Philippe Donnaes

Abonné·e de Mediapart

6 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 mai 2020

Philippe Donnaes

Abonné·e de Mediapart

Cher Maréchal des logis

Philippe Donnaes

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On n’écrit que par haine ou par amour. Haine, amour, les deux faces d’une même pièce. Moi c’est la haine, ou plutôt ses enfants, la colère et la révolte, qui m’ont tiré du lit pour vomir mon dégoût des hommes. Enfin de certains ersatz humanoïdes qui, investit du pouvoir de nuisance que leur confèrent un uniforme, un képi ou une matraque s’érigent en censeur, en Dieu ayant droit de vie ou de mort sur nos existences. Plus souvent de mort d’ailleurs. 

Quand un médiocre Maréchal des logis bouffi de certitudes et de frustrations s’arroge le droit d’interpréter le texte d’une attestation dérogatoire de déplacement, qui est déjà en elle-même une atteinte injustifiable à nos libertés, nous ne sommes plus très loin de l’univers d’Orwell. Covid 19 devient Covid 1984…  Patrice Dupas, viticulteur du Loir-et-Cher voulait juste passer quelques heures avec son papa mourant, atteint d’un cancer généralisé et hospitalisé à domicile, dans sa maison de l’Ile de Ré. En possession du précieux sésame, délivré par la gendarmerie de Saint-Romain-sur-Cher, il s’élance donc le samedi 4 avril au matin pour effectuer les 300 km qui le séparent de son père en fin de vie. Après un premier contrôle routier, au cours duquel les gendarmes comprennent aisément la triste nature du motif impérieux de son voyage, Patrice Dupas se voit stopper une seconde fois, juste après avoir franchi le pont de l’Ile de Ré. Mais il se heurte cette fois à la connerie en or massif d’un caricatural Maréchal des logis qui lui interdira le passage. Appel de la belle-mère, appel du médecin de famille, appel à la gendarmerie locale, rien n’y fera. Quand on est con, on est con et ce con là est un agrégé en connerie. Patrice Dupras fera demi-tour et rentrera chez lui, non sans avoir écopé d’une amende de 135 euros délivrée par Ducon. Trois jours plus tard son père décèdera…

Je me souviens. Je me souviens de mon grand-père paternel, véritable force de la nature qui était alité, hospitalisé depuis plusieurs semaines. Les biceps qui, gamin, m’avaient tant impressionné, avaient fondu sous les crocs de la maladie. Il râlait, à chacune de mes visites, arguant que j’avais mieux à faire que de venir perdre mon temps à son chevet. Mais ses diatribes sonnaient faux et je voyais, à chaque visite, danser une petite flamme de bonheur au fond de ses yeux. Une étincelle de joie qui rallumait un peu de vie sur son visage. Mais j’y lisais aussi la peur. Ce voile étrange qui obscurcit le regard de ceux qui, quelque part, savent qu’ils vont mourir. Ce soir là, il ne protesta pas quand je m’emparai de la petite cuillère afin de l’aider à finir son yaourt. Contrairement à ses habitudes il le mangea jusqu’au bout, savourant chaque bouchée comme les dernières miettes de plaisir de son festin d’homme. Il tourna vers moi un regard enfantin, empli de craintes et d’interrogations et je crois que nous n’avons jamais été si proches que durant cet ultime échange. Magie des communications silencieuses. Le lendemain le téléphone sonna. Il était parti. 

Je ne sais pas ce que j’aurai fait à la place de Patrice Dupas. Me serais-je, moi aussi, incliné servilement devant la connerie du gros con de Maréchal des logis, maître con parmi les macronards? J’aurai peut-être attendu la nuit, en espérant que la relève soit moins con. Ou essayé de louer une embarcation et revenir par la mer. Afin d’être là. Lui tenir la main. Etre présent pour l’accompagner jusqu’à l’autre rive. Combien sont-ils, ces derniers mois, à être morts seuls dans le silence glacial d’une chambre d’EHPAD. Ces mouroirs des temps modernes, honte de notre monde dit civilisé. Combien sont-ils à n’avoir entendu, comme seul éloge funèbre, que les halètements d’un respirateur ? Combien sont-ils à n’avoir eu qu’un sac plastique pour linceul ? Combien sont-ils à avoir fini leur existence à Rungis, dans un entrepôt frigorifique, trimballés par un transpalette alors que la famille devait s’acquitter d’un forfait de 159 euros pour six jours de prise en charge ? Et ne contempler, au final, qu’un cercueil clos. Combien sont-ils à avoir été expédiés vers l’au-delà après une crémation express ? 

Je pense à mon ami Edouard, qui n’a jamais pu embrasser la dépouille de son père. Ni revoir son visage. Une dernière fois. Cette dernière fois plus importantes que toutes les premières. « Il me manque des paramètres » m’a-t-il avoué au téléphone. Manière pudique de dire qu’il n’arriverait sans doute jamais à faire le deuil. Qui sont-ils ces puissants pour nous priver du droit fondamental d’accompagner nos proches jusqu’à leur dernier souffle. Qui sont-ils ces petits marquis de pacotille, engoncés dans la raideur cadavérique de leur costard trois pièces, pour nous interdire de rendre hommage à ceux qui nous ont insufflé la vie ? Qui sont-ils tous ces bouffons qui nous gouvernent pour s’arroger le droit de légiférer l’Amour ?

Les bouddhistes disent, je crois, que la roue des karmas dépend beaucoup de la manière dont nous quittons ce monde. Entouré d’amour ou baignant dans l’effroi. Je vous laisse imaginer la fin que je souhaite à Ducon…

Je ne sais pas ce que j’aurais fait à la place de Patrice Dupras. Mais ce que je sais c’est que pestiféré, léprosé, ou covidé, aucun Maréchal des logis ne pourra jamais m’empêcher d’étreindre mon père ou ma mère lorsque le moment fatal sera venu. Aucun Maréchal des logis ne pourra, au risque de se faire bouffer les couilles, m’interdire de lui prendre la main et d’accompagner ses derniers battements de cœur. Aucun Maréchal des logis ne pourra m’interdire de l’embrasser et de lui glisser affectueusement un dernier « je t’aime, n’ai pas peur, on se retrouvera ». 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.