Le ralliement des sionistes chrétiens au sionisme politique
Dans un article de La Revue réformée, intitulé « Le développement historique du sionisme chrétien moderne », Michaëlde Luca, citant Henry Laurens, écrit : « Le protestantisme biblique des Britanniques leur faisait déjà envisager, même sur une base millénariste, la perspective d’un retour des Juifs dans leur terre d’origine » (La question de Palestine,tome premier) : 1799-1922, L’invention de la Terre sainte, Paris, Fayard, 1999 ). On apprend de la même source que le ministre des Affaires étrangères britannique, Palmerston, aurait milité dès 1840 auprès du sultan ottoman pour qu’il accepte l’installation des Juifs en Palestine.
1840 est en effet bien antérieure au congrès sioniste de Bâle de 1897. Michaël de Luca, fait remonter, comme H. Laurens, la traçabilité du millénarisme protestant au XVIe siècle avec la Réforme protestante. Il cite à cet effet, Jean Christophe Attias et Esther Benbassa selon lesquels la Réforme, et avec elle la découverte des Écritures en langue vernaculaire, aurait suscité en Angleterre, d’où les Juifs ont été expulsés en 1290, un regain d’intérêt pour le peuple juif. [J.-C. Attias et E. Benbassa, Israël, la terre et le sacré].
L’auteur cite ensuite W. Laqueur dans Histoire du sionisme, rappelant que les « millénaristes protestants », depuis XVIe et XVIIe siècle, interprétant certains passages du livre de Daniel et de l’Apocalypse de saint Jean, posent que les Juifs se convertiront à la suite de leur rassemblement en Terre sainte, étape nécessaire pour l’avènement du royaume du Christ sur terre ».
À l’appui de sa thèse, Michaël de Luca mentionne alors certains tenants de « l’élan nationaliste » que seraient Joseph Natonek, Moses Hess, Lahanne, un proche de Napoléon III, Judah Alkalaï et Zvi Kalischer, Abraham Isaac Cook, John Nelson Darby, William Blackstone…
On serait alors tentés de voir dans cet état des lieux du millénarisme chrétien, la fusée qui devait mettre en orbite le sionisme politique de l’après Herzl.
Michaël de Luca nous en dissuade, faisant remarquer avec W. Laqueur qu’« au sein du monde juif de l’époque, ces encouragements de non-Juifs et les écrits des premiers penseurs présionistes ont reçu un accueil très tiède », ou avec Ilan Greilsammer que le grand public juif ne s’intéressait pas non plus, dans les années 1850-1870, aux thèses des rabbins sionistes. Pour Michaël de Luca, la raison de ce refus est que pour la communauté juive du XIXe siècle, l’enjeu est ailleurs, à savoir, dans l’émancipation juridique et religieuse des Juifs en Europe qui leur ouvrait les portes de l’assimilation dans la société occidentale comme jamais auparavant.
On avait donc d’un côté les candidats à l’Intégration, de l’autre les juifs traditionalistes pour lesquels, selon Alain Dieckhoff, le sionisme devrait être doublement sacrilège, invitant d’une part les Juifs à immigrer en Eretz Israel en masse, pour construire une société autonome, et cherchant à opérer, par des moyens humains, une pseudo-rédemption alors même que le rassemblement des dispersés ne peut être que l’œuvre exclusive et miraculeuse de Dieu, et ayant d’autre part en tant qu’idéologie séculière, l’objectif avoué de normaliser l’existence juive dans un cadre politique, faisant ainsi disparaître l’unique vocation, éternelle, des Juifs : être un peuple de prêtres sanctifiant, partout et toujours, le Nom de Dieu. » (A. Dieckhoff, L’invention d’une nation : Israël et la modernité politique, Paris, Gallimard, 1993).
Pourtant, avec les guerres de 1948 et de 1967, le cadre eschatologique des chrétiens sionistes, qui contenait l’idée d’un retour en terre d’Israël hors de la sphère d’activité humaine, vole en éclats :
La création de l’État d’Israël en 1948 est perçue comme l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament. Jacques Ellul, cité par Michaël de Luca, dit que ce qui l’a amené à s’intéresser au sort d’Israël, c’est la victoire israélienne contre ses adversaires arabes en surnombre en 1948 : « Leur victoire me parut être une sorte de miracle. Et je me posai alors des questions simples : et si effectivement c’était le retour dans la Terre promise ? Et si Israël était toujours le peuple de Dieu, non point rejeté ? Et si tout cela obéissait au dessein de Dieu dans l’Histoire ? " (Y. Manor, Naissance du sionisme politique).
Quant à la guerre des Six Jours, l’auteur cite à son propos André Neher : « À Jérusalem, nous sommes aujourd’hui les témoins d’un tiquoun (perfectionnement) de caractère prophétique, mystique et messianique. » (André Neher, Un maillon dans la chaîne, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1995.)
Les chrétiens millénaristes ont donc quitté la sphère théologique, comme l’avaient fait les puritains de la Nouvelle Angleterre, menant la conquête de l’Ouest au nom d’une « Manifeste destinée », inspirée de la mythique conquête de Canaan par les Hébreux.
On rappellera à ce propos un revirement parmi d’autres, celui d’un intellectuel français, rapporté par Shlomo Sand dans l’émission Réplique du mois d’octobre 2012. Pierre Goldman, gauchiste français, d’origine juive, dit dans son autobiographie qu’il était, comme tout maoïste, antisioniste jusqu’en 1967, mais devient, durant son séjour en prison, fier de la victoire de Tsahal et attend la victoire israélienne.
Le sionisme chrétien semble donc s’adapter à l’histoire, ainsi son premiercongrès a-t-il eu lieu, en 1985, à Bâle, soit un siècle après le premier congrès sioniste organisé par Theodor Herzl en 1897. Son soutien au sionisme politique est à la mesure de l’engouement provoqué par les succès de Tsahal. Un soutien pas seulement «théologique» ou idéologique, mais bel et bien financier. Michaël de Luca fait état du premier « lobby » officiel du sionisme chrétien créé aux États-Unis en 2006 par le pasteur John Hagee, représentant un poids électoral de près de 40 millions d’électeurs et un réseau de près de 200 organisations évangéliques, ajoutant qu’àtitre de comparaison, le puissant lobby pro israélien des Juifs américains représente environ 6 millions d’électeurs.
À ce poids électoral, s’ajoutent les contributions financières à diverses œuvres en faveur d’Israël…
En tout état de cause, ce ne sont pas les prophéties des sionistes chrétiens qui seraient devenues auto réalisatrices, mais des facteurs exogènes tels l’affaire Dreyfus en France ou les pogroms qui ont suivi l’assassinat d’Alexandre III en Russie en 1881, qui sont à l’origine de la naissance du sionisme politique.
Le sionisme ne s’inscrit pas dans une continuité avec le judaïsme, il vient d’un en dehors. L’homme nouveau, acteur de son destin, que prétend créer le sionisme, appartient à un XIXe siècle marqué par la formation d’empires coloniaux européens, véhiculant dans leurs colonies le progrès technique et les valeurs du monde occidental. (La dite « mission civilisatrice de l’Occident » s’incarne d’ailleurs dans l’établissement et la défense d’un État, baptisé « Villa dans la jungle», par le travailliste Ehud Barak. La villa représentant, on l’aura compris, la « civilisation » et la jungle, la barbarie de l’Orient.)
La dimension russe du sionisme politique, à laquelle il a été fait allusion ci-dessus avec la référence à l’assassinat d’Alexandre III en 1881, fait l’objet d’une étude menée par Yakov Rabkin dans un ouvrage intitulé « Comprendre l’État d’Israël ».
L’auteur rappelle le lecteur à cette expression emblématique : « Ein beréra », qui transforme une sensibilité d’ordre religieuxen fermeté politique .« Ein beréra signifiant également qu’il n’y a pas d’autre issue que recourir à la force. ». Un leitmotiv, comme on sait, des soldats de Tsahal, l’armée dite « la plus morale du monde ».
L’auteur cite, entre autres, à ce propos Haïm Nahman Bialik, qui, dans un poème écrit à la suite du pogrom de Kishinev en 1903, « s’en prend aux survivants, en leur faisant honte et en les encourageant à se révolter non seulement contre les oppresseurs, mais contre le judaïsme. » Il ajoute que « la version athée de l’histoire juive évacue le rapport privilégié entre Dieu et les juifs, qui deviennent les victimes d’une injustice historique, une vision qui tend à stimuler une puissance d’agir, un recours à la force comme moyen d’arracher le juif à son passé judaïque ». Une exaltation nourrie d’orgueil, de romantisme héroïque, d’une fierté nationale prônée par Jabotinsky, et pourtant étrangers à la tradition.
Il est naturel pour les Russes, poursuit l’auteur, page 117, d’appartenir à la droite, « c’est un camp nourri par le patrimoine idéologique des grands dirigeants, comme Jabotinsky et Begin, issus de l’empire russe. La légitimité répandue du recours à la force distingue donc les juifs de Russie de ceux d’autres pays où la résistance armée n’est ni nécessaire, ni concevable ».
Et d’ajouter : « On peut même voir des traces de l’influence culturelle russe dans l’histoire récente : les héros militaires d’Israël, Moshe Dayan, Ezer Weizmann, Itzhak Rabin, Rehavamd Zeevi, Raphaëll Eitan et Ariel Sharon, sont tous descendants de juifs de Russie, dont la propension à recourir à la force ne se compare qu’à leur éloignement de la tradition juive ».
Et de conclure : « La dimension russe du sionisme est ainsi fondamentale. Une illustration frappante en est la composition de la Knesset douze ans après l’établissement de l’État d’Israël. Malgré l’interdiction presque complète d’émigrer de l’Union soviétique pendant près de quatre décennies, plus de 70 % des membres de cette élite politique étaient nés en Russie et 13 % étaient nés en Palestine/Israël, de parents russes. Les élites sionistes américaines, dont le soutien est crucial pour le succès de ce mouvement, se composent, elles aussi, largement, de juifs d’origine russe ».
Un Premier ministre français a pu se déclarer « lié de manière éternelle à la communauté juive et à Israël » Le terme « éternel » connotant l’idée d’une négation de l’historicité et donc de l’évènementiel, venant fonder l’inconditionnalité de la liaison invoquée.
Une inconditionnalité d’ordre mystique, assumée au nom du pragmatique Ein beréra.