Philippe Borgeaud (avatar)

Philippe Borgeaud

Historien des religions

Abonné·e de Mediapart

18 Billets

0 Édition

Billet de blog 19 août 2021

Philippe Borgeaud (avatar)

Philippe Borgeaud

Historien des religions

Abonné·e de Mediapart

Coup de massue et perspectivisme. L’Afghanistan et les sciences humaines

Le retrait des troupes américaines de l'Afghanistan devrait théoriquement entraîner un changement de paradigme pour les sciences humaines.

Philippe Borgeaud (avatar)

Philippe Borgeaud

Historien des religions

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les troupes américaines n’ont certes pas envahi l’Afghanistan pour des raisons humanitaires, ni avant eux les Soviétiques ni auparavant encore les Anglais. Mais tous ces « civilisés » ont contribué, comme par dommage collatéral, à l’émancipation des mœurs et à l’abandon, par une frange citadine ou privilégiée de la population, des contraintes de la charia. Certain-e-s pouvaient même, loin des campagnes, faire des études de sciences humaines ou de droit international, laisser tomber le voile, jouer du luth, chanter, danser, boire du whisky et se divertir en pilotant des autos-tamponneuses.

Dans ce contexte les Talibans avaient surgi comme des postmodernes, des anticoloniaux réagissant à l’Occident, promoteurs d’une charia extrême. Et les voici revenus en ville 20 ans après en avoir été chassés, comme les Trois Mousquetaires avec la bénédiction du monde « civilisé ». Consternation ? Non : coup de massue, même si c’était programmé depuis quelques temps déjà, pour ne pas dire depuis belle lurette. En écoutant le Président Macron en son discours du mardi 17 août 2021, à Bormes-les Mimosas, on avait peine à réprimer un sentiment de gêne, devant un spectacle joli mais déprimant. Deux jours après l’entrée des avant-gardes néo-islamistes dans Kaboul, un évènement que tout le monde reconnait être un tournant dans l’histoire mondiale, et un jour après avoir promis de veiller à protéger la nation française d’un possible flux migratoire incontrôlé, il fallait donc que le Président du pays des droits de l’homme retourne au village pour respecter la tradition d’un exercice oratoire et estival, devant un parterre de quelques survivants de la résistance et du débarquement en Provence. Occasion de rappeler, à ceux qui refusent de se faire vacciner contre le covid, ce qu’il en serait des devoirs et des libertés, du vivre ensemble et de la fraternité, « chez nous », « entre nous », au moment où l’espace des droits humains, cette ancienne fierté de la France à l’adresse du monde, se réduit ailleurs, sous nos yeux, comme une peau de chagrin.

Le retrait américain de l’Afghanistan est certes une bonne chose du point de vue post-colonial. Mais, de la manière dont il a été effectué, il signe aussi la fin de toute confiance possible en l’universalité des droits humains. Il entraîne du même coup dans son sillage la disparition d’un dilemme qui nous tourmentait à juste titre, depuis des décennies. L’Européen qui pense peut désormais se livrer sans remords à son activité préférée : se délecter de l’observation des mœurs et des croyances les plus bizarres ou scandaleuses, dans ses anciennes colonies, sans avoir à redouter quelques sanglots lourds de culpabilité.

Jusqu’à présent on pouvait certes chercher à comprendre le sens d’une coutume révoltante à nos yeux, comme un sacrifice humain, un repas cannibale, une mutilation rituelle, une lapidation de femme adultère ou un inceste royal. On pouvait essayer d’expliquer la logique interne d’un code alimentaire ou vestimentaire aberrant. On ne s’est pas privé de pratiquer ce genre d’enquête, mais on le faisait toujours avec un arrière-goût amère et désagréable : en expliquant, on risquait de paraître justifier. Et l’on ne pouvait en aucun cas donner raison sans autre aux aberrations des barbares, des arriérés ou des monstres. Ce qu’on appelle relativisme culturel se devait de rester décemment à un niveau purement théorique, sous peine de mépriser une universalité de droit.

Désormais cette page à la fois sceptique et tragique est tournée. En renonçant à être le gendarme du monde, Washington a officiellement donné l’exemple en légitimant l'idéologie des Talibans. Il sera possible d’oublier toute crainte de justifier l’inacceptable. On ne pourra plus être accusé de cautionner en expliquant. On expliquera sans limite, et en toute innocence. Pourquoi se gêner, du moment que les Talibans sont autorisés, par le gouvernement des États-Unis (et non par le peuple afghan), à interpréter la charia, et que tous les gouvernements du monde (y compris celui de la France) en sont d’accord. Après la Révolution française voici donc une volte-face universelle. On a fini de s’étrangler sur la question des droits de l’homme, sans parler de ceux des femmes.

L’ethnologue-historien des religions et des ontologies tribales peut se sentir libéré d’une charge encombrante. Le perspectivisme désinhibé va devenir la norme.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.