Alerte générale ! Tous à vos postes…de télévision le jeudi 3 juillet entre 18h00 et 18h45 sur BFM-TV (canal 13 de la TNT et des box) pour assister à un événement politico-médiatique historique : la dernière intervention d’Alain Duhamel. Après un débat avec François Bayrou, le plus ancien et le plus capé des commentateurs et éditorialistes des médias, tirera sa révérence, prenant à 85 ans une retraite méritée après plus de 60 ans de carrière.
Pourquoi est-ce un événement politico-médiatique ? Parce qu’Alain Duhamel, ce n’est pas un éditorialiste comme les autres. C’est un monument ou plus exactement, c’est l’histoire et la mémoire vivante de la Ve République. Il a commencé sa carrière comme journaliste au Monde au début des années 60, sous le Général de Gaulle et il la termine sous Emmanuel Macron et entre-temps, il a traversé toutes les époques de cette République unique en son genre dont il a côtoyé tous les Présidents et tous les acteurs politiques, posant chaque jour sur l’actualité un regard d’une acuité à nulle autre pareil.
Alain Duhamel a fait comprendre et aimer la politique à des millions de gens qui ont appris, en l’écoutant et en le lisant, à faire la différence entre la grandeur de la politique et la petitesse des politiques, à distinguer les petites tactiques des stratégies, à comprendre les ressorts des actions et le prisme des idéologies. Alain Duhamel a été l’éclaireur et le professeur de sciences politiques de nombreux Français. C’est mon cas.
Je n’ai pas eu l’opportunité de faire Science-Po mais j’ai bénéficié pendant des décennies des cours particuliers – même si je les partageais avec des millions d’auditeurs - d’un professeur exceptionnel. Du milieu des années 70 à la fin des années 90, pour rien au monde, je n’aurais manqué la chronique politique matinale qu’Alain Duhamel dispensait entre 7h15 et 7h45, selon les années, sur Europe 1. Ces 3 minutes chrono, pensées et construites autant comme un scénario que comme un cours mais jamais écrites donnaient à comprendre les ressorts de la politique. Préparées la veille mais sans doute peaufinées pendant la traversée de Paris – du jardin du Luxembourg où il résidait jusqu’à la rue François 1er où se trouvaient alors les studios de la radio que l’intéressé effectuait aux aurores été comme hiver sur un antique vélosolex - ces analyses étaient un condensé d’éclairage, de décryptage et d’intelligence.
Tout ou l’essentiel de ce que je sais en matière politique, tout ou l’essentiel de ce que je peux comprendre des tactiques et des stratégies politiques, tout ou l’essentiel de mes modestes capacités d’anticipation et d’explications des enjeux politiques, je l’ai acquis à l’écoute de ces minutes matinales et magiques, rendez-vous incontournables de mes réveils.
Mais pas seulement. Alain Duhamel, c’est aussi la télévision. Il a participé et a été souvent à l’origine des grandes émissions politiques qui ont fait les grands soirs de la télévision, de l’historique A armes égales jusqu’à l’emblématique Cartes sur tables en passant la mythique Heure de vérité dont il a inventé le concept. Pour les politiques, c’étaient à la fois une consécration et une épreuve que d’être invité dans ces émissions parce que la mécanique de l’intervieweur Duhamel était implacable. Appuyées sur une connaissance des sujets et une profondeur culturelle, ses questions cornérisaient le politique qui ne pouvait pas se réfugier dans la langue de bois et les généralités. Beaucoup ont souffert le martyre sur leur fauteuil en cuir transformé en siège de torture. C’était aussi une autre époque, celle où la politique avait sa grandeur et les politiques conscience de leur responsabilité alors qu’aujourd’hui, les politiques raisonnent en parts de marchés, recherchent la formule choc et la polémique et le buzz sur les réseaux sociaux.
Alain Duhamel, c’était aussi la presse écrite d’un éclectisme impossible aujourd’hui, s’épanchant à Libération autant qu’au Point, à Paris Match qu’au JDD avec une écriture – Alain Duhamel, c’est aussi un style – pointue et acerbe autant qu’alerte et pédagogique. Ces chroniques multimédias étaient également un condensé d’intelligence et d’éclairage.
Enfin, les livres. Dans ma bibliothèque, j’ai l’intégrale de Duhamel comme d’autres ont l’intégrale de la Pléiade. Des dizaines d’essais de sciences politiques et de portraits de grands politiques incontournables pour qui veut comprendre tout à la fois les politiques, leurs caractères, leurs ambitions, leurs stratégies, le poids du jeu politique et celui des institutions.
Au total, en plus d’une transmission de connaissances, l’enseignement à retenir d’Alain Duhamel, c’est un réflexe intellectuel que l’on peut résumer en un mot : « warning ». Face à tel ou tel sujet, face à telle ou telle déclaration d’un politique, il faut allumer « le warning, l’avertisseur » qui consiste à se poser la question de savoir ce que l’un ou l’autre cache, à quel objectif l’un ou l’autre répond.
C’est toute la différence avec les éditorialistes d’aujourd’hui qui assènent leurs vérités et disent à leurs auditeurs le bien et le mal, ce qu’il faut penser et aussi ce qu’ils veulent entendre et pas ce qu’il faudrait entendre pour se forger une opinion. Alain Duhamel donnait la contextualisation et les clés pour comprendre. A partir de là, chacun pouvait construire sa vérité.
C’est le signe d’une époque. Aujourd’hui, les chroniqueurs sont étiquetés à gauche, à droite ou à l’extrême-droite et exercent leur talent - réel ou supposé - dans les médias correspondant à leur orientation politique. Alain Duhamel n’a jamais affiché sa couleur politique même si on sait – parce qu’il l’a malencontreusement avoué en 2012 – sa préférence pour François Bayrou mais cela n’a en rien altéré sa rigueur et sa distance d’analyse à l’égard de l’actuel premier ministre.
On sait aussi - parce qu’il l’a confessé dans plusieurs de ses livres - qu’il a été fasciné par le brio intellectuel de Giscard d’Estaing, subjugué par la culture de Mitterrand, intrigué par la fébrilité de Chirac, interloqué par l’erratisme de Sarkozy, étonné par la placidité de Hollande.
Quant à Emmanuel Macron, il ne l’a pas vraiment – question de génération – approché mais il en a acquis une connaissance réelle et tiré une analyse pertinente. D’une certaine façon – et c’est paradoxal – cette non-relation avec le Président est un excellent résumé de la méthode et de la mécanique Duhamel.
Le Macron bashing est le fonds de commerce des médias et des réseaux sociaux qui, du soir au matin, critiquent, dézinguent, insultent le Président, sans parler des attaques personnelles et des fakes news sur lui et son épouse Brigitte. Mais, c’est aussi un genre littéraire à part entière. Il suffit, pour s’en rendre compte, de faire un tour au rayon livres politiques d’une grande librairie. Qu’y trouve-t-on ? « L’imposteur », Le président toxique », le traite et le néant », « le coup d’Etat », « la tragédie de l’Elysée ». Et ce ne sont là que quelques exemples de ces pamphlets, écrits de la main gauche après une soirée bien arrosée…
Alain Duhamel a écrit deux livres sur Emmanuel Macron – Emmanuel Le Hardi (1) et Le Prince balafré (2) – qui sont loin d’être hagiographiques. Analysant dans le premier, l’ascension fulgurante de son sujet, l’auteur dresse un portrait tout en nuance d’EM, ses fulgurances mais aussi ses intempérances, ses succès et ses échecs, les uns et les autres étant contextualisés. Dans le second, il s’attache à comprendre les crises qui ont secoué le premier quinquennat, notamment les Gilets jaunes et les conditions de sa réélection dans lesquelles les responsabilités de l’intéressé ne sont pas ignorées mais le contexte et l’environnement politiques ne sont pas absents non plus. Ainsi, le lecteur a les éléments, les clés pour adhérer au macronisme ou en être un farouche opposant.
Au fond – et c’est en cela que ce départ à la retraite est un événement – ce 3 juillet sera le dernier cloud sur le cercueil d’une époque, celle où la réflexion, l’analyse et une certaine pondération occupaient l’espace et donnaient à la politique sa vraie dimension, celle d’incarner l’avenir, d’entretenir un espoir et de dessiner le futur. Cela n’empêchait pas les débats, même rugueux et violents mais argumentés
Aujourd’hui, et c’est le paradoxe, alors que le monde est compliqué, il est exigé des politiques, des réponses binaires et immédiates. Alors qu’une pédagogie serait nécessaire, les politiques sont sommés de trouver en 60 signes des solutions simples à des problèmes complexes, d’écrire un programme politique au dos de tickets de métro - qui sont d’ailleurs retirés de la circulation - et de maîtriser l'art du tweet compulsif pour exister. Le spectacle permanent de l’Assemblée nationale est le triste reflet de cette déliquescence dont il ne faut pas sous-estimer les conséquences : la montée en puissance des populismes, c'est-à-dire le passage d'une démocratie représentative à une démocratie d'opinion, ce qui est forcément chaotique.
Pour avoir été un éclaireur et d’une certaine façon un rempart contre ces dérives politiques, on ne peut que dire - pour reprendre les paroles d’une chanson populaire des années 60 -, à Alain Duhamel « Adieu M Le Professeur, on ne vous oubliera jamais ».
Mais, aux dernières nouvelles, il ne partirait pas totalement : il interviendrait ponctuellement, à partir de la rentrée sur BFM-TV. Du coup, on peut se risquer à dire « Au revoir M Duhamel »…
- : Emmanuel le hardi, Ed de l’Observatoire 20 €
- : Le prince balafré, Ed de l’Observatoire 23 €