Philippe Borgeaud (avatar)

Philippe Borgeaud

Historien des religions

Abonné·e de Mediapart

18 Billets

0 Édition

Billet de blog 28 juillet 2019

Philippe Borgeaud (avatar)

Philippe Borgeaud

Historien des religions

Abonné·e de Mediapart

Les Grecs et nous

L'Antiquité critique d'aujourd'hui. Un apprentissage machinal ou délibéré, mais indispensable

Philippe Borgeaud (avatar)

Philippe Borgeaud

Historien des religions

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les Grecs et nous. 

Lorsqu’on voyage dans les temples et sanctuaires bouddhiques et shinto du Japon on est convié à relativiser nos certitudes. La visite que j’en ai faite, pour la quatrième fois, récemment guidé par des amis très savants, m’a permis de redécouvrir en quelque sorte une image décalée de l’Europe, une Europe préchrétienne, polythéiste. Ce phénomène à la fois d’estrangment (comme disent les anglophones) et de retrouvailles avec une mémoire profondément refoulée, tout visiteur européen du Japon en ressent l’émerveillement. Cela toutefois ne serait pas possible si nous autres Européens ne nous étions pas, à notre insu parfois, exercés au préalable à mettre à distance, chez nous, sans voyager, toutes sortes d’évidences machinalement reçues. Nous l’avons fait en passant par l’école, où nous avons lu et relu, ne serait-ce qu’au détour d’un commentaire, les Grecs et ceux qui les ont traduits. Chacun de nous a donc fait, avant même le voyage du Japon, un détour comparable. Et l’on ne cesse d’accomplir ce détour depuis l’époque de la domination romaine. La culture grecque, via la romanisation, nous est insufflée, délibérément ou non, consciemment ou non, autant que la culture chrétienne. Or l’Antiquité grecque remonte en-deçà du christianisme. La multiplicité de ses dieux est un signe qui ne trompe pas. Les réflexions qu’on puise chez les auteurs polythéistes permettent de prendre de la distance par rapport à ce que nous considérons (en partie au moins) comme le fondement de notre imaginaire, et donc de rafraîchir notre regard, de nous dé-familiariser et de nous réorienter. Le magasin mémoriel de l’antiquité dite classique constitue depuis toujours et naturellement un instrument critique du présent. L’antiquité critique, tel est le titre d’une thèse récente sur Jean-Jacques Rousseau. Dans un tout autre registre le grand historien de l’économie antique Rostofzeff retrouvait en voyageant en Inde la vie quotidienne d’une cité hellénistique depuis longtemps disparue, Doura Europos sur l’Euphrate, qu’il avait longuement étudiée. On pourrait multiplier les exemples.

L’Antiquité est pour nous une ressource naturelle, un paradigme visionnaire en perpétuelle métamorphose. Mais il ne faut pas se leurrer. Alors même qu’on serait tentés de croire qu’on serait les héritiers de cette culture alternative, force est de constater que le présent ne cesse de changer et que nos classiques eux-mêmes ne sont pas un donné définitif. Chaque génération les lit à sa manière, et choisit les textes qu’elle reconnaît comme les plus représentatifs. Seuls certains d’entre eux (quelques happy few) sont chaque fois reproduits et ré-interprétés. Ces textes ne constituent donc pas des « racines ». Mais ils fonctionnent comme des références, une source de réflexion sur nos questions. Athènes, Spartes ou Olympie reviennent en nos esprits chaque fois qu’il s’agit de repenser des motifs cruciaux, comme par exemple la peur et le lien social, la terre mère, la migration et l’autochthonie, le primitif, l’animal, le dieu. Cassandre, Antigone, Sisyphe, Oedipe, retournent périodiquement sur le devant de la scène pour illustrer nos doutes, mais leurs réapparitions les montrent costumés chaque fois de manière différente. Leur survie est la survie d’un rôle, qui demande à être réinterprété et réactualisé, sous peine de partir en poussière.

Si l’Antiquité permet périodiquement de jeter un regard neuf sur des motifs anciens, graves et toujours actuels c’est qu’elle est malléable à souhait. Elle se prête aux ré-interprétations, aux relectures, aux reprises.

            Cette Antiquité qui nous offre un horizon de référence est un monde différent du notre, qui dans sa différence précisément, ne cesse de donner à réfléchir. Comment cela est-il possible ?

Les Grecs nous ont transmis de très riches motifs de pensée philosophique. Mais ils ne cessent aussi et je dirai volontiers surtout, de nous émerveiller par des récits. Des récits que nous appelons des mythes. Socrate fait allusion à ces récits lorsque dans le Phèdre de Platon, il se balade au bord de l’Ilissos avec son jeune ami Phèdre. Les histoires merveilleuses auxquelles il fait alors référence relèvent d’une mythologie nationale, celle d’Athènes. Elles sont décrites (dans le commentaire de Socrate) comme faisant l’objet d’une réception traditionnelle, mais très particulière : on n’a pas besoin d’y croire, mais il n’est pas question non plus de les rejeter (comme se sera le cas dans un autre dialogue de Platon, la République). En fait, ce que révèle le Socrate du Phèdre, c’est la possibilité d’un monde où règne la pluralité des interprétations possibles. Un monde où l’on se laisse porter par les récits, tels qu’ils sont reproduits dans le cadre de la société à laquelle on appartient. Le sens vient de surcroît.

Le mythe vu par Socrate dans le Phèdre ne constitue pas un objet de croyance, mais il est nécessaire dans la mesure où, révélateur de la coutume, il plaît. Son énonciation est une pratique sociale non problématique, une pratique heureuse, traditionnelle mais tout en souplesse, avec une inépuisable faculté d’adaptation et de transformation.

Cette souplesse, cette allégresse est la raison fondamentale de notre fidélité aux références classiques, une mémoire aux antipodes du dogme, une mémoire qui nous permet non pas de penser le Japon, mais de penser avec le Japon, c’est à dire de voyager autrement qu’en touriste crétin, de par le vaste monde.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.