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Billet de blog 19 janvier 2015

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Religion?

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Qu’est-ce qu’une religion ? 

En un premier temps, dans une histoire très ancienne qui est bon gré mal gré la nôtre, à nous autres (celle de l'Antiquité tardive, essentiellement aux 4ème et 5ème siècles), une volonté de purification est devenue de plus en plus impérative, entraînant l'affirmation d'une identité qui voulut rejeter l'autre sans pour autant l'oublier, en faisant par conséquent de l'autre son ombre. Le Christianisme vainqueur s’accommoda de l'hellénisme et du judaïsme, qui se transformèrent en survivance pour l'un, en bouc émissaire pour l'autre.

Au bout de la chaîne qui nous rattache à cette scène primitive, du 18e au 20e siècle, des lumières à Marx, Nietzsche et Freud, la purification consista (pour certains intellectuels) à vouloir se débarrasser (sans y parvenir) du triangle tout entier de la religion occidentale (christianisme/islam/judaïsme), pour parvenir à un regard libre, celui de la sécularisation.

A l’extrémité de la chaîne, aujourd'hui, en situation de globalisation postcoloniale, la purification, dans un sens que nous espérons positif, devrait  consister, logiquement, à nous détacher de nos points de vue sans les abandonner, mais en les mettant à distance le temps  d’entrer en négociation post-impérialiste avec d’autres points de vue. Il s’agit de comparer, de « traduire » pour comprendre,  et non d’attribuer une quelconque valeur sacrée à ces  multiples et différentes « ontologies » (comme on dit chez les ethnologues). Il s’agit, en somme, de cohabiter.

Dans ce contexte, quand on veut parler de religion, au singulier comme au pluriel, il est bon de revenir au sens premier du terme, qui n’est pas le sens élaboré dans la tradition chrétienne. La religion, c’est en effet une attitude que l’on rencontre partout. Celle qui consiste à détacher son attention des paroles, des pensées et des actions habituelles ou traditionnelles, profanes, à les mettre provisoirement ou définitivement à l'écart, au moment même où l'on décide de considérer et de respecter  avec « religiosité », « religieusement » comme en dit en français, certaines pensées, certaines paroles et certaines cérémonies privilégiées et hautement codifiées (certaines règles), le plus souvent dépourvues de sens, voire absurdes pour celui qui les observe de l’extérieur, mais considérées comme immensément importantes par ceux qui les respectent, même s'ils ne savent pas pourquoi il les respectent. Le respect, ici, tient le commentaire à distance. Le commentaire, si commentaire il y a,  prend le plus souvent la forme du mythe, c'est-à-dire d'un discours qui ne demande pas à être cru, mais seulement à être répété, voire transformé... Ce processus de séparation entre le profane et le sacré, au sein de la coutume,  relève lui-même de la coutume.

En chantant un cantique ou en participant au repas sacrificiel, celui ou celle qui accomplit un rituel, de manière étrangement stéréotypée,  et artistique, se tient momentanément à l'écart des procédures alimentaires les plus courantes, mais du même coup il ou elle problématise ces procédures.

En participant à une procession religieuse, et en respectant ses rythmes et son déroutant parcours, il (elle) questionne l'espace profane.

En accordant de l'intérêt aux éléments merveilleux d'un récit mythique, il (elle) prend position par rapport au réel, et par rapport à l'usage habituel de la parole.

On peut donc considérer que la religion est un dégagement de la coutume qui permet à celle-ci de réfléchir sur elle-même, de manière non discursive, les rites étant une forme de pensée sans parole (comme l’a souligné à plusieurs reprises un spécialiste des religions romaines, John Scheid).

Cette réflexion implique une prise de distance, un détachement, un retrait par rapport à la culture, sans pour autant constituer un saut dans la nature. La prise de distance religieuse est en elle-même un acte culturel. Un acte vertigineux, qui place l'acteur dans une position liminale, du type de celle que les ethnologues ont décrite comme étant la phase essentielle de tout rite de passage. Il en va ainsi du vertige suscité par toute réflexion expérimentale sur les fondements ou l'origine de l'équilibre culturel.

Si l’on veut bien accorder à « religion » le sens que je viens de suggérer (celui qui fait des mythes et des rites des instruments de défamiliarisation,  et de réflexion sur la coutume), on se libère d’une apparente difficulté : qu’est-ce qui distingue une pensée ou un comportement « religieux » de toute pensée ou comportement traditionnel codifié? Ne faudrait-il pas, pour qu’il y ait « religion », l’intervention postulée d’agents surnaturels ? Ou suffit-il que le mythe, ou le rite, revête un caractère sacré, c'est-à-dire apodictique, irrévocablement respectable et nécessaire ?

Cette difficulté n’existe que pour celui qui donne au mot religion le sens occidental moderne, essentialiste, celui d’un système de mythes et de rites construit sur le modèle du christianisme, un système  relevant de la coutume mais isolé des autres coutumes, et organisé en relation avec des êtres surnaturels et une communauté humaine précise, une Eglise, ou une confession. Pour qui au contraire donne au mot « religion » le sens que je viens de proposer, la difficulté s’estompe. La religion, la cuisine, les cérémonies d’investitures, les modes vestimentaires et la manière de traiter les dieux, ou de parler d’eux, tout cela relève (ensemble, en bloc) du domaine des coutumes, mais peut revêtir, dans certainement circonstances,  une sacralité reconnue par ceux qui y sont attachés. La religion apparaît avec la reconnaissance et l’affirmation de cette sacralité. Et c’est cela qu’il s’agit d’étudier de près. Les dieux, de ce point de vue, ne sont jamais que des agents, parmi d’autres, de cette sacralité.

Comme il s’agit de coutumes, on est dans du collectif, du sociétal, et non pas, d’abord, dans un souci de soi-même. Mais le groupe qui est uni par le partage des mêmes «religions», peut revêtir des formes diverses. Il peut s’agir de la société tout entière, par exemple dans les tribus amazoniennes; il peut s’agir de groupes organisés en associations, en petites communautés ayant leurs propres règles à l’intérieur d’une société donnée (par exemple les thiases, en Grèce ancienne; les sectes bouddhiques, en Chine et au Japon).

La pratique des religions peut aussi, sans que cela soit nécessaire, être liée (par l’intermédiaire d’autorités humaines reconnues comme telles) à des doctrines (orales ou écrites) quant à l’origine du monde et de l’humain, quant à la mort et l’au-delà, des croyances ou des promesses de salut personnel, des prescriptions et des règles de vie, et même parfois donner lieu à des enseignements plus ou moins mystiques.

On voit donc intervenir des prêtres et des sages, des usages particuliers de la parole, des écrits, des images, des lieux de cultes plus ou moins architecturés, une utilisation particulière des arts enfin, et de la philosophie.

D'un côté donc, la chatoyante diversité des mythes et des rites. De l'autre des ensembles codifiés, institutionnalisés, la série conventionnelles des grandes et petites "religions du monde".

Il va de soi que ces religions-là, celles qui font  plus que jamais parler d'elles dans les journaux, sont intéressantes. Mais elles n'auront que peu à nous apprendre sur le fonctionnement des mythes et des rites. Leur vocation n'étant pas d'abord de comprendre ces éléments fondamentaux, mais bien plutôt d'en contrôler le pouvoir, et de les instrumentaliser.

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