Chers amis,
Il semblerait que la guerre soit déclarée. Il fallait s’y attendre. Mais on est, paraît-t-il, pris de court. Pour la Xième fois depuis le 11 septembre. La dernière, ce fut avec Daesh (Isis, l’Etat islamique). Qui a su se créer un territoire, par la conquête, avec des moyens très nouveaux et sans que l’on s’en rende compte. Des jeunes gens, de très jeunes gens souvent, endoctrinés mais surtout narcissiques et très fiers de leurs exploits, accompagnés de jeunes femmes dociles et voilées, naviguent entre violence et respect extrême de la Loi. De la loi divine, il va de soi.
Cela se passait, et se passe toujours, du côté de l’Irak et de la Syrie. Cela pourrait s’étendre. On est surpris, informés de ce qui s’est passé une fois que cela semble chose accomplie, irréversible ; et les armées traditionnelles sont impuissantes face à une expédition qui n’est pas sans ressembler à celles d’Alexandre ou de Tamerlan.
L’énergie de cette jeunesse et sa croyance fanatique caractérisent un raz de marée dont la violence stupéfie, autant que la volonté de justice revendiquée, et effectivement mise en œuvre (la charia médiévale remplace dans les territoires dominés par l’Armée Islamique, la corruption des régimes officiellement en place).
La dernière surprise, c’est le double attentat contre Charly Hebdo et contre la police française, le mercredi 7 janvier en fin de matinée, commis par 3 individus solidaires de l’Etat islamique, et qui en partagent les « idéaux ». Mais cette fois, c’est chez nous, ou à côté de chez nous, que ça se passe. Ici aussi, on est pris de court. Les ressources traditionnelles (la police et l’armée) ont été impuissantes pendant quelques jours. Surprenant, pour lutter contre trois individus qui plus est connus depuis longtemps comme des terroristes potentiels, lourdement armés il est vrai, déterminés et entraînés au-delà de toute attente.
Il va donc falloir désormais nous attendre à ce qui apparaît (à nous pauvres profanes) être du nouveau, mais qui ne l’est guère : les services de renseignement occidentaux savaient tout. Mais ils sont noyés par la masse de leurs informations, depuis le 11 septembre, et parfois incapables d’analyser et d’interpréter correctement.
Pour l’historien, à part la surprise face à autant de violence et d’infantile endoctrinement, quelques évidences reviennent à l’esprit.
Un des prétextes de ces assassinats (à côté de l’engagement des Français aux côtés des forces américaines contre l’Irak, puis contre Daesh), c’est le fait d’avoir caricaturé Mohamed. Un blasphème, une insulte qui demanderait à être vengée, punie de mort. Cela va au-delà de toute considération stratégique ou simplement politique.
Cela pose la question de l’image en islam, de son interdit, une question qui a fait l’objet de nombreuses et bonnes études, compétentes. Mais qui ne résolvent rien. Rien ne sert de dire que l’image, en islam, ne fait pas l’objet d’une universelle intolérance. Il y a, rappelons-le, autant d’islams que de christianismes ou de bouddhismes. L’histoire, de ce point de vue est intéressante, elle peut aider à relativiser les choses, mais elle ne peut suffire comme argument à opposer aux intégristes. Il en va de l’image comme du voile ou du masque. Ce qu’on en ressent, la manière dont on l’interprète, est plus importante que le fait d’en porter un ou pas.
Derrière la question (théologique) de l’image, il y a, puisqu’il s’agit de caricatures, la question de l’humour. Cette question-là est certainement plus décisive.
Nous rions, avec Charlie Hebdo, de fanatiques. Et ces fanatiques sont susceptibles. Cette susceptibilité est facilement instrumentalisée, par des prédicateurs eux-mêmes excités.
Leur colère est aussi réelle que notre sentiment d’avoir raison de rire.
Il faut donc nous demander non pas pourquoi nous rions, mais comment nous rions? Cela touche non pas simplement à l’objet du rire (en l’occurrence dieu, les dieux, leurs prêtres et prophètes), mais cela touche directement à nous, à chacun de nous. Or il est clair qu’on rit partout, pas seulement chez nous, mais qu’on ne rit pas de la même manière ici et là, ni pour les mêmes raisons, ni des mêmes choses. L’Amérique du Nord n’apprécie guère l’humour de Charlie Hebdo. Elle y est le plus souvent allergique. Un chroniqueur du New York Time vient de dire que l’humour de Charlie Hebdo peut à la rigueur convenir à un américain adolescent, mais pas à un adulte responsable.
Alors, les sociétés arabes, turques, iraniennes, indiennes, indonésiennes, comment réagissent-elles à des formes d’humour qui chez nous (en Europe) sont acceptables, et même délectables, voire indispensables et vitales ? L’exemple récent de la réception du livre de Wendy Donniger en Inde, est emblématique. Professeur de l’Université de Chicago, historienne des religions et éminente indianiste, Wendy Donniger a publié, dans une maison d’édition très diffusée dans le monde entier (Penguin), un gros livre sur l’histoire de l’hindouisme, où elle propose une démarche non pieuse, historique et anthropologique, dans une écriture à la fois savante et ironique. Mais on ne badine pas avec le Seigneur Krishna. Un lingam n’est pas un phallus, chez les intégristes de là-bas. Son livre a été retiré de la vente en Inde. Et alors ? Il est lu en Amérique, au Japon, en Australie et en Europe.
En France, Charlie Hebdo est une lecture d’adultes, et souvent même de vieillards (qui ont vécu mai 68). Tout le monde ne lit pas Charlie Hebdo, loin de là. Mais presque tout le monde reconnaît qu’on peut rire et se moquer, irrespectueusement, des choses les plus sacrées pour soi-même (cela arrive en effet), ainsi que des choses considérées, par d’autres que soi-même, comme sacrées. Par exemple le Pape.
L’humour à la Charlie, c’est un humour irrespectueux des convenances, un humour décapant, qui porte volontiers sur les croyances et les religions. Toutes les religions. L’anticléricalisme y est un principe. Cela dans le prolongement direct d’une tradition européenne qui remonte au moins au Moyen Âge. Citons la Fête des fous, Boccace, Rabelais.
Va-t-il falloir renoncer aux formes d’humour qui choquent les intégristes d’ici et les croyants de là-bas, sous prétexte qu’il faut établir la paix dans le ménage, local et international ?
Il faudrait alors oublier non seulement un mode du rire largement partagé, mais aussi nos fromages, nos vins, nos charcuteries et la diversité de nos usages vestimentaires et érotiques.
Face à un être névrosé, la bonne attitude n’est pas d’entrer dans son jeu. Si votre compagnon vous interdit d’utiliser les toilettes, sous prétexte de désordre et d’impureté, la solution ne consiste pas à occuper la salle de bain de votre voisin.
Abandonner nos cultures propres ou en limiter l’exercice sous prétexte de ne pas choquer les autres (ceux qui se définissent eux-mêmes comme tels), serait aussi stupide que de mépriser les coutumes des autres, sous prétexte que les nôtres seules seraient acceptables.
Et là, on voit surgir ce qui est le fond du problème, son origine. La posture impérialiste, paternaliste, colonialiste, posture d’une violence inouïe, névrotique, qui a fini par susciter des confrontations et des révoltes aussi violentes qu’elle, et aussi idéologiquement frustres. La violence animale fait partie de la nature humaine. La civilisation (chaque culture) devrait avoir pour vocation de la gérer, de la canaliser, de la dompter. Mais à sa manière, pour chaque culture. La prétention d’éduquer les peuples envahis, exploités, colonisés ou postcolonisés, aboutit à susciter de la violence.
Le résultat de la posture impérialiste et coloniale, c’est une exaspération des identités culturelles et, en Occident, un brassage des cultures résultant de la décolonisation et de l’importation de main d’œuvre à bon marché, sans mode d’emploi. On est loin de la cohabitation prudente et régulée, celle des Empires romains et Ottomans. La cohabitation a fait place à des métissages très partiellement réussis : aux USA la question raciale est loin d’être réglée, et dans les banlieues françaises, le communautarisme pluriel est un exercice d’équilibre extrêmement fragile. Des groupes d’humains censés être égaux et fraternels, tous citoyens, tous républicains, se regardent en chiens de faïence. Il s’agit aussi d’humains maintenus dans une position d’infériorité, qui ont de la peine à s’en sortir. L’intégration est, sinon un échec, un idéal non encore réalisé.
Au fond, l’intégration ne saurait être réalisée sans sortir ces gens de leur misère. Et cette action sociale préliminaire devrait non pas déboucher sur un nivellement des différences (l’exigence, par exemple, en ce qui concerne la Suisse, de savoir faire une fondue), mais au contraire sur une valorisation positive de ces différences. En ce qui concerne l’humour (qui est, rappelons-le, le propre de l’homme en général), il faudrait encourager, au niveau des sociétés pluriculturelles, un système de communication qui puisse s’inspirer de ce que les ethnologues ont appelé « parenté à plaisanterie ». Je ris de ma belle-mère, mais je ne lui fais pas de mal. Les Genevois rient des Vaudois, qui rient d’eux, et ensemble ils rient des Fribourgeois et des Suisses-Allemands.
C’est sain.
Il s’agirait au fond de ne pas décourager la violence symbolique, sous prétexte de politesse, mais de laisser éclater les rires dévastateurs, agressifs, gras et grossiers, pour autant que cela reste « symbolique ». Tout dérapage en direction d’une violence réelle, évidemment, doit être fermement condamné. Ce dernier point, essentiel, relève du devoir de l’éducation, seule capable d’humaniser l’animal, de freiner les élans de la susceptibilité identitaire.
Le politiquement correct est de ce point de vue une attitude impérialiste et assassine, qui entraîne le refoulement, la dissimulation, l’insatisfaction et le désir de revanche.
Il est vital que le sarcasme, l’humour et l’agressivité symboliques aient toute liberté de s’exprimer, sans auto-censure.