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Billet de blog 20 septembre 2025

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La France est-elle une dictature ? Déconstruction d’une idée répandue

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il est fréquent d’entendre, dans les conversations de café, sur les réseaux sociaux ou lors de manifestations, cette affirmation péremptoire : « La France est une dictature ». L’expression choque, elle libère une colère, elle traduit une perte de confiance dans les institutions. Mais que signifie-t-elle vraiment ? Et surtout, est-elle fondée ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer l’émotion de l’analyse, confronter les perceptions individuelles aux réalités politiques, et replacer la notion de « dictature » dans son contexte historique et philosophique.

1. Qu’est-ce qu’une dictature ?

Le mot « dictature » ne doit pas être employé à la légère. Historiquement, il désigne un régime politique dans lequel tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un seul homme ou d’un groupe restreint, sans séparation des pouvoirs, sans libertés publiques, et souvent accompagné d’une répression violente des opposants.

Dans la Rome antique, la dictature était un pouvoir exceptionnel confié temporairement à un magistrat pour affronter une crise. Mais dans le langage moderne, elle renvoie à des régimes autoritaires comme ceux de Mussolini, Franco, Pinochet ou encore les régimes militaires en Afrique et en Amérique latine.

Les critères principaux sont donc :

l’absence d’élections libres et pluralistes,

la censure généralisée,

la répression systématique des opposants,

la domination d’un seul parti ou d’un seul chef incontestable,

la négation des droits fondamentaux.

2. Pourquoi certains Français disent que la France est une dictature ?

Depuis plusieurs années, un sentiment diffus de défiance traverse la société française. Des gilets jaunes aux opposants à la réforme des retraites, en passant par les militants écologistes ou ceux qui dénoncent les violences policières, beaucoup affirment ne plus se reconnaître dans les institutions de la Ve République.

Les arguments souvent avancés sont :

La concentration des pouvoirs présidentiels : Emmanuel Macron, comme ses prédécesseurs, bénéficie d’une Constitution qui lui donne des pouvoirs étendus. L’exécutif domine le Parlement, l’usage du 49.3 accentue l’impression d’un passage en force, et beaucoup voient là une forme de confiscation démocratique.

La répression des mouvements sociaux : Les manifestations des gilets jaunes ont été marquées par des violences policières, des mutilations, des gardes à vue arbitraires. Pour certains, cela s’apparente à une répression digne d’un régime autoritaire.

La surveillance accrue : Les lois antiterroristes, puis les lois de sécurité globale, ont renforcé les pouvoirs de l’État en matière de contrôle, de vidéosurveillance, et de limitation de certaines libertés publiques. Beaucoup craignent une dérive vers un État policier.

Le sentiment d’impuissance politique : Malgré les votes, les alternances et les mobilisations, de nombreux citoyens ont le sentiment que rien ne change vraiment, que les politiques suivent la même logique néolibérale, et que la démocratie n’est plus qu’une façade.

3. Pourquoi la France n’est pas une dictature

Pour autant, affirmer que la France est une dictature relève d’un abus de langage. Car si notre démocratie est imparfaite, elle conserve des éléments essentiels qui la distinguent d’un régime autoritaire.

Des élections libres : Les citoyens élisent leurs représentants au suffrage universel, les partis d’opposition existent, la presse critique le pouvoir quotidiennement.

Une justice indépendante : Même si elle subit des pressions, la magistrature conserve une autonomie réelle, et le Conseil constitutionnel peut censurer des lois contraires aux libertés fondamentales.

Une société civile active : Associations, syndicats, collectifs militants, ONG continuent d’exister et de se mobiliser. Les manifestations, bien que parfois réprimées, restent un droit exercé massivement.

Une liberté d’expression persistante : Les critiques virulentes contre le gouvernement se diffusent chaque jour sur les réseaux sociaux, dans les journaux ou à la télévision. Dans une dictature réelle, de telles critiques seraient réprimées, les opposants emprisonnés ou exilés.

La comparaison avec des dictatures réelles (Russie de Poutine, Chine de Xi Jinping, Iran, Corée du Nord) montre bien la différence : en France, il n’existe pas de censure systématique, pas de parti unique, pas de prisonniers politiques condamnés pour leurs seules opinions.

4. Une démocratie en crise

Si la France n’est pas une dictature, elle traverse néanmoins une crise démocratique profonde. Cette crise nourrit la tentation de qualifier le régime de « dictatorial ». Elle s’exprime par :

Une abstention massive : Lors des élections législatives ou européennes, plus d’un électeur sur deux ne se déplace plus. Cela traduit un désintérêt ou une défiance à l’égard du système.

Un pouvoir verticalisé : La Ve République, surtout depuis l’inversion du calendrier électoral en 2002, a accentué la présidentialisation. Le chef de l’État domine tout, au détriment du Parlement.

Un affaiblissement des contre-pouvoirs : Les médias souffrent de concentration capitalistique, le Parlement est réduit à une chambre d’enregistrement, et les syndicats sont marginalisés.

Un usage excessif de la police : Si la France reste une démocratie, il est indéniable que la doctrine du maintien de l’ordre a dérivé vers plus de brutalité, ce qui fragilise le lien de confiance entre l’État et les citoyens.

5. Le risque de banaliser le mot « dictature »

Employer le terme de dictature pour parler de la France pose un problème majeur : il banalise la réalité des dictatures authentiques. Quand on compare la situation française à celle de dissidents emprisonnés en Russie, de journalistes assassinés en Turquie, ou de femmes emprisonnées en Iran pour avoir retiré leur voile, on mesure l’écart.

Dire que la France est une dictature peut donc être ressenti comme une insulte à ceux qui vivent réellement sous des régimes autoritaires.

6. Ce que traduit cette affirmation

En réalité, quand un citoyen français affirme « la France est une dictature », il ne fait pas une analyse scientifique du régime. Il exprime plutôt :

une colère contre un pouvoir jugé arrogant et sourd,

un sentiment d’humiliation face à l’impuissance politique,

une dénonciation de la violence policière,

une peur d’un futur où les libertés pourraient s’amenuiser encore davantage.

Il s’agit donc moins d’un constat objectif que d’un cri politique.

Conclusion

La France n’est pas une dictature. Elle reste une démocratie libérale, avec ses institutions, ses élections, ses libertés publiques. Mais elle est une démocratie malade, fatiguée, abîmée par la verticalité du pouvoir et par l’écart croissant entre les élites et le peuple.

La qualifier de dictature relève de l’exagération, mais cette exagération dit quelque chose de vrai : une partie des citoyens se sent privée de sa voix, de sa dignité, de son poids politique.

Plutôt que de brandir le mot « dictature », il faudrait affronter le vrai diagnostic : celui d’une démocratie en crise, qui risque de s’effriter si elle ne se régénère pas.

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