Parfois, Shadi est ailleurs, se perd dans ses pensées. Elle semble alors saisie par une fatigue, une lassitude qui vient de loin, au delà de celle engendrée par son travail de vendeuse dans une boutique de maroquinerie au centre de Paris. Le vendredi, c’est son jour de repos. Je la vois alors s’étirer et bailler sans retenue entre deux questions. Il arrive alors que nos regards se croisent. Aucune gêne à bailler et c’est bien normal, il s’agit simplement d’un relâchement salutaire, non réduit au regard de l’autre, un geste pour soi, une tension qui diminue, un mouvement naturel, accepté tacitement.
Et pourtant, j’ai souvent l’impression dans ces moments de chercher (parfois en vain) la juste attitude en réponse à la présence de chaque personne qui fait corps avec moi dans cette salle, comme si j’étais investi d’une mission : comment retenir son attention, la ramener à l’activité proposée quand elle s’en éloigne, susciter son intérêt, répondre à ses attentes, accompagner les difficultés propres à l’apprentissage, encourager une écoute active comme disent
les pédagogues ?
Si on y réfléchit bien, cette question d’une position adéquate à trouver, d’une mission à accomplir, parait bien dérisoire au regard de la situation des individualités qui me font face, de leur parcours passé, présent et à venir. Je ne devrais même pas me la poser. Simplement être là, pleinement, au milieu d’elles et partager, accompagner au présent.
Aujourd’hui Shadi sourit, semble plus attentive qu’à l’accoutumé et, quand il ne reste que trente minutes à passer ensemble et que je questionne une activité à mettre en chantier, elle propose avec malice :
« Et si chacun dit une phrase et les autres écrivent ? ».
Belle idée que je saisis immédiatement en corsant un peu les choses : nous allons raconter une histoire ensemble, en inventant, étape par étape, phrase par phrase, à tour de rôle. Et tout le monde va écrire sur son cahier.
« Je commence si vous voulez ».
Je pense à ce jeu auquel nous jouions quand nous étions enfants, le « téléphone arabe ».
En bulgare, arabe, espagnol, lituanien, on dit d’ailleurs « le téléphone cassé », en chinois « l’erreur grossit en se transmettant de bouche en bouche », en hongrois « jeu de chuchotements », en russe « le téléphone sourd », en tchèque « la poste muette », en turc « d’oreille en oreille ».
Là, les mots seront dits à voix hautes, lancés à la cantonade et écrits plus ou moins bien sur du papier, feuilles volantes, cahiers d’écriture, carnets, peu importe.
Marie, s’improvisant archiviste, prend des notes, collecte la production du groupe et chacun, chacune, y va de sa petite phrase « à tour de rôle » selon la consigne. Beaucoup d’hésitations et de rires, beaucoup de rires surtout. Une comptine se construit, pas à pas, s’inventant dans la langue, avec retenue, en creux, à la fois prisonnière des contingences du quotidien (faire les courses, manger, faire un grand ménage, rentrer chez soi), avec des échappées belles (un article à lire, un ami à qui parler, un parc, un spectacle à découvrir), mais aussi racontant les difficultés d’être là, comme un état des lieux de l’exercice en cours ou une introspection spontanée (par quoi commencer ? elle est « très à l’aise » pour signifier peut-être « je ne suis pas à l’aise du tout » ?). Dire et écrire dans le même temps, dans une langue étrangère, voilà bien un jeu moins simple qu’il n’y parait. Ne s’improvise pas poète qui veut. La poésie viens plutôt quand on ne l’attend pas.
Le rythme est hésitant, l’humeur joyeuse. A la fin de l’histoire, une envolée inattendue, un twist comme l’on dit en anglais, un retournement final, un coup de feu dans le silence, mais heureusement toujours dans le rire.
« Elle a mis la main dans sa poche et...Elle est très à l’aise. Elle réfléchit par quoi commencer. Elle fait des courses. Elle va découvrir « l’Assemblé » (NDA : c’est un atelier spectacle proposé le jour même par une médiatrice du Centre Nationale de la Danse) et elle rentre chez elle. Elle a trouvé un article. Elle a téléphoné à un ami pour parler avec lui. Elle a fait le grand ménage. Elle a mis encore la main dans sa poche et elle a trouvé un revolver. Il n’y avait pas d’argent. Elle sort de la maison très vite pour aller dans un grand parc. Tuer un lapin pour le manger ».
L’atelier se termine, avec un peu de retard. Safa file travailler, Ravi m’offre avec déférence une petite bouteille de café frais, parfum caramel Macchiato, Olena me montre, l’air de rien, avant de regagner sa petite chambre, un haïku qu’elle a pris le temps de traduire et d’écrire. J’aimerais l’entendre en Ukrainien aussi. Plus tard, elle le traduira.
« L’automne arrive.
Tes pensées volent vers moi. »
L'article contient des productions écrites par les participant·es qui en ont autorisé la publication. Les prénoms ont été changés pour des raisons de confidentialité.