociologie différenciées, dont il conviendrait de faire une étude comparative tant à l’échelle française qu’européenne. Sans doute les zones géographiques où se localisent les manifestations de cette violence ne peuvent détourner d’y voir un phénomène global ; ou plutôt cette violence est la partie visible d’une réalité plus sourde qui caractérise le rapport des enfants, et spécialement des adolescents, à la société, et dont l’incidence principale sur l’école est une résistance avec quoi les maîtres d’aujourd’hui ont à composer.
Autobiographie : un enseignant a d’abord été enseigné. Comme ancien enseignant et père de famille ce qui m’apparaît le plus évident est le déclin du niveau, de compétence ou de motivation, de disponibilité suffisante dues aux situations ou aux tâches où ils sont assignés, des enseignants : phénomène en spirale dont les suites se reportent fatalement et indéfiniment des enseignés sur les enseignants : dans les classes préparatoires (hypokhâgne, HEC, etc.), non seulement les compétences rhétoriques (pertinence sémantique, syntaxique, architectonique) ont reculé beaucoup, sans parler de la culture dite générale, mais même la maîtrise (grammaticale, lexicale) exigible de la langue à ce niveau n’est plus garantie : il entre par exemple en hypokhâgne des demi illettrés – pas simplement dans les CPGE[2] dites de « proximité » - et il devient même impossible d’espérer que les meilleures copies des concours seront toujours impeccables. La correction des concours (CAPES, Ecoles supérieures de Commerce, etc.) confirme cela ; on peut juste noter que les étudiants ayant fait un parcours d’un ou deux ans en CPGE ont généralement amendé leur écriture. Ces effets trouvent leurs causes dans la médiocrité des enseignements antérieurs : apprentissage de la langue en primaire plus qu’approximatif, et faiblement amendé au collège ; parcours en mathématiques au collège puis au lycée (avec les 2 tournants décisifs de la 4ème et de la 2nde) grevé par des méthodes pédagogiques douteuses. Exemple : distribution des corrigés de devoirs de mathématiques, ou autre, aux élèves de 3ème, sous forme de polycopiés sans commentaire ; or un corrigé magistral n’a jamais été une vraie « correction » : ce type de pratique est une sorte de crime intellectuel, fauteur d’aggravation d’échec scolaire. Cette manière de faire est contraire à l’esprit et à l’essence de la connaissance vraie et ne peut que tuer le goût du savoir : l’élève a moins besoin de recevoir la connaissance que d’apprendre comment cette connaissance a été construite ; il doit apprendre les méthodes par lesquelles l’humanité a acquis tel ou tel savoir. S’il ne refait pas le parcours de la connaissance se faisant, on devra le contraindre à recevoir la connaissance toute faite en faisant appel à des motivations sans rapport avec elle : crainte de la souffrance, de l’humiliation, etc.
Ces éléments descriptifs conduisent à une première question : comment la « spirale » évoquée plus haut s’est-elle enclenchée sans pouvoir être arrêtée et inversée ? Il semble que cela commence vraiment à s’accélérer dans les années 80 et est lié à une évolution économique et sociale globale, qui a fait des métiers d’enseignement des débouchés mal considérés, donc fuis et évités par les meilleurs. La paupérisation des enseignants, y compris des universitaires, venait de commencer ; elle n’a pas été arrêtée par les années Mitterrand. La « revalorisation » Jospin n’a été en son temps qu’un simple rattrapage insuffisant et provisoire[3]. La conséquence fatale à terme a donc été que, par effet « boule de neige », les compétences de la grande majorité des enseignants devaient décliner.
Profession de foi : il s’agit ici d’esquisser très brièvement une perspective d’orientation, qui reste personnelle, et ne peut prétendre valoir comme programme ; tout au plus comme contribution à l’élaboration d’un tel programme, dont on devine à quelles redoutables difficultés la mise en œuvre se heurtera. La 2nde partie de l’exposé ci-dessous y revient plus en détail en en présentant les principes directeurs et les sources d’inspiration, les objectifs principaux, quelques vues touchant les contenus d’enseignement et les méthodes, enfin la condition et la formation des enseignants – qui constitue le cœur du problème.
Je propose donc ici que cette question de l’éducation devienne l’essentiel, le noyau central d’un projet qui aurait besoin d’être porté par tel ou tel mouvement politique, en France d’abord, mais de telle façon qu’il puisse devenir une sorte de point de ralliement des sociétés européennes et pourquoi pas au-delà, sociétés réputées en mal d’avenir et impuissantes à tracer un horizon pour ceux qui y vivent. Autrement dit, quel meilleur avenir leur proposer que le perfectionnement de leur éducation, c’est-à-dire leur propre perfectionnement d’êtres humains ? C’est exactement ce que Bachelard veut exprimer quand il réclame que la Société soit pour l’Ecole et non pas l’Ecole pour la Société[4]. Mal comprise cette formule peut paraître absurde, « utopique » au sens vulgaire du terme. Elle est à coup sûr diamétralement opposée à ce qu’en langue de bois on appelle depuis longtemps l’ « ouverture » de l’école sur le monde – et particulièrement sur l’entreprise : il n’est pas question d’opposer à cette prétendue ouverture je ne sais quelle fermeture, mais il convient d’établir que ce ne peut être le modèle dit « entrepreneurial » qui doit s’étendre à l’école. Ce modèle qu’on prétend étendre à tout (du privé au public, de la production à l’éducation, et paraît-il jusqu’à l’Etat) montre aujourd’hui ses limites, pour ne pas dire son impuissance et sa nocivité. Il repose sur une survalorisation de la concurrence ou de la compétition, dont à peu près tout montre aujourd’hui que le résultat est à la fois humainement désastreux et économiquement médiocre : injustice, gaspillage, destruction du tissu social et de la créativité personnelle.
Il faut récuser le préjugé dominant selon lequel un enseignement de masse ne peut échapper à la médiocrité. Un ancien premier ministre, précédemment ministre de l’Education Nationale, a déclaré qu’il ne pouvait en être autrement : la massification de l’enseignement aurait pour corrélât sa dégradation relative. Cela est plus ou moins admis comme une sorte d’évidence naturelle, alors que ce n’est vrai que dans des conditions (économiques, politiques) omises par cette affirmation. Il est seulement vrai que, s’il est impossible de modifier suffisamment ces conditions, on n’échappera pas à la conséquence. Mais il est vrai aussi que l'un des moyens de les modifier est justement la reconstruction d’une instruction digne de ce nom. Bref, il ne s’agit de rien moins que de remettre la spirale dans l’autre sens.
Pour un projet d’instruction humaniste
Humanisme est un beau mot[5], qui peut désigner un projet où c’est le perfectionnement humain lui-même qui serait le but, au delà de la politique et fournissant à celle-ci son vrai sens. La fin propre du politique est d’abord la conservation de l’espèce ; sans l’Etat, c’est cette conservation qui est menacée par ce qui ramène vers la guerre de tous contre tous, comme elle pourrait l’être par une économie à courte vue ignorante des questions écologiques. Mais cette conservation n’est pas une fin en soi ; elle est le moyen de fins plus hautes, qui ne regardent plus toutes l’Etat, mais qu’il doit rendre accessibles : le meilleur développement possible de chacun – et la concorde.
Mais qu’est-ce qui regarde l’Etat dans cette affaire ? Il faut distinguer ici les notions : éducation, culture, enseignement, instruction. Il n’y a que l’instruction ou l’enseignement qui dépendent proprement de l’école et en définissent la sphère propre. Sans doute l’Etat n’a-t-il pas à se préoccuper seulement de cela. Pour ce qui nous intéresse, il est clair que les ambitions proposées ici ne sauraient être prises au sérieux sans par exemple une redéfinition des rapports entre les médias et l’école.
Quant à l’éducation, elle englobe bien plus que ce qui peut entrer dans la sphère propre de l’école. Celle-ci contribue pour sa part à l’éducation en instruisant, ce qui est son rôle spécifique ; mais elle ne saurait sans mystification ni monopoliser l’ensemble des fonctions d’éducation, encore moins se dispenser d’instruire sous prétexte d’éduquer. Depuis une date assez récente, face aux manifestations trop voyantes du déclin de l’école, visibles notamment au travers du développement de ces structures privées qu’on appelait autrefois des « boites à bachot »[6], on parle de retour aux fondamentaux et on admet comme nécessaire de ramener l’école à ces fonctions d’instruction : on ne semble pas s’en être donné les moyens, et on n’y réussira qu’en mettant au cœur du projet, non pas l’enfant, mais l’enseignant, son perfectionnement, son statut, son avenir. Quant au retour aux fondamentaux, il doit être compris comme n’excluant pas d’autres apprentissages que lire, écrire, compter, parce que ces fonctions ne sont pas des fins en soi et ne se maîtrisent vraiment qu’au sein de pratiques intellectuelles variées. Ce n’est pas parce que les enfants n’apprenaient plus assez la grammaire, l’orthographe, etc., qu’ils ne doivent plus désormais apprendre que cela[7]. On doit se méfier de la possibilité de faire du retour aux fondamentaux un prétexte à organiser une paupérisation éducative. Si après avoir prétendu viser de nobles fins éducatives sans en assurer les premiers moyens, on fait l’inverse et traite comme des fins exclusives ces moyens élémentaires, on tombe d’une aberration dans une autre.
Ce qui suit est seulement une ébauche ou une contribution à un programme qui doit résulter d’un travail collectif rigoureux, le plus ambitieux possible.
1. La situation
Ce point demande une étude approfondie, et il n’est pas possible de proposer ici quelque chose d’exhaustif. Différentes études sociologiques peuvent nourrir une enquête nécessaire pour diagnostiquer les maux principaux et cibler les zones les plus critiques. Je propose de distinguer dans le tableau ci-après d’un côté les exceptions (les choses qui marchent encore), et la « règle » de l’autre (ce qui ne marche plus).
a) Les exceptions
Michel Rocard, quand il était Premier Ministre, avait dit qu’il y avait deux choses qui marchaient bien dans le système éducatif français, l’école maternelle et les classes préparatoires (on peut y ajouter les grandes écoles elles-mêmes), toutes choses qui sont des spécificités françaises. Il conviendrait sans doute de se demander ce que peuvent devenir les secondes dans un système européen (LMD) et comment alors peuvent s’articuler de la meilleure manière le parcours universitaire et le système des grandes écoles. Le même problème d’insertion dans l’architecture européenne se poserait touchant notre système d’études médicales.
Comment se portent aujourd’hui ces exceptions ? Pour ce qui est de l’école maternelle, on peut craindre que les mêmes causes qui dépriment le niveau de compétence et la motivation des enseignants n’atteignent ce domaine, peut-être protégé par l’espèce particulière de goût et de disponibilité qu’il requiert. Il conviendra en tout cas de faire barrage à tout ce qui pourrait le menacer, le dévaloriser et, ignorant sa spécificité, réduire l’école maternelle à un jardin d’enfants. Dès ce premier niveau, il apparaît donc que c’est la valeur des maîtres qui est décisive.
Les classes préparatoires restent plus ou moins une enclave bienheureuse, et les grandes écoles sans doute égales à elles-mêmes[8]. Cependant, les classes préparatoires, toutes filières confondues, sont aujourd’hui perceptiblement atteintes par le déclin de certains enseignements, principalement celui des disciplines littéraires, des langues et de l’histoire. Et les classes préparatoires littéraires les premières souffrent de plus en plus visiblement de l’absence d’une suffisante formation initiale, d’abord même simplement linguistique : la langue française est souvent mal maîtrisée, la littérature française est méconnue, l’histoire étrangement ignorée : un lycéen français est aujourd’hui presque ignorant de presque tout ce qui touche à la Révolution française! Ces phénomènes sont liées ensemble et inséparables de l’effet « boule de neige » évoqué plus haut. Ils ont pu résulter aussi de choix institutionnels douteux : qui a donc bien pu décider qu’on n’enseignerait plus la Révolution Française au lycée ?
b) La « règle »
Sans qu’il soit besoin pour le moment de recourir à des informations fines, en remontant des effets les plus notoires à leurs causes probables, on peut brosser rapidement l’état des lieux suivant, qui ne retient que les traits les plus gros.
A l’école élémentaire, il revient d’assurer d’abord l’enseignement de la langue. Cet enseignement n’est plus assuré de façon suffisante et homogène ; le prouve le pourcentage d’illettrés accédant à la classe de 6ème, fait connu depuis trop longtemps.
Au collège, s’introduisent d’une part les langues étrangères, d’autre part une progression de l’apprentissage mathématique comportant en 4ème un seuil épistémologique difficile : le passage à la formalisation algébrique. Si l’on considère le niveau connu des élèves du lycée on peut dire que l’enseignement des langues vivantes au collège est inconsistant ; conséquence : le niveau d’anglais par exemple, en 1ère année de licence, ne dépasse souvent guère celui de 3ème, et les français sont notoirement les pires anglophones d’Europe. Pour les mathématiques, la qualification des maîtres, les méthodes, font que le tournant épistémologique reste infranchissable à beaucoup d’élèves, ce qui fait du collège le premier lieu d’échec scolaire brutal, sanctionné ensuite par la réorientation ou le redoublement de la 2nde au lycée.
Au lycée, la « trappe » sélective fonctionne ensuite comme chacun sait. L’architecture des séries à partir de la 1ère est absurde et inique : elle est la première cause de l’extraordinaire déclin des études littéraires et de l’aggravation de l’inculture générale ensuite ; elle ne différencie pas assez les voies d’apprentissage scientifique, si bien que par un étrange paradoxe un système où les mathématiques sont la discipline de sélection est aussi un système où l’apprentissage des sciences est mal préparé[9]. Ajoutons que lorsqu’il est connu de tous qu’une discipline doit être apprise d’abord pour réussir à franchir des seuils, cela ne peut pas ne pas avoir des effets intellectuels et mêmes moraux déplorables. Aujourd’hui l’attitude des jeunes, souvent les plus aptes, face au savoir est devenue consumériste.
Enfin à l’université, il devient impossible ou risible de parler d’enseignement supérieur ; c’est un effet presque imparable des causes ci-dessus. Les meilleurs élèves accèdent aux CPGE : une enquête faite par une association de professeurs de CPGE a montré[10] que la première motivation des familles à pousser les élèves vers ces classes est le désir d’éviter l’université ! On ne s’étonnera pas après cela que les universitaires, spécialement ceux qui sont en charge des années de licence, considère leur tâche comme peu gratifiante : enseigner semble déjà souvent être déjà pour eux une punition ! Toujours pour éviter la faculté, d’autres élèves s’orientent vers les BTS, les IUT, les formations privées diverses, ce qui contribue à faire de l’Université pour l’essentiel, au moins pour les lettres et les sciences sinon pour le droit et la médecine, un lieu toujours plus ou moins considéré comme un lieu d’échec.
2. Orientations
Remarque (à portée électorale) : les propositions suivantes se bornent au domaine, déjà considérable, de l’école, mais n’embrassent donc pas dans son entier le domaine de la culture. L’urgence est de s’occuper de l’instruction des jeunes générations et de ceux qui l’ont en charge, de répondre par là aux inquiétudes des familles : la 1ère inquiétude des français est, dit-on, le chômage ; c’est sûrement vrai dans le court terme et point n’est besoin de fines statistiques pour en être certain ; mais l’inquiétude majeure des familles est l’avenir de leurs enfants. Pour la tranche d’âge 60/90, si l’on peut les convaincre que leurs descendants pourront être mieux traités qu’ils ne l’ont été jusqu’ici, çà sera suffisant dans un premier temps. Ensuite on pourra songer plus en détail à des propositions concernant les pratiques culturelles et sportives de des 3èmes et 4èmes âges. On touchera mieux ces tranches d’âge d’abord en leur parlant de leurs petits-enfants que d’eux-mêmes. Et de même les tranches d’âge inférieures.
a) Sources
On évoquera quelques sources d’inspiration principales fournissant des principes et des formules d’aménagement institutionnel ou de pratique didactique dont il est permis de s’inspirer.
Condorcet : « … on ne pourrait ramener l’ignorance sans rappeler la servitude avec elle »[11].
La 1ère et la plus essentielle, à nos yeux, est dans l’œuvre de Condorcet. Les lois J. Ferry s’en sont partiellement réclamées, mais le retour à cette source constituerait une véritable rupture avec les pratiques dominantes au XXème siècle en France. Condorcet est l’inventeur de la notion d’instruction publique,à laquelle s’oppose celle d’éducation nationale, défendue d’abord en son temps par d’autres membres de la Convention ; cette notion est liée chez lui à une conception politique universaliste. En simplifiant[12], une éducation nationale veut former un citoyen adhérent à une communauté nationale en principe égalitaire et fraternelle, projet qui n’impliquait pas pour tous les conventionnels la valorisation du savoir mais même allait jusqu’à s’opposer à elle sous prétexte de défense de l’égalité. Pour Condorcet, on ne devrait pas pouvoir opposer l’éducation à l’instruction : la république instruit pour que chacun puisse devenir autonome et à terme éducateur de soi-même ; de la même façon, la raison développée dans les individus par l’instruction permet à la démocratie de n’être pas un vain mot, un flatus vocis incantatoire, mais une aptitude à prendre conscience des faiblesses institutionnelles, sociales, morales, de la république afin de pouvoir les corriger.
A cette fin il convient de définir une instruction minimale commune à tous les citoyens, telle qu’aucun d’eux ne puisse devenir victime d’aucune mystification (religieuse, économique, juridique, politique) : l’école, c’est la fin des charlatans. Le terme ‘minimal’ ne signifie nul rabais du niveau scolaire, au contraire : il ne s’agit certes pas de faire de tous les citoyens des savants, mais d’élever le niveau des connaissances jusqu’au seuil au-dessous duquel toutes les aliénations et les manipulations deviennent possibles : pour rendre réelle l’égalité des droits, il faut que « chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance ». Loin de l’idée que l’école républicaine doive s’accommoder d’une médiocrité intellectuelle qui s’accroît avec le nombre des scolarisés, le projet de Condorcet consiste à chercher au contraire comment optimiser l’efficacité de l’école, bref faire que ceux qui seront dits citoyens méritent ce nom et soient réellement égaux entre eux, sinon en savoir (sauf en savoir minimal commun), du moins en capacité de jugement et en capacité de perfectionnement indéfini. La république n’est réellement démocratique qu’à cette condition. Condorcet contre Jospin !
Il n’est pas possible d’exposer ici toutes les suites de ces vues : l’école doit offrir à la fois formation initiale et formation permanente : « il faut que la porte du temple de la vérité soit ouverte à tous les âges ». Elle doit inclure une articulation rationnelle de la spécialisation et des connaissances générales. Dire que l’instruction est publique – et non nationale – ce n’est pas dire qu’il ne peut exister d’institution scolaire ou universitaire en dehors de l’école d’Etat : pas de monopole de l’instruction, mais pas de désengagement de l’Etat : idée périmée ou d’avant-garde ? Pour garantir cette liberté, il faut une société nationale (demain européenne ?) de financement de l’école, ou tout autre système de bourses équitable et suffisant, permettant à toute école d’être gratuite ou accessible à tous, en même temps qu’elle doit toujours être laïque. Toute école est publique, de droit (et d’ailleurs aussi de fait, ou n’est pas proprement une école) ; sous ces conditions, tout citoyen éclairé peut ouvrir une école. Laïcité enfin : aucune école ne doit enseigner une opinion ou une croyance comme étant une vérité[13].
On a dit que les idées de Condorcet étaient vieillies ; on dira aujourd’hui qu’elles sont utopiques. Si on veut dire par là que l’on est très en retard sur elles, ou que le monde réel et sa barbarie opposent à leur mise en œuvre des obstacles géants, on a raison. Pas plus. Pas qu’elles sont fausses, ni qu’il ne faille pas au moins en trouver les meilleures voies d’approximation possibles. En particulier, dès lors qu’on veut soutenir un projet européen, c’est sous l’inspiration cosmopolitique de ces idées qu’il faut travailler : une instruction publique va bien au-delà des intérêts simplement nationaux.
Quand on regarde ce que sont devenues les sociétés modernes, qu’on suppose si avancées, on peut se prendre à douter : on dira que l’on ne peut par l’école faire de tous les membres de la société des hommes assez instruits pour s’élever à l’autonomie du vrai citoyen. Mais c’est que justement l’école y est en déclin. Si on ne peut faire cela par l’école (formation initiale + formation permanente), on ne le fera par aucun autre moyen. Et si ce n’est là qu’un idéal, il doit être un but permanent et non un horizon auquel on préfère tourner le dos, en préférant penser que la bêtise humaine est invincible mais bonne à exploiter. Il y aura certes toujours de l’imbécillité, de la superstition, de l’ignorance et ce qui va avec ; mais moins il y en aura, plus la démocratie et la justice avanceront.
La république n’exclut pas l’élitisme, mais elle ne confond pas élite et oligarchie. Jaurès, dans son Histoire socialiste de la Révolution française, dit : « Mais quoi ? […] Condorcet va-t-il appeler, par une démagogique flatterie, toute la foule humaine ? Dira-t-il que tous les hommes peuvent atteindre un niveau assez élevé d’intelligence et de raison […] ? Non, c’est une élite qui créera le progrès, mais une élite toujours plus vaste ». Aussi, quand L. Ferry déclare dans l’introduction de sa Lettre à tous ceux qui aiment l’école, qu’il faut choisir entre élitisme républicain et lutte contre la fracture scolaire, le disciple de Condorcet ne peut dire que non : il n’y a pas à choisir. Ou plutôt si certaines urgences forcent à choisir, par exemple à chercher à remédier à la violence à l’école, c’est d’abord qu’on a trop longtemps « ignoré » des réalités connues, c’est ensuite que ces réalités et leur ignorance résultent elles-mêmes de choix ou d’abandons politiques en face de la barbarie moderne.
La pédagogie pragmatique (John Dewey)
L’œuvre pédagogique de John Dewey (1852 – 1959), à la fois théorique et expérimentale, reste encore peu connue en France, comme du reste l’ensemble de la philosophie anglo-saxonne dans l’Université française malgré quelques récents rattrapages. Elle appartient au courant « pragmatiste » de la pensée d’outre-Altantique[14]. Dewey est victime aux Etats-Unis eux-mêmes à la fois de l’hostilité des traditionalistes et néo-conservateurs et de l’incompréhension de beaucoup de ceux qui, pensant pouvoir se réclamer de lui, tombent dans un pédocentrisme que lui-même a qualifié de « vraiment stupide », en ce qu’il suppose que tout, art, science, peut jaillir de la spontanéité enfantine. C’est pourquoi les « pédocentristes » qui se sont réclamés de Dewey ne l’ont pas compris : ce n’est pas l’enfant qui est au centre de l’école, mais l’enseignant. Plus précisément, chez Dewey, il y a un effort pour refuser cette alternative. Il essaie d’analyser ce dilemme comme un faux problème. Il n’y a pas à renverser un centrisme, mais à refuser tout centre à des personnages sociaux. Le centre est idéel et constitué par l’instruction elle-même. Mais il convient néanmoins, en récusant le pédocentrisme comme mythe démagogique, de soutenir que c’est l’enseignant qui est au centre, ou sa fonction[15], en tout cas que c’est lui qui doit être le meilleur possible et non pas que le génie naturel de l’enfant l’autorise à la médiocrité ou à la nullité. C’est une des tares du pédocentrisme que d’encourager à la paresse.
Dewey établit un lien décisif entre école et démocratie, non pas simplement en proposant que l’école soit le lieu d’une initiation plus ou moins ludique à la démocratie qui finirait par servir d’alibi au renoncement à la connaissance, comme ce fut trop souvent le cas depuis, et parfois en son nom. Son idée essentielle est simple : l’école qui, en fait, est toujours plus ou moins un instrument de reproduction de la société, peut et doit en devenir un facteur de changement, par le développement dans le futur adulte de la conscience des réalités sociales et naturelles impliquées dans tout travail, toute invention et construction. Le terme démocratie désigne un idéal, mais sont réellement démocratiques les situations ou les collectivités conscientes de leurs insuffisances et capables de les corriger. On voit ici Dewey rejoindre Condorcet et aller, dans un premier temps, aussi loin que lui dans le progressisme : si les enseignants pouvaient faire parfaitement leur travail, toute réforme deviendrait superflue ; la communauté coopérative émanerait directement de l’école. La société en serait une création continuée. Reconnaissant plus tard que c’est là une limite inaccessible, Dewey reconnaîtra avoir trop accordé au pouvoir de l’école et de l’enseignant[16] et admettra que l’école ne suffit pas à résister à tout ce qui menace le progrès démocratique ; elle n’est qu’un moyen parmi d’autres, et d’autres institutions, celles-là politiques, y sont nécessaires.
Au moins aura-t-il enseigné que le prétexte de la professionnalisation ne doit pas permettre de justifier un enseignement de classe : « l’enseignement professionnel qui m’intéresse n’est pas celui qui adapte l’ouvrier au régime industriel existant ; je ne suis pas suffisamment épris de ce régime pour cela » dit-il, ajoutant encore que les Américains doivent tendre vers « un type d’enseignement professionnel qui commence par modifier le système industriel existant, pour finalement le transformer »[17].
Le plan Langevin-Wallon
Ce plan, illustre et aujourd’hui oublié, répond à une initiative du Conseil National de la Résistance et est l’œuvre d’une commission créée en 1944 qui acheva ses travaux en 1947. Certaines dispositions de ce plan inspirèrent certaines initiatives[18], mais ses ambitions et l’architecture cohérente qui les portaient ont été abandonnées. Si bien que là encore le retour à cette source marquerait une rupture avec l’histoire scolaire des dernières décennies. Il serait là aussi difficile de prétendre aujourd’hui réaliser ce plan tel quel et en son entier. Mais ses principes et certaines de ses dispositions principales méritent d’être rappelés.
Il s’agit d’abord de perpétuer et même redresser l’œuvre entreprise par la IIIème république ; en fait il envisage une « reconstruction complète ». Le préambule du plan reconnaît aux lois Jules Ferry le mérite d’avoir organisé un enseignement primaire « qui se propose de donner à tout homme, aussi humble soit son origine, le minimum de connaissances indispensables pour faire de lui un citoyen conscient, pour enrichir son esprit et élargir son horizon ». Quant à l’enseignement pris dans son tout, il « doit offrir à tous d’égales possibilités de développement, ouvrir à tous l’accès à la culture, se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la nation ». Ces principes sont dans le droit fil de ce que proposait Condorcet ; le plan en adaptait l’esprit à une situation historique inédite – l’après-guerre – et peut-être pouvons-nous faire un effort comparable[19].
Du contenu du plan, on retiendra ici quelques éléments significatifs et spécialement pertinents aujourd’hui. L’architecture d’ensemble de l’école selon ce plan se présente comme suit : un 1er degré, obligatoire de 6 à 18 ans[20], subdivisé en 3 cycles ; un 1er cycle de 7 à 11 ans (commun à tous), un 2nd de 11 à 15 ans (en partie spécialisé) qui est un cycle d’orientation, un 3ème de 15 à 18 ans ou cycle de détermination qui spécialisent les élèves selon 3 branches (études théoriques, études professionnelles, études pratiques ou apprentissage). Vient ensuite un 2nd degré subdivisé en 2 parties : une étape préuniversitaire ou propédeutique suivie d’un enseignement supérieur dont les 3 fonctions sont la professionnalisation, la recherche, et l’enseignement purement culturel.
De ce schéma, on devrait retenir : d’une part l’idée d’un cycle d’orientation qui prépare réellement à la détermination, qui recouvre à peu près la tranche d’âge des élèves de nos actuels collèges en l’allongeant d’un an, et qui excluant que l’enseignement y soit uniforme et commun, mais comportant une part de spécialisation probatoire et souple, constitue une réelle orientation, à l’opposé du fameux « collège unique » qui aura finalement été une machine à échec scolaire. D’autre part, l’idée que la spécialisation pratique ou apprentissage ne doit pas être une sortie de l’école, une éviction, correspondant à un désengagement de l’Etat. Enfin, l’idée d’une phase propédeutique indispensable pour « rendre à l’enseignement universitaire sa qualité d’enseignement supérieur ». L’architecture générale de l’enseignement supérieur propose aussi une solution au problème de l’articulation entre les CPGE et les grandes écoles elles-mêmes qui y deviennent des Instituts d’Université spécialisés.
En résumé, un collège qui oriente réellement, un apprentissage qui fait partie intégrante des structures publiques de l’école et une préparation effective à l’accès aux études supérieures, voilà les idées à retenir, et qui répondent aux difficultés actuelles et aux attentes des familles en même temps qu’aux besoins de la société.
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Finalement, ces diverses sources, parmi d’autres, se recoupent dans leur prétention, parfois excessive mais généreuse, à faire de l’école le moyen – ou au moins un moyen irremplaçable – du progrès social et du perfectionnement de l’être humain. Et, plus simplement, l’erreur première à éviter consiste à croire que l’école doit adapter les individus à la société présente, alors qu’elle doit préparer à l’avenir, dans lequel la forme future de la société reste indécise : « On ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination totale… Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir », a dit Kant[21].
b) Objectifs
Sur ce point on se bornera ici à quelques indications principales. Leur développement est affaire d’élaboration collective.
Culture & professionnalisation (école et entreprise)
On est pris ici dans une antinomie dont les solutions sont souvent décevantes, et qui n’est autre que celle de la spécialisation et de la culture. A des niveaux variés de professionnalisation (BTS[22], Facultés, Grandes écoles), la même nécessité est reconnue de faire sa place à une culture générale suffisante. On entend régulièrement les chefs d’entreprise se plaindre de l’inculture – notamment d’abord linguistique – de leurs salariés. Inversement les entreprises déplorent que les enseignements fondamentaux dispensés par l’école et l’université ne soient pas davantage professionnalisants. Les formations supérieures professionnalisantes (médecine, commerce par exemple) incluent des disciplines parfois dites « transversales » (sciences humaines), très souvent insuffisantes ou peu formatrices. Cela est du, semble-t-il, à des moyens limités ou non pertinents : la taille des concours de médecine par exemple rend difficile d’organiser une épreuve de sciences humaines vraiment discriminante comme on s’en donne les moyens dans les concours d’entrée aux grandes écoles : la mémorisation pure y prend le pas sur les exercices de composition faisant appel à la réflexion. La part de la culture dans les écoles de commerce est inégale mais modeste en moyenne (comme en témoignent les étudiants tous nostalgiques de leurs années de prépa) ; il s’agit souvent de conférences facultatives, destinées plus à entretenir l’éclat de l’école qu’à autre chose.
Pour ce qui touche au premier versant de l’antinomie (professionnalisation), on doit pouvoir améliorer les performances de l’école en améliorant le processus d’orientation, à l’école puis à l’université, en incluant davantage (ou totalement) l’apprentissage dans l’école, en préparant toujours mieux la spécialisation par la culture commune de façon à éviter l’écueil du cloisonnement des techniques, à donner aussi à chacun une base, progressivement enrichie au cours des études et de la vie adulte, sur laquelle il pourra s’appuyer en vue de bifurcations ou reconversions éventuelles.
Pour ce qui est du second (culture), qui apparaît donc comme celui qui doit prévaloir pour le bien même du premier, et prévaloir réellement et non fictivement, on peut proposer quelques points de repères principaux : a) étendre et non restreindre les enseignements purement culturels, c’est-à-dire sans aucun rapport direct à la spécialisation concernée ; étoffer et rendre plus exigeantes les disciplines générales dans l’enseignement dit technique ; étendre à toutes les branches de l’enseignement supérieur les sciences humaines (philosophie[23], histoire) ; b) leur conférer un caractère obligatoire et accompagner celui-ci d’épreuves et de sanctions propres à rendre cette obligation effective.
En tout état de cause, dans ses objectifs didactiques comme dans son fonctionnement institutionnel, l’école n’a pas à s’inféoder à l’entreprise ni à copier son modèle, spécialement son modèle dominant actuel, qu’elle ne reproduit que trop et depuis longtemps avec une violence à la fois ignorée et banalisée (compétition, classement, humiliation, etc.).
Laïcité
Question fondamentale, elle aussi politique, au cœur de la perpétuation de la république, de sa défense et de son progrès.
On ne doit pas confondre tolérance et laïcité. La notion de tolérance est d’abord une notion médicale, rappelait Derrida ; elle désigne une limite ou un seuil, une ligne entre deux pentes, l’intégration ou l’exclusion. Cela s’applique à un organisme, une société, une pensée. Dans son acception sociale ordinaire, la tolérance n’est qu’une condition négative de la coexistence sociale ; elle n’implique aucun effort de reconnaissance ou de communication. Tolérer c’est supporter, éventuellement sans plaisir ou même avec peine, mais cela n’impose aucun mouvement vers l’autre. Si la paix civile réclame que je tolère l’autre, elle ne me demande pas de m’intéresser à lui, de lui parler. La tolérance n’est que le degré zéro de la sociabilité ; elle n’est pas la concorde, qui en est le degré ultime ; entre les deux, on peut osciller, mais un Etat qui permet que ce mouvement aille plutôt vers le haut vaut mieux qu’un autre. Le communautarisme risque de faire descendre au-dessous du degré zéro s’il vient à favoriser le conflit. Quand on confond tolérer et dialoguer, c’est qu’on parle une très grossière langue de bois.
Le discours sur la laïcité « positive » est singulier[24]. Le terme, qui s’oppose à « négative », sous-entend d’emblée une opposition entre une bonne et une mauvaise laïcité. Or la laïcité n’est pas la laïcité si elle est négation de toute religiosité ; la laïcité n’est pas l’irréligion et encore moins l’antireligion. Un Etat laïc n’est pas un Etat athée : l’URSS ne fut pas un Etat laïc, ni au demeurant une idéale république.
La laïcité n’est pas non plus la neutralité et une école laïque n’est pas une enceinte à l’intérieur de laquelle aucune expression spirituelle, religieuse, ou même l’athéisme, ne saurait pénétrer, ni avoir droit à s’exprimer. Cette diversité y est présente de fait, la bâillonner est une sottise. « Laïc » se dit d’un Etat, puis de l’école dans cet Etat, qui ne prétend imposer aucune forme de spiritualité, ni non plus les ignorer, ce qui implique que dans le cadre de l’Etat et de son école, les différentes familles d’esprit ait un droit égal à s’exprimer et à se reconnaître mutuellement, et que les institutions de la république leur en fournissent les moyens effectifs. Alors et alors seulement on peut parler de dialogue sans ce que soit de la langue de bois. Si on veut qualifier de « positive » une telle laïcité par opposition aux caricatures de laïcité que sont la neutralité ou l’anticléricalisme « laïcard », on doit reconnaître comme une conséquence cruciale de sa définition que s’impose à l’Etat un devoir d’absolue sobriété idéologique. Il est vrai que nous appartenons à un monde historiquement chrétien, mais il n’appartient pas au pouvoir politique de le proclamer, mais seulement à l’historien de l’enseigner, au philosophe de le méditer. Avoir des racines chrétiennes n’impose à personne d’être lui-même chrétien.
Si la laïcité est la laïcité, elle n’a pas besoin qu’on la dise positive : la laïcité réputée négative à laquelle on entend l’opposer n’est pas du tout laïcité. Remarquons toutefois que le discours sur la laïcité positive a encore ceci de perfide qu'il porte très bien contre une certaine pratique de la laïcité, et par là trouve un large auditoire, car certains, jusque dans le cadre scolaire, ont pratiqué une prétendue laïcité d'exclusion, donc une sorte d'intolérance.
La chose peut être présentée autrement. Ricœur distingue pour son compte deux laïcités, une négative ou d’abstention (propre à l’Etat), l’autre positive ou de confrontation (propre à la société civile). La 1ère est un « agnosticisme institutionnel », la 2nde équivaut à peu près à ce que nous appelons ici « dialogue » ; mais le terme « confrontation », à ne pas confondre évidemment avec « affrontement », a le mérite d’éviter l’irénisme douteux qui contamine trop souvent l’idée de dialogue. S’il appartient à l’Etat de permettre et d’organiser l’introduction de la 2nde forme de laïcité à l’école, on pourra éviter que sous prétexte d’étendre de lui à elle la laïcité d’abstention, on ne tombe dans une sorte d’exclusion pratiquée au nom des principes républicains. Sinon, il convient au moins que, la laïcité scolaire comme la laïcité de l’Etat n’étant que d’abstention, les organes de l’Etat ne prétendent opposer une bonne et une mauvaise laïcité : chez Ricœur la distinction n’a pas ce sens (cf. La critique et la conviction, Pluriel, p.193 sq).
De ce qui précède il suit que dans l’école de la république (d’état ou sous contrat), les principes et les programmes devraient organiser ou au moins préparer cette intersubjectivité spirituelle, noyau de la concorde républicaine, que devrait être à l’école la laïcité, c’est-à-dire un système d’expression et de communication entre les familles de pensée, dont s’excluront seulement eux-mêmes les intolérants. Si ce n’est pas fait à l’école et par elle, inscrits dans ses principes, ses programmes et ses pratiques, où ce « dialogue » aura-t-il lieu, si ce n’est dans les marges ou sphères de la communauté où se meuvent les élites dont Condorcet voulait que l’instruction réussisse à ne pas couper les citoyens ?
c) Contenus & méthodes
On se limitera ici à quelques points qui découlent des développements précédents. Une révision des programmes devrait rester prudente et modérée, à l’écoute des maîtres compétents. Il faut surtout réintroduire des matières et des exercices, des méthodes de contrôle qui puissent enfin remédier aux principaux maux repérés :
- Apprentissage solide de la lecture et de l’écriture à l’école élémentaire, et début d’apprentissage méthodique de la langue. C’est la première chose, la plus élémentaire et elle conditionne le reste. Cela suppose des maîtres s’exprimant eux-mêmes sans faute et connaissant bien leur propre langue, car l’imprégnation compte autant que les leçons méthodiques.
- Développement d’un enseignement cohérent des lettres et de l’histoire qui comble les effarantes lacunes des jeunes français (et de moins jeunes) et prépare l’enseignement de la philosophie dans les classes terminales et préparatoires, enseignement qui devrait pouvoir être prolongé ensuite, si possible dans toutes[25] les branches de l’enseignement supérieur, afin de fournir un accompagnement réflexif à l’acquisition des hautes spécialités et donner à la question des rapports entre spécialité et culture la solution qu’elle mérite. Il ne s’agit pas de faire de l’enseignement de la philosophie le centre de gravité ni la fin ultime de toute l’école, mais simplement de faire que cette fameuse spécificité française ait un sens : lorsqu’on l’enseigne à des adolescents qui peuvent y être réceptifs, il arrive très souvent qu’ils disent regretter en fin de terminale que cette rencontre doive être sans lendemain. Il convient en fait de penser cet enseignement comme faisant partie intégrante d’un ensemble de culture générale cohérent et consistant, où devrait entrer bien plus tôt par exemple des disciplines absentes ou reléguées dans des zones réservées à des spécialisations[26]. Pour notre part, nous pensons qu’à terme un tel dispositif pourrait transformer notablement la mentalité de la société française.
S’agissant de l’histoire, on a cru bien faire de remplacer la vieille histoire de France sous-tendue par des schèmes idéologiques plus ou moins suspects, par quelque chose d’assez informe. Il convient de rebâtir un enseignement de l’histoire – particulièrement de l’Europe – qui, sans être une tendancieuse propagande, ait une cohérence politique formatrice. On peut sans doute imputer une part du désintérêt politique des européens pour l’Europe à l’ignorance historique : les jeunes français n’apprennent plus la Révolution Française, ignorent depuis longtemps la révolution anglaise, ne savent pas ce que fut la guerre de trente ans, etc.
- Rebâtir un enseignement scientifique solide, comme le souhaitait L. Ferry dans sa Lettre, déjà citée. A cet égard, on devrait suivre les indications d’un discret mais éminent philosophe, Gilbert Simondon[27], qui estimait nécessaire l’introduction dès les premiers degrés de l’enseignement d’une « technologie » ; il faut entendre par là, littéralement, une science de la technique en général, et non pas un apprentissage technique spécial : « … les schèmes fondamentaux de causalité et de régulation qui constituent une axiomatique de la technologie doivent être enseignés de façon universelle, comme sont enseignés les fondements de la culture littéraire ». Ce qui aurait l’avantage de permettre au futur citoyen de ne pas se trouver face à l’univers artificiel dans lequel il vit comme en face d’un monde incompréhensible, détruirait certains mythes ou superstitions touchant l’objet technique, permettrait à certaines aptitudes ou vocations de prendre conscience d’elles-mêmes plus tôt, et finalement pourrait en finir avec la dévalorisation de l’enseignement technique, semble-t-il invincible dans notre école. « Polytechnicien » ne serait alors plus un terme réservé à une élite étroite. Le contenu des programmes du primaire et du secondaire, puis l’architecture du lycée s’en trouveraient considérablement modifiés.
Dans le même esprit, il convient sans doute de donner à tous un enseignement commun de droit et d’économie, comme le préconisait aussi Condorcet.
S’agissant des méthodes, il faut une grande liberté, seulement limitée par des règles de bon sens (exemple de la correction des devoirs évoqué plus haut). Comme on aura du mal à inventer dans ce domaine, il convient de se tourner vers toutes les expériences et démarches connues pour y puiser ses outils. Cela devrait impliquer dans la formation des maîtres la découverte historique de ces expériences et la rencontre directe avec ceux qui pratiquent telle ou telle démarche. Parmi les méthodes aujourd’hui quelque peu oubliée, il y a par exemple le mutualisme, parfois sans alternative dans certaines situations (les classes uniques à la campagne autrefois), qui consiste à faire de l’élève, même dans son jeune âge, un enseignant et non pas seulement un enseigné. Dans la vie réelle, dans la cour de l’école, les enfants s’enseignent mutuellement. Un maître avisé devrait être capable de s’organiser pour exploiter la capacité des enfants à s’enseigner et se corriger les uns les autres. Cette méthode s’accorde avec l’idée fondamentale défendue par Bachelard[28], selon laquelle la formation intellectuelle suppose que l’individu soit mis en situation d’enseignant. Plus fondamentalement, cette méthode rejoint une très vieille idée philosophique résumée dans l’adage latin : docendo disco (en enseignant j’apprends). « Apprendre à apprendre » devient alors une formule sensée… La pédagogie de Dewey s’accorde aussi avec cela : l’enfant selon lui a un désir naturel « de donner, de faire, càd de servir » ; or les usages scolaires ordinaires atrophient ses impulsions sociales et les remplacent par des motivations de crainte, de rivalité et de jugements de supériorité et d’infériorité[29]. Une telle méthode exige plus du maître que la méthode ordinaire, que du reste elle ne remplace ni ne supprime – et n’est pas un moyen de réduire le nombre de postes[30] ! Mais elle va évidemment tout à fait à l’encontre de l’imposition à la sphère scolaire ou universitaire du modèle dit entrepreneurial ; et l’entreprise aurait à l’inverse à gagner à s’inspirer d’une école de ce genre.
d) Condition et Formation des maîtres
On achèvera cet essai par ce point qui n’est pas secondaire, bien au contraire, puisque finalement c’est le maître qui doit être mis au centre et non l’enfant, comme nous avons essayé de le dire, comme aussi par exemple Dewey le pensait : l’école n’est pas pour lui, certes, mais elle ne vaut que ce que le maître vaut. Cependant il convient de tirer de là, non pas seulement ce que doit être sa formation, son recrutement, etc. – mais aussi et d’abord ce que doit être sa condition : exercice de sa tâche, perspectives de carrière, émoluments.
Condition : les enseignants, globalement, sont mal payés ; c’est notoire, mais est resté en l’état depuis trop longtemps. Si la spirale s’est mise à accélérer dans le mauvais sens parce que la condition enseignante n’est pas assez attractive, il faut commencer par là ; il y a un énorme effort à faire sur ce point. Ce qu’il y a de pire à craindre ici, c’est que cela ne se fasse pas ou bien trop timidement. Alors la « fracture scolaire » interne à l’enseignement public que L. Ferry voulait traiter par ses réformes, continuera de s’aggraver et se déplacera pour établir une ligne de partage entre une école publique pauvre et toujours déclinante et un enseignement privé coûteux, sur le modèle américain des années 80. Ensuite il faut veiller à ce que la charge de travail des maîtres, à tous les niveaux, reste compatible avec l’entretien et le perfectionnement de leur compétence : les vacances[31] ne sont pas un privilège indu qui viendrait, avec la sécurité de l’emploi, compenser la maigreur des revenus ; elles ne suffisent même pas du tout à permettre que les tâches qui ne s’accomplissent pas devant les élèves soient faites suffisamment quand les services sont trop lourds, trop dispersés, avec des corrections trop nombreuses, etc. Du proverbe cité plus haut, docendo disco (en enseignant j’apprend), Schopenhauer a forgé une variante féroce : semper docendo nihil disco (en enseignant toujours, je n’apprend rien). Trop souvent, même au plus haut niveau, la nécessité d’accepter des heures supplémentaires[32] par exemple (pour rembourser ses emprunts[33] !), conduit à en faire trop. Ou bien pour acquérir la notoriété nécessaire à prétendre à telle ou telle promotion, il faut s’agiter en multiples activités suffisamment visibles, ce qui prend du temps et peut condamner le maître à l’improvisation ou au radotage. Enfin, si des améliorations substantielles sont apportées sur ces points, il sera possible d’attendre des enseignants que non seulement ils subissent eux-mêmes une formation permanente, mais qu’ils participent à celle d’autrui, ce qui devrait pouvoir alors revêtir un caractère obligatoire. Sur ce point nous sommes très loin de ce que Condorcet avait imaginé ! Comment une vraie instruction publique combinant formation initiale et formation permanente, comme il l’a conçue, pourrait-elle aller de pair avec un corps enseignant qui lui-même serait exclu de cette formation permanente, soit faute de temps pour s’autoformer, soit parce que l’institution ne lui en donnerait pas le droit et le devoir connexe ?
Formation : on ne pouvait que s’opposer à un mode de recrutement et de formation des maîtres qui, sous prétexte d’améliorer en l’allongeant en apparence le parcours universitaire des futurs enseignants, en sacrifie plus ou moins la compétence nécessaire. S’il fallait ou non supprimer les IUFM n’est pas la question ; il faut certes ne pas ignorer leurs notoires insuffisances (dont ils n’ont pas l’exclusivité), sans qu’elles servent à justifier une politique dangereuse. Ensuite il faudra bien qu’existe au sein de l’enseignement supérieur un système jouant le même rôle. Chaque enseignement requiert une spécialisation suffisante, y compris les tâches apparemment non spécialisées : l’instituteur d’un côté, le professeur de philosophie de l’autre sont des spécialistes en généralités de niveau différent, qu’un savoir faire pédagogique ne dispense en rien d’avoir appris et continuer d’apprendre un maximum de choses. Un maître ne peut se contenter d’avoir juste une leçon d’avance sur l’élève ; c’est presque comme si on faisait soigner les malades par les étudiants de PCM1 ; c’est même peut-être pire. Alors on dira que c’est moins grave, que celui qui a en charge la santé, le corps, a plus de responsabilité que l’enseignant. Peut-on rêver d’une société où, comme cela pourrait arriver pour le médecin, l’enseignant pourrait être poursuivi par les familles pour ses défaillances quand elles ont activement participé à l’échec scolaire, qui est une des misères humaines les plus douloureuses[34], une humiliation que nous ne savons pas encore épargner à trop de nos semblables.
Conclusions
Envisager l’éducation – disons donc plutôt l’école – comme en un sens le tout, ou la clé de voûte, d’un projet démocratique, et non pas comme une question partielle et subordonnée, apparaîtra sans doute à beaucoup comme une sorte d’aberrante rêverie. Pourtant, si l’on veut ouvrir réellement une perspective et sortir de la déprimante situation dans laquelle trop de citoyens ne croient plus guère aux offres politiques disponibles, et ne choisissent de soutenir telle ou telle, voire d’y adhérer, que pour défendre des intérêts particuliers ou faire carrière – si l’on veut tracer un horizon, la seule « croissance », du moins au sens où elle est comprise, n’est plus un avenir collectif, si elle l’a jamais été. De même ne vivre que pour trouver un emploi afin de survivre, n’est pas un avenir personnel. Dans sa forme extrême, dite néo ou ultra-libérale, le capitalisme qui tend à imposer à des masses d’hommes cette violence, subordonnant la vie à la survie, est aussi ce mouvement général de la vie historique sans précédent par sa puissance de production de richesse, de confort de vie, de progrès technique, qui doit permettre que ces mêmes masses humaines, à terme, s’humanisent toujours davantage, pour peu que l’on sache le domestiquer et faire servir les moyens qu’il offre aux meilleures fins. Réussir cela est à peu près la même chose que donner ce que Bergson appelle son « supplément d’âme » au corps immensément agrandi de la société industrielle. A ceux que de telles formules feront sourire et qui restent fermés à ce qu’ils appellent avec mépris les grandes idées, on rappellera seulement qu’un corps doté d’une âme étriquée, est un mourant ou peut-être déjà mort et que le simple intérêt dit économique est fort mal « maximisé » quand on pense comme ils pensent : c’est exactement ce l’on appelle gaspillage.
Contre la « réformite » : quel ministre de l’Education Nationale n’y est pas allé de sa réforme ? Il faut en finir avec cela. L’Ecole a besoin de stabilité autant que de vraie modernité, ce qui implique que les degrés élémentaires de l’école, la base de la pyramide, ne soient pas perpétuellement soumis à des révisions finalement déstructurantes. Il faut à la fois plus de liberté pédagogique et plus de stable continuité. Certes, maintenant une reconstruction s’impose, mais ce doit être bien plus qu’une réforme ; elle ne peut être octroyée d’en haut et en même temps elle ne doit pas être l’ouvrage d’un ministre, mais de l’Etat lui-même et de son gouvernement entier. Peut-être faut-il aller jusqu’à inscrire dans la constitution des textes qui garantissent l’Ecole de ces tourmentes réformatrices, en même temps qu’ils lui fixeraient la haute destination qui lui revient.
Les « symboles » : ils ont leur importance, tout spécialement ici le vocabulaire. Nous avons exposé les raisons pour lesquelles nous pensons que la fonction de l’Ecole est d’instruire, et qu’elle éduque par l’instruction. L’éducation ne lui revient pas en son entier, mais seulement cette part : il faut donc rebaptiser le ministère de l’éducation nationale et lui rendre avec sa fonction propre son nom de ministère de l’instruction publique[35]. De la même façon, il faut rendre aux maîtres qui ont en charges les bases de cette instruction le beau nom d’instituteur, fâcheusement remplacé par l’étrange appellation de professeur des écoles. Ce n’est pas le maître d’école qui est un cas particulier du professeur, c’est plutôt le professeur qui est un cas particulier d’instituteur. Il faut rappeler qu’instituteur veut dire qui institue, c’est-à-dire établit ou fait entrer dans l’existence quelque chose. Péguy dit que l’instituteur est celui qui institue l’homme dans l’enfant.
Le violoniste Yehudi Menuhin, qui fut un artiste d’exception, mais aussi un grand exemple d’humanité, disait qu’il faudrait pouvoir toujours donner les meilleurs maîtres aux plus jeunes. Cette formule énonce une évidence rationnelle immédiatement ressentie aussi comme un principe inapplicable sauf dans des cercles étroits. Elle prend le contre-pied du principe qui commande l’architecture scolaire : les meilleurs maîtres aux meilleurs élèves… Est-il impossible de sortir de cette contradiction ? Il faudrait combiner la plus tenace ambition et la plus grande modestie, mais le principe devient applicable si l’on dit qu’il faut donner, à chaque étape, les meilleurs maîtres possibles aux élèves les moins avancés dans tel ou tel domaine, puisque le meilleur maître étant celui qui réussit tendanciellement à se rendre inutile, comme le meilleur médecin serait celui qu’on n’aurait pas besoin de retourner consulter, les élèves devraient pouvoir progressivement apprendre sans maître. C’est donc bien sur la formation et la condition des maîtres que repose l’inversion de la spirale du déclin.
Janvier 2009/Juin 2012
[1] Lettre à tous ceux qui aiment l’école
[2] Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles. Les CPGE de proximité sont celles qui ont été créées dans des villes moyennes, afin d’épargner aux familles l’obligation d’inscrire leurs enfants dans des établissements de grandes villes plus éloignées. Bien entendu, ces classes sont d’un niveau plus modeste, mais il est possible de rejoindre à partir d’elles des classes plus chevronnées.
[3] Mais resté sans suite : aujourd’hui les enseignants français sont parmi les plus mal payés d’Europe.
[4] La formation de l’esprit scientifique (p. 252).
[5] Il souffre juste aujourd’hui d’être repris de tous côtés, et court le risque d’être disqualifié par la médiocrité de certains de ses usagers !
[6] Echec avoué et confirmé par l’Etat lui-même quand il prévoit une niche fiscale correspondante. Si nous pouvions nous passer d’institutions comme Acadomia, c’est que les ambitions affichées ici auraient pas mal avancé ! En tout cas, au lieu de supprimer des postes et de prétendre que l’école n’est pas une question de « moyens » (comptables), il y a lieu de cherche sérieusement à construire déjà ou renforcer, dans l’école telle qu’elle est, de vraies structures de rattrapage et de réparation. Il me semble certain que les familles, les enseignants et les lycéens (qui sont souvent en âge de voter) pourront être très réceptifs à un discours sur l’école qui irait dans ce sens.
[7] Une enquête récente sur le retour aux fondamentaux en Grande-Bretagne donne des résultats alarmants : on assiste à un effondrement du niveau scolaire du en grande partie au fait que les écoliers ne font plus rien d’autre que se préparer aux tests de lecture, écriture et calcul.
[8] On passera ici sur le cas des écoles supérieures de commerce, qui est à part, ainsi que sur celui des instituts d’études politiques ; ces derniers ne sont point à proprement parler de grandes écoles, et sont accessibles à bac + 0, mais servent surtout de débouchés d’appoint pour les CPGE littéraires. On sait que les classes préparatoires littéraires se distinguent des autres (scientifiques et commerciales), par l’étroitesse de leurs débouchés. C’est un problème difficile qui touche à la fois à la possibilité d’accroître sensiblement le nombre des normaliens supérieurs d’une part, d’autre part à la possibilité de rendre diplômantes les années passées en CPGE littéraires, chose inégalement acquise en fait. Chose promise par C. Allègre : promesse non tenue, particulièrement pour ce qui est des « cubes », dont le nombre diminue dans les khâgnes. D’autre part, la « mastérisation » de la formation des enseignants risquait de faire de l’agrégation – le CAPES disparaissant – un concours presque réservé aux normaliens supérieurs.
[9] Voir Luc Ferry, Lettre à tous ceux qui aiment l’école.
[10] Elle a plutôt confirmé un fait de notoriété publique.
[11] Sur la nécessité de l’instruction publique (1793)
[12] Pour plus de détails, voir l’excellente présentation des Cinq mémoires sur l’instruction publique par Charles Coutel et Catherine Kintzler (Garnier-Flammarion), spécialement p. 32 sq.
[13] La laïcité repose en dernier ressort sur l’idée que la vérité n’est pas un objet de possession, mais de recherche. Un esprit qui, à l’inverse, aurait la certitude de posséder le vrai – par le biais d’une révélation par exemple – ne pourrait s’accommoder aisément de la laïcité, et devrait au moins tracer une ligne de démarcation entre ce qui ne tombe pas sous le principe ultime de celle-ci et le reste. Dans ce cas seulement, la transmission de ce qui est supposé être vérité intangible devrait rester strictement privée, propre à une communauté ou à la famille dans cette communauté, mais sous réserve qu’elles ne contreviennent en rien aux lois régissant la sphère publique.
[14] Dans lequel le président Obama a été lui-même éduqué.
[15] Corollaire électoral : il ne sera sûrement pas facile de s’opposer au discours pédocentrique, tellement il est facile à accepter par l’opinion et tellement il s’est enraciné ; il faudra expliquer en quoi c’est un discours démagogique.
[16] « Annonciateur du vrai royaume de Dieu » disait-il en 1897 !
[17] C’est la même idée directrice qui anime W. Deming, héritier à travers Shewhart de l’inspiration pragmatiste, dans son effort pour enseigner une formule nouvelle de management (qui a fait ses preuves au Japon après la 2nde guerre mondiale) : « Le but d’une école de commerce ne devrait pas être de perpétuer le style de management actuel, mais de le transformer ». Il faut souligner l’importance de ce point qui touche à la vie économique et sociale, et même à l’éthique : est-il possible de bâtir une société – et une entreprise – où la coopération l’emporte sur la compétition ?
[18] L’IPES, par exemple, créant une catégorie d’étudiants « élèves-professeurs » recevant un traitement comparable à celui d’un normalien supérieur (supprimé lors de la création des IUFM). Chevènement en 2002, Sarkozy en 2007, dans leurs campagnes présidentielles, en ont promis le retour. Le plan Langevin-Wallon lui, allait jusqu’à prévoir un présalaire au 3ème cycle du 1er degré et un salaire étudiant, « en rapport avec les services qu’il rend et qu’il est appelé à rendre à la collectivité ».
[19] La référence politique à Jules Ferry en mai 2012 est donc un minimum. Et cela indique donc bien jusqu’où on a pu tomber précédemment.
[20] L’école maternelle s’y ajoute de 2/3 à 6/7 ans.
[21] Réflexions sur l’éducation (introduction)
[22] Bien souvent le niveau des enseignements généraux, au niveau du BTS par exemple, est reconnu comme en recul par rapport à celui du collège !
[23] S’agissant de la philosophie, par exemple, la question importante n’est pas de savoir quand on peut ou doit faire commencer son enseignement en amont, mais jusqu’où il faut l’étendre en aval. Pour ce qui est de l’amont, un enseignement sérieux du français, de la littérature et de l’histoire n’on pas à être suppléés par l’introduction d’une initiation à la philosophie commencée je ne sais où en amont.
[24] Le Vatican semble être à l’origine de l’expression.
[25] Voici ce qu’écrivait à ce sujet Jean Lacroix en 1980 : « Après les terminales du « secondaire », il y a les Universités et Grandes Ecoles, qui ont au total près d’un million d’étudiants. Leur problème est capital et sans doute plus difficile encore… Il faut d’abord distinguer nettement … ceux qui poursuivent des études de sciences, de lettres, de droit, de médecine, etc., et le petit nombre qui suit les cours de philosophie, surtout pour devenir professeur. Dans le premier cas, un changement radical s’impose : la France est terriblement en retard. Quels qu’ils soient, ceux qui ont choisi telle ou telle discipline devrait absolument recevoir un enseignement philosophique qui accompagnerait leurs études et leur serait parfaitement adapté… » - ce qui suppose la création de chaires spécialisées de philosophie et une formation des maîtres ad hoc. Un décret avait été signé par C. Allègre ouvrant cette perspective et l’ENS de Lyon y avait consacré un projet. Ce n’est pas très avancé, donc. J’ai moi-même jadis envisager de faire acte de candidature à l’Inspection Générale de Philosophie en vue de faire avancer l’idée, mais sans succès.
[26] Comme la « technologie » (voir plus bas).
[27] Du mode d’existence des objets techniques, p.13.
[28] « Voici, d’après nous, le principe fondamental de la pédagogie de l’attitude objective : qui est enseigné doit enseigner » - et tout le texte qui suit, p. 244-45, Op.cit.
[29] « Les plus faibles perdent le sens de leurs capacités et acceptent une position d’infériorité persistante et durable… les forts sont tentés de se glorifier d’être les plus forts ».
[30] Mais d’un point de vue très pratique, le mutualisme peut rendre des services notables dans une situation de pénurie (qu’on espère provisoire) de maitres de qualité.
[31] On peut se rappeler peut-être la structure de la loi de 1950 sur le statut des enseignants : leur salaire est calculé au prorata des 10 mois sur 12 : les grandes vacances ne sont pas des congés payés pour les professeurs, mais font l’objet d’une sorte de retenue sur salaire, obligatoire et mensualisée.
[32] Les réformes engagée avant 2012, et surtout les suppressions de postes, ont conduit certains membres de l’UMP à soutenir contre l’inquiétude de ceux qui objectaient que les besoins risquaient de ne pas être satisfaits, que les maîtres pourraient pour y remédier faire des heures supplémentaires, avec tous les merveilleux avantages fiscaux que cela suppose. Pure escroquerie. Il faudra un jour ou l’autre en venir à écouter la revendication syndicale qui réclame, contre l’abus les heures supplémentaires, la création de postes.
[33] Où l’on voit que tout se tient et que la politique scolaire n’est pas coupée de l’incitation à l’endettement des classes moyennes voulues par la puissance économique dominate.
[34] Bien pire que les chagrins d’amour, selon Bourdieu !
[35] V. Giscard d’Estaing avait rebaptisé ce ministère, Ministère de l’Education – tout court. Mais nous proposons de remplacer aujourd’hui « éducation » par « instruction », ainsi que d’y ajouter « publique », cette dénomination symbolisant une volonté de rupture avec la marche des choses, c’est-à-dire un pédagogisme ruineux et une privatisation qui n’est que l’envers d’un recul républicain.