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Billet de blog 14 octobre 2019

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A propos de l’exposition Dieu(x) modes d’emploi qui s’ouvre aujourd’hui à Genève

L’exposition Dieu(x)Modes d’emploi déploie ses objets dans un cadre conventionnel et sans fondement scientifique.

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Si l’on veut rester sérieux en proposant une approche pédagogique (et non catéchétique) des pratiques religieuses, il conviendrait en premier lieu de ne pas essentialiser les « religions », en les réduisant aux « cultes » reconnus comme des institutions (catholicisme, protestantisme, bouddhisme, hindouisme, taoïsme, «  animismes" ou que sais-je). L’essentiel serait donc de procéder non pas à partir des dénominations plus ou moins officielles, mais à partir des pratiques réelles, concrètes, en se méfiant des évidences et des grilles inconscientes. 

Conçue par l’ancien diplomate, universitaire et essayiste Elie Barnavi, légèrement adaptée à la situation genevoise par une association dirigée par la théologienne Isabelle Graesslé, l’exposition Dieu(x)Modes d’emploi, prétend répondre à cette exigence. Elle semble à première vue ne pas procéder à partir de configurations institutionnelles ou dogmatiques, mais à partir d’éléments concrets, c’est à dire de pratiques, sur le terrain. Mais elle distribue aussitôt ces pratiques dans un cadre conventionnel et sans fondement scientifique, celui des grandes et petites « religions du monde », dont elle hérite tous les présupposés.

D’innombrables difficultés surgissent en effet. Le titre d’abord, qui semble emprunté à Georges Pérec, l’auteur du livre La vie. Mode d’emploi. Pourquoi partir des dieux et non pas des humains? La notion de « dieu » n’est pas universelle. C’est une notion chrétienne, exportée dans le monde entier à partir du 15ème s. mais dont l’évidence est fort douteuse. Les dieux seraient-t-ils partout, fondamentalement, une seule et même chose, dont seuls varieraient les « modes d’emplois » ? Et que dire de l’opposition entre monothéismes et polythéismes, sur laquelle on insiste en toute ignorance de nombreuses mises en garde scientifiques. La présentation graphique de dieu(x) (dans le titre de l’exposition) manifeste cette difficulté.

L’exposition est ainsi construite sur un grand nombre d’ « évidences » stéréotypées, à commencer par la construction générale, conçue comme une énumération de têtes de chapitres encadrés par les dieux au début (à tout seigneur tout honneur), et une laïcité d’intelligence à la Régis Debray (il est de notre devoir de comprendre) à la fin: un petit parvis, donc, et puis (dans l’ordre), des divinités, des au-delà, des passages, des cycles, des cultes, des lieux, des corps, des intercesseurs, des voix (il ne fallait pas oublier les plain-chants et les clochettes), des conflits enfin, mais vite résolus par la coexistence permise par la laïcité. Il y aurait partout des « divinités » (que penser alors, dans leurs irréductibles spécificités, des esprits, des anges, des saints, des orishas, des demas, des amesha spenta, des boddhisattvas, des démons?) ; on observerait partout des « cultes » (au terme desquels des cultes « séculiers », selon une catégorisation qui est loin de fonctionner de manière évidente), des passages (un concept pour le moins problématique, tous les « rites de passages » n’étant pas religieux), des « intercesseurs charismatiques » (sic), parmi lesquels on présente sans prudence les fondateurs des sectes les plus dangereuses, des lieux sacrés et des temps sacrés, des cycles (comme dans les vieux traités d'histoire des religions, qu'on ne devrait plus lire aujourd'hui). C’est dans des contextes précis, historiques et sociologiques, qu’il conviendrait d’examiner (et de critiquer) chacune de ces catégories. Mais on a préféré renoncer à une approche savante, au profit d’une étonnante cour des miracles, où le chaland se voit asséner, de salle en salle, une foule de « faits religieux» présentés (à tort) comme des variations sur des thèmes universels.

Un tel spectacle risque évidemment d’éblouir quelques croyants déjà enchantés et particulièrement tolérants, mais il fera sourire (ou grincer, ou fuir) ceux qui l’interpréteront comme un défilé des superstitions.

 Il est certain qu’on aurait pu imaginer, à Genève, à moindre frais, de constituer une équipe compétente pour monter une autre exposition, mieux adaptée à la fois aux connaissances actuelles et aux attentes des Genevois. On ne manque pas d’objets, ni de ressources, entre les divers Musées (publiques et privés) et l’Université (anthropologie et histoire des religions, théologie, ethnologie, études chinoises, japonaises, africanisme, etc...). Mais on a préféré une approche qui ne soit pas historique. Et l’on y convie les écoliers en histoire.

Il faut dire qu’à Genève, le Département de l’instruction publique a récemment abandonné un enseignement sur les Grands Textes, dont certains seraient trop compliqués à expliquer. C’est en 2011, à l’instigation du magistrat Charles Beer, que des cours sur des textes fondateurs de nos civilisations, qu’ils soient religieux, historiques ou philosophiques, étaient introduit au Cycle d’orientation. Cette approche faisait se côtoyer, dans une perspective comparatiste, Gilgamesh, Homère, le Coran, la Bible, Calvin, Montesquieu, Rousseau, Marx ou Martin Luther King dans les cours d’histoire et d’éducation citoyenne. Telle était la solution trouvée pour enseigner le fait religieux dans le cadre d’un canton laïque. 

Sous la houlette d'une nouvelle présidente du Département de l'Instruction publique, on a rejeté cette approche et recentré « sur les religions », sans réaliser que si, dans l’histoire, il existe des constructions humaines qui sont effectivement (dans certains contextes) reconnues par nous (héritiers d'une histoire européo-chrétienne) comme "religieuses", ce qu’on appelle les religions (christianisme, judaïsme, islam, bouddhisme, shintoïsme, taoïsme, etc..), ne sont pas des faits, mais des catégories mouvantes, plurielles, contradictoires, des constructions imposées par des pouvoirs dominants, et parfois soutenues par des institutions. Il y a des historiens qui travaillent sérieusement sur ces questions, mais on ne semble pas les avoir consultés avant de remettre en question l’approche prudente des Grands textes. On préfère s'appuyer sur des publication de tendance "inter-religieuse", et on demande aux éventuels experts d'intervenir après coup, pour corriger le tir...

Il y avait de quoi être inquiet et l’on en a la preuve aujourd’hui. C’est en effet dans ce contexte d’abandon de l’histoire au profit de la piété que le Département de l'Instruction publique a décidé d'utiliser comme instrument pédagogique (pour l’enseignement de l’histoire!) l’exposition sur Les dieu(x) modes d'emploi.

Faut-il comprendre que la laïcité, celle que la nouvelle constitution genevoise voulait « neutre », et non pas débridée, est finalement devenue une boussole affolée ?

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