A une époque où certains diplomates (pas tous) rêvaient encore d’une Turquie laïque et européenne, en 1981, j’ai eu la chance de traverser en bus et à pied les Haut Plateaux d’Anatolie dans la région d’Afyon Karahisar, entre Smyrne et Ankara. J’ai entrevu alors ce qui sous-tend aujourd’hui la politique d’Erdogan : le rêve des Lumières n’a aucun sens pour les paysannes voilées et recourbées sur les champs de coton. La révolution d’Atatürk a échoué.
L’assaut populiste du Capitole le 6 janvier 2021 n’a en apparence aucun rapport avec cela, si ce n’est que Donald Trump (bien avant sa non réélection), à l’instar d’autres pouvoirs en place de par le monde, surtout s’ils sont ou rêvent d’être de nature totalitaire, avait compris lui aussi que des Lumières il ne pouvait rien attendre. L’Amérique profonde se gave de fake news, et l’espace des droits humains se réduit sous nos yeux, comme une peau de chagrin.
L’entrée des avant-gardes néo-islamistes dans Kaboul, le 15 août 2021, marque un tournant dans l’histoire. Mais on retiendra que ce retour en ville est en réalité un retour au village et qu’il correspond à une tendance largement partagée.
Les troupes américaines n’avaient certes pas envahi l’Afghanistan pour des raisons humanitaires, ni avant eux les Soviétiques ni auparavant encore les Anglais. Mais tous ces « civilisés » avaient contribué, comme par dommage collatéral, à l’émancipation des mœurs et à l’abandon, par une frange citadine ou privilégiée de la population, des contraintes de la charia. Certain-e-s pouvaient même, loin des campagnes, faire des études de sciences humaines ou de droit international, laisser tomber le voile, jouer du luth, chanter, danser, boire du whisky et se divertir en pilotant des autos-tamponneuses.
Dans ce contexte les Talibans ont surgi comme des postmodernes, des anticoloniaux réagissant à l’Occident, promoteurs d’une charia extrême. Et les voici revenus, comme les Trois Mousquetaires, du village à la ville, vingt ans après en avoir été chassés, avec la bénédiction du monde dit « civilisé ». Consternation ? Non : coup de massue, même si c’était programmé depuis quelques temps.
Et maintenant, février-mars 2022, le comportement de la Russie à l’égard de l’Ukraine, bien que lui aussi annoncé depuis belle lurette, est venu asséner un second coup de massue. L’Ukraine américanisée et européanisée constituerait une sorte d’offense au peuple sur lequel règne Poutine. Ici aussi, retour au village, et à la métaphysique du patriarche Cyrille! On redécouvre qu’à l’instar de la Turquie, mais à plus grande échelle encore, l’immense Russie n’est pas réductible aux franges citadines qui consommaient encore, avant-hier, Starbuck, Netflix et MacDonald.
Le retrait américain de l’Afghanistan est certes une bonne chose du point de vue post-colonial. Mais il se pourrait que Poutine pense de même à propos de son invasion de l’Ukraine.
Et pendant ce temps que fait l’Europe ? Elle accueille à bras ouverts, et c’est bien sûr heureux, les Ukrainiens et les Russes qui fuient Poutine, mais elle renforce le contrôle de ses frontières avec l’agence Frontex, et demeure quasiment imperméable du côté des migrants issus d’Afghanistan, de Syrie ou de l’Afrique, au risque, cette fois-ci carrément, de passer pour raciste.
Le retrait américain, l'invasion russe et le repli de l’Europe sur elle-même compromettent fortement la possibilité de croire en un soutien politique de l’universalité des droits humains.La Chine ne nous contredira pas. Ces aberrations auront forcément des conséquences sur la manière de penser le monde et le devenir des sciences humaines, du moins là où la liberté d’expression est encore possible. Au temps où l'on manifestait contre le franquisme ou contre la guerre du Vietnam, on ne doutait pas encore de l'humanité et l'on faisait encore confiance au sens commun. On assiste aujourd'hui à la montée d'un doute général sur la possibilité de cette confiance, et à la disparition en même temps d’un dilemme qui nous tourmentait à juste titre.
Jusqu’à présent on pouvait certes chercher à comprendre le sens d’une coutume révoltante à nos yeux, comme un sacrifice humain, un repas cannibale, une mutilation rituelle, une lapidation de femme adultère ou un inceste royal. On pouvait essayer d’expliquer la logique interne d’un code alimentaire ou vestimentaire aberrant. On ne s’est pas privé de pratiquer ce genre d’enquête, mais on le faisait toujours avec un arrière-goût désagréable : en expliquant, on risquait de paraître justifier. Et l’on ne pouvait en aucun cas donner raison sans autre aux aberrations des barbares, des arriérés ou des monstres. Ce qu’on appelle relativisme culturel (ou plus récemment perspectivisme) se devait de rester à un niveau décemment théorique, sous peine de mépriser une universalité de droit, sinon de fait. Cette page à la fois sceptique et tragique est désormais tournée. Ceux qui ont encore le droit de s’exprimer sont officiellement encouragés désormais, par les plus grandes puissances, unanimes, à se livrer sans remords à l’observation des mœurs et des croyances les plus bizarres ou scandaleuses, dans les anciennes colonies ou dans les provinces excentrées, sans avoir à redouter quelques sanglots lourds de culpabilité.
En renonçant à être le gendarme du monde sans pour autant renoncer à son hégémonie, en allant caresser du poing les assassins de Kashogi, Washington a officiellement cautionné l'idéologie des talibans. Poutine brandit le même flambeau en légitimant le délire d’un prêtre moscovite. L'Europe rejette les migrants en Lybie ou en Turquie, quand ce n'est simplement à la mer. Le village global est devenu celui du non-droit. Il est donc loisible d’oublier cette crainte stupide de paraître justifier l’inacceptable en essayant de le comprendre, qui nous habitait naguère. On ne pourra plus être accusé(e) de cautionner en expliquant. On pourra désormais expliquer sans limite, et en toute innocence. Près de 250 ans après la Révolution française voici donc une volte-face quasi universelle. On a fini de s’étrangler sur la question des droits de l’homme, sans parler de ceux des femmes.
Certains publicistes et (ou) historiens pourront peut-être se sentir soulagés d’une charge encombrante: le relativisme culturel, sous ses espèces les plus débridées, est devenu la norme. En vieille philosophie, cela portait un nom : le cynisme.