ENSEIGNEMENT MUTUEL
Introduction
La méthode de l’enseignement mutuel n’est pas une nouveauté, bien qu’elle soit ignorée aujourd’hui de nos institutions - et il ne faudra pas la confondre avec les travaux dits de groupe, expédient généralement désastreux. Avant d’être une méthode, l’enseignement mutuel est un fait résistant : les enfants apprennent beaucoup de choses les uns des autres. Ils apprennent ainsi beaucoup de bêtises, soit. Mais pas seulement, et du maître aussi, spécialement quand il devient médiocre. Et souvent ce qu'ils apprennent les uns des autres vaut mieux que ce qu'ils apprennent de certains maîtres. Les habitudes institutionnelles opposent un barrage à la mise en œuvre de cette forme de communication aussi fondamentale que spontanée : bavarder, copier sont des délits. Or on sait bien que les maîtres ne copient pas moins leurs préparations et leurs corrections, et les élèves ne sont pas plus incapables de s’en rendre compte que le maître de reconnaître dans les devoirs des recyclages d’Internet par exemple.
Nous sommes accoutumés à un enseignement dit « simultané » par opposition à l’enseignement « mutuel » : un groupe d’élèves apprend en même temps d’un seul et même maître, au lieu que les élèves apprennent les uns par les autres. Mais cette distinction est boiteuse : dans l’enseignement mutuel, le maître conduit simultanément plus de choses que dans l’enseignement simultané. Globalement la maître travaille bien plus, tant dans avant et après la classe que dans la classe, que dans l’enseignement simultané. L’enseignement mutuel est plus difficile à mettre en œuvre que l’enseignement simultané. Et du reste l’un n’exclut pas l’autre : l’enseignement simultané ordinaire ne va jamais dans un enseignement mutuel au moins sauvage ou rampant (bavardage, récréation, etc.) et inversement l’enseignement mutuel méthodique est constitué d’une pluralité d’enseignements simultanés tournants, asynchrones.
Cette méthode survit dans certaines institutions (scoutisme, formation professionnelle). Elle est requise dans le cas, aujourd’hui rare, de la « classe unique ». Dans ce cas, elle apparaît au premier abord comme répondant à des situations de pénurie, alors que sans doute elle est une sorte de luxe permettant d’apporter le savoir au plus près des enfants d’âges divers réunis en groupes restreints. La disparition de ces classes est moins due à la supériorité supposée de l’enseignement simultané qu’à la transformation du tissu social et économique (désertification rurale).
La méthode revit aujourd’hui dans certains pays, comme l’Allemagne (encore elle!) où elle est utilisée fréquemment depuis les années 80 sous l’impulsion d’un français germanophone devenu enseignant à l’université catholique d’Eichstätt-Ingolstadt (Bavière), Jean-Pol Martin.
Historique
En Europe, la méthode, réputée venue d’Angleterre se diffuse au début du XIXe siècle. En Suisse notamment elle est mise en œuvre par Grégoire Girard dans les années 1800 sous la forme de « cours gradués » distribués en petits groupes instruits par des moniteurs de niveau déjà suffisant en grammaire et mathématiques. En rupture avec les traditions de l’enseignement confessionnel et politiquement suspecte, elle est interdite par le pape Léon XII (traditionnaliste borné) en 1824.
En France, des essais sans lendemain avaient eu lieu dès 1747 dans l’enseignement des pauvres et des orphelins (par exemple la tentative du chevalier Paulet, soutenue par Louis XVI). Le système est pyramidal : un maître principal enseigne à plusieurs centaines d’élèves par l’intermédiaire de moniteurs de niveaux divers. Chacun apprend à son niveau (et non selon son âge) et enseigne au niveau inférieur. Cela permet - et impose en même temps, afin que les élèves ne restent pas inoccupés - d’enseigner de façon concomitante la lecture et l’écriture, ce qui a des vertus bien établies aujourd’hui. C’est une espèce de grande « classe unique ».
En 1815, un effort pour réaliser les exigences de la Révolution Française en matière d’instruction publique, très partiellement réalisées sous l’Empire (qui avait entre temps rétabli l’enseignement confessionnel) se fait jour. Une association, la Société pour l’Instruction Elémentaire, se heurte à la pénurie de maîtres compétents ; elle renoue alors avec la méthode (importée de GB). Après 1830, il existe 200 écoles mutuelles en France, en concurrence avec les écoles confessionnelles attachées aux méthodes de l’enseignement simultané. Guizot tranchera contre la méthode mutuelle, au moment de la création des écoles normales, principalement pour des raisons politiques : la Monarchie de Juillet ne fut pas moins antirépublicaine que le Ier Empire.
La disparition de ces expériences semble paradoxalement liée au fait qu’elle fut jugée trop efficace : on y apprenait à lire/écrire en 2 ans au lieu des 5/6 ans de l’enseignement traditionnel. Considérée comme en un sens plus moderne et mieux adaptée aux besoins de capitalisme industriel naissant, elle fut victime à la fois du conservatisme traditionaliste et de l’apparition au cours du XIXe siècle des premières crises. Son déclin et son effacement semblent ainsi liés aux phases où le travail vient à manquer, comme si dans ce cas l'école avait une fonction de gardiennage, d'occupation d'attente, comme c'est cruellement visible dans l'école d'aujourd'hui.
En Allemagne, dans les années 80, le mouvement Ldl de JP Martin offre un exemple de la possibilité de faire revivre cette méthode sans doute enterrée trop vite.
Principe et mise en oeuvre
JP Martin appelle sa méthode «Lernen durch lehren» (Ldl : apprendre en enseignant). Cette devise reprend une vieille maxime latine : «Docendo disco» (en enseignant, j’apprend). Cette idée, qui s’appliquera aussi bien au maître qu’à l’élève, pousse des racines très loin dans un fameux paradoxe platonicien renfermé dans le mythe dit de la Réminiscence (anamnésis, en grec = perte de la perte du souvenir). Ce paradoxe dit qu’apprendre est comme retrouver en soi quelque chose d’oublié, mais ne se produit pas spontanément, et revient à nier qu’enseigner soir transmettre un savoir tout fait à une âme vide : enseigner n’est pas transmettre ou remplir[1].
Ainsi la fin idéale de toute éducation est de permettre à l’élève de devenir éducateur de soi, et le maître le meilleur est celui qui sait se rendre progressivement inutile. De tout ceci il résulte que l’enseigné doit être mis en situation d’enseigner (Bachelard), chaque fois que possible. Le fait que cela soit rendu nécessaire par des contraintes diverses qui forcent le maître à se décharger sur certains de ses élèves, à certains moments, en en faisant des moniteurs, n’est donc pas un inconvénient mais au contraire une opportunité.
La méthode mutuelle ne doit surtout pas être confondue avec les méthodes dites « innovantes » (depuis plus de 50 ans !) qui privilégient la libre spontanéité, etc., et se refusent, explicitement même parfois, à instruire. Elle est d’abord destinée à instruire, le plus possible et dans le temps le plus court possible, ou si on préfère, dès le début et sans perdre de temps. On sait bien que ce qui est manqué aujourd’hui à l’école élémentaire n’est pratiquement jamais rattrapé.
Nous avons à réinventer pour notre compte autant de moyens de mise en œuvre de ces principes, en considérant que ce qui était tenu pour une exception et une survivance de la méthode mutuelle dans notre système – la classe dite unique – peut être traité comme un modèle généralisable et modelable, et pas simplement une situation marginale concédée à certaines populations, et liée à une pénurie de moyens. Cette situation fournit bien plutôt, en raison même de son échelle réduite, une sorte d’idéal de proximité, de liberté et d’efficacité maximales. Si les efforts que nous avons à fournir à l’école élémentaire pouvaient réussir à produire des approximations satisfaisantes de cet idéal, nous pourrions considérer qu’a été trouvé un moyen décisif de lutter contre le gaspillage effrayant d’aujourd’hui. L’actuelle pénurie de maîtres de très bon niveau, qui s’est progressivement installée depuis que s’est développée la spirale du déclin de notre école, pourrait trouver là une première opportunité de s’inverser, puisqu’à terme des « apprenants-enseignants » pourraient devenir des maîtres de qualité, seraient aussi des parents capables d’un certain soutien scolaire.
Perspectives
Plus qu’une méthode alternative ou un moyen de faire face à une crise, l’enseignement mutuel peut aussi être considéré comme la ligne directrice d’une réforme de la société, car des élèves formés selon ses principes devraient devenir des citoyens lucides et des hommes réconciliés avec le savoir et le travail. En son temps elle s’est opposée à des méthodes sclérosées et qui ne survivaient que d’être accordées à une société de très grande inégalité. Le XIXe siècle l’avait développée et l’a sacrifiée. Nous pouvons la réinventer.
PS. On entend aujourd'hui dire que la tâche de reconstruction de l'école est gigantesque, que ce qui est le résulat de décennies de déclin ne sera pas réparé de si tôt. Attention à ne pas faire de cette évidence prudhommesque un lâche aveu d'abandon. Si la méthode mutualiste fut capable de concurrencer celle des frères en efficacité et rapidité, pourquoi ne pourrions-nous pas en nous inspirant d'elle, entre autres, concurrencer un enseignement débile? On doit pouvoir assez vite faire mieux qu'une école qui n'enseigne presque plus rien et qui, sous prétexte de favoriser l'épanouissement individuel et son rythme propre, retarde toujours davantage le rattrapage de l'indispensable.
[1] Aristote interprète cela en proposant de penser le rapport entre enseignant et enseigné comme un cas particulier de l’action d’un agent sur un patient. N’importe quoi ne peut pas agir sur n’importe quoi ; il est impossible d’instruire une pierre ou une table. Il faut qu’il y ait quelque chose de commun à l’enseignant et à l’enseigné, et ce ne peut être que le mouvement d’enseigner et d’apprendre chez l’un et chez l’autre, et un savoir qui est ce que l’enseignant enseigne et ce que l’enseigné apprend. Enseigner et apprendre sont une même chose, un acte commun : l’enseignant apprend ce qu’il enseigne en l’enseignant, et même à chaque fois qu’il l’enseigne, et l’élève enseigne le maître en apprenant et n’apprend pas sans devenir son propre maître.