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Billet de blog 11 décembre 2025

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Un morceau de pierre précieuse - atelier des mots, récits et témoignages d'exil #8

Cet atelier d’écriture a lieu une fois par semaine dans une maison de quartier de Seine-Saint-Denis depuis octobre 2024. Entre 10 et 15 personnes, principalement des femmes de nationalités différentes, y participent. Ce qui suit reste une tentative, une expérience d'écriture en devenir, au même titre que ce qui se joue en atelier.

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Illustration 1

- « Je me rappelle d’une histoire. »
- « Mon grand-père l’a racontée à mon père et mon père me l’a racontée. »
- « On la racontait dans le cercle familiale, autour du feu. »
- « J’en ai déjà écrit la moitié. Regarde. C’est très long je vais continuer. »

« Il était une fois une femme qui avait sept garçons. Elle rêvait d’avoir enfin une fille pour compléter sa famille. Un jour, elle reçut une bonne nouvelle qu’elle voulut annoncer à ses enfants. Elle était enceinte. Mais ses fils prirent alors une décision radicale. Ils expliquèrent à leur maman que si le bébé était encore un garçon, ils quitteraient la maison.(...) »

- « C’est l’histoire d’une petite fille. C’est l’histoire d’une femme forte. »
- « C’est une histoire importante pour moi, j’ai envie de l’écrire jusqu’au bout, de m’en rappeler »
- « Tu peux la lire, me dire si tu la comprends bien, mais je sais exactement ce que je veux écrire, comment je veux l’écrire. »
- « Non, je ne l’ai jamais lue. Je l’ai entendue. C’est pour cela que j’aimerais l’écrire. »
- « Pourquoi est-elle importante pour moi ? C’est difficile à dire. A la fin, je poserai peut-être des questions, pour montrer pourquoi c’est important. »
- « Je l’ai relue et relue. C’est très long et difficile à écrire. »

« (...) La mère prit peur et se sentit très inquiète. Le jour de l’accouchement arriva. Les garçons préparèrent leurs affaires et décidèrent de s’éloigner de la maison. Ils demandèrent à leur mère, ainsi qu’à la voisine, de leur faire un signe :
- un foulard, si le bébé était une fille pour qu’ils reviennent
- Une machette si c’était encore un garçon. (...) »

En parlant des contes, qu’il décrit comme une poésie de nature procédant du mythique, Wilhelm Grimm, dans la préface à l’édition des contes de 1856, parlent de « petits morceaux d’une pierre précieuse éclatée qui seraient éparpillés sur le sol recouvert d’herbe et de fleurs et que seul un regard plus perçant que les autres peut découvrir ». « Leur signification s’est perdue depuis longtemps mais on la ressent encore ; c’est elle qui incarne la teneur du conte et qui en même temps satisfait notre attrait naturel pour le merveilleux. (...) ». (1)

S. s’est penchée sur un de ces morceaux de pierre précieuse et son regard s’est émerveillée à tel point qu’elle a ressenti la nécessité d’en laisser une trace, manière pour elle de redécouvrir cette histoire (et de la partager), histoire racontée dans sa famille de générations en générations, depuis sa Tunisie natale. L’année dernière, elle nous avait déjà conté, en atelier, un récit qui avait résonné en elle en écoutant un conte du Caucase dit par une autre participante. Ou comment les contes traversent des mers et des contrées pour se transformer et garder souvent la même trame (le principe narratif), tissage incertain et mouvant.

Le conte oral de la femme qui avait sept garçons et qui a donné naissance à une fille, a évolué, s’est façonné au fil du temps, de manière imparfaite, avec des trous, des oublis. L’écrire aujourd’hui comporte le danger de l’immobiliser, le figer, à l’opposé de la tradition orale. C’est pourtant un acte de désir et de mémoire auquel il faut porter attention. Lire les lignes  que S. est en train d’écrire avec application dans son cahier de travail, en français qui plus est, a quelque chose de bouleversant, de profondément émouvant ; car c’est un texte qui se situe bien au delà de celle qui l’écrit et de celui qui le transcrit pour par exemple le partager dans un recueil ou dans cet article ; C’est un texte qui n’a pas d’auteur et qui rend d’abord hommage à une tradition ancestrale porteuse d’espoir, un geste collectif en quelque sorte.

«  La poésie de nature n’a pas d’auteur, ni les contes qui en émanent. Elle est comme un être organique, un arbre par exemple ou mieux encore elle est comme le langage. Celui-ci se manifeste à travers les hommes, mais nul ne peut dire qui l’a créé. On voit simplement que les langues évoluent, se transforment en s’inscrivant dans l’espace et le temps propres à chaque population, comme les contes, qui sont à la fois mêmes et autres selon les lieux et les générations. Mais ils procèdent à l’origine du mythe dont ils recèlent des éclats. Rien que de naturel en tout cela, bien qu’énigmatique ». (1)

«(...) Elle donna finalement naissance à une petite fille. La maman était folle de joie : après tant d’années, elle avait enfin la fille dont elle rêvait. »
A suivre.

(1) Nicole Belmont, « Poétique du conte -  essai sur le conte de tradition orale », page 33 (L’invention des contes) - Éditions Gallimard - Le langage des contes

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