Que n’a-t-on pas entendu – y compris de la part des macronistes – après l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par le Président de la République ? Une décision irréfléchie, irresponsable, dangereuse, fragilisant les institutions de la Ve République, amenant une disparition du macronisme et ouvrant un boulevard au RN, sans parler de ceux qui – ne reculant devant aucune outrance – mettaient en cause les facultés mentales d’Emmanuel Macron, résumés par le fameux « il est taré » de François Ruffin.
Non seulement, on sait que la décision avait été réfléchie, pensée depuis plusieurs mois mais en plus le pari – car c’était quand même un pari – a été gagné.
Lorsqu’il annonce la dissolution, le soir des élections européennes, le Chef de l’Etat la justifie par une nécessaire clarification. Celle-ci en effet s’imposait. Pour comprendre, il faut refaire une partie du film.
Avec presque 32% des suffrages, le RN gagne les élections européennes. Dans le contexte de la majorité relative à l’Assemblée et du climat de plus en plus tendu qui y règne ainsi que dans le pays où les médias exacerbent les tensions en se focalisant sur les faits divers violents et l’insécurité grandissante, le parti d’extrême droite sera galvanisé et le blocage de la vie politique assuré. Inévitablement, le gouvernement tombera dès la rentrée sur une motion de censure, ce qui conduira à une dissolution. Risquant d’être cornérisé et obligé de réagir en situation défensive – ce qu’il déteste -, le Président a préféré anticiper et être à l’offensive.
La dissolution prend tout le monde de court, y compris le RN qui la demandait mais sans y croire. Au début de l’été et à un mois des Jeux Olympiques, c’était gonflé mais on sait qu’Emmanuel Macron est l’homme de toutes les audaces.
Avec cette dissolution, il entend crever l’abcès de l’extrémisme en posant une question subliminale aux Français : après votre vote aux élections européennes, voulez-vous vraiment le RN au pouvoir ? Il veut faire de ces élections une sorte de crash-test, un référendum pour ou contre le RN.
Mais, pour beaucoup, elles sont un référendum pour ou contre Macron.
Le Président sera paradoxalement soutenu dans sa logique pour ou contre le RN par le parti extrémiste lui-même. En publiant dès le 10 juin son affiche de campagne avec comme slogan « Jordan Bardella, premier ministre », le parti transforme de facto ce scrutin en référendum pour ou contre le Rassemblement national…
Reprenant le programme développé pour les élections européennes, Jordan Bardella s’engage la fleur au fusil dans la campagne, convaincu que Matignon est au bout du chemin.
Dans le camp macroniste, il y a du flottement dans l’air, l’impréparation et l’incompréhension servent de toile de fond avant que Gabriel Attal prenne le leadership de la campagne.
Chez les LR, c’est le choc et le vaudeville avec l’alliance d’Eric Ciotti avec le RN et la transformation de son bureau en Fort Chabrol…
A gauche – divine surprise – on réussit en 48 heures chrono à construire un accord électoral qui amène tous les candidats à arborer la bannière Nouveau Front Populaire, on essaie d’oublier les fractures et de faire croire qu’il n’y a pas de difficultés entre François Hollande et Jean-Luc Mélenchon, celui que François Ruffin – encore lui – qualifiera plus tard de boulet.
Le résultat du 1er tour est conforme aux prévisions : Le RN arrive en tête et les premières projections en sièges lui accordent la majorité absolue. Bardella est sur un petit nuage et commence à composer son gouvernement.
Mais la mécanique va se gripper avec le front républicain. Les partis de l’arc républicain – LR et macronistes – d’un coté et le NFP de l’autre retirent leurs candidats arrivés en 3e position et appellent à voter pour le candidat non RN. L’effet est immédiat : le nombre de triangulaires se réduit comme peau de chagrin.
On connait le résultat : Le RN arrive en 3e position avec 126 sièges (143 avec les LR qui ont suivi Eric Ciotti dans son rôle de supplétif), derrière le bloc macroniste et le NFP arrivé en tête.
Depuis le 7 juillet, le RN ne décolère pas sur « sa victoire volée » à cause des « alliances de circonstance », « des magouilles », « de Macron qui a offert la victoire à l’extrême gauche », développant ainsi la classique théorie complotiste des populistes.
Outre que les désistements et les reports de voix font partie de la mécanique, du jeu pourrait-on dire, du scrutin majoritaire à deux tours, le RN devrait s’interroger et s’inquiéter de ce retournement de situation entre les deux tours.
Les électeurs qui ont été appelés à se reporter sur le candidat républicain arrivé en deuxième position ne sont pas des moutons, ils sont même plutôt indisciplinés et accordent en général peu de crédit aux partis politiques dans des élections législatives où dont la dimension locale est importante, contrairement à une élection présidentielle où l'enjeu est, par nature, national.
Alors, pourquoi, cette fois-ci, ont-ils suivi cet appel ? La réponse est le plafond de verre.
C’est le défi existentiel lancé au RN. Depuis le début du siècle, les Le Pen père et fille ont perdu les élections présidentielles (2002, 2017, 2022) où ils étaient au deuxième tour à cause de ce front républicain. Même Mélenchon a appelé en 2017 et 2022 à faire barrage à la Marine. Mais, aux élections législatives, la progression frontiste ne s’est jamais arrêtée malgré les appels à faire barrage jusqu’à l’apothéose de 2022 avec l’entrée de 89 députés marinistes au Palais Bourbon. Avec le triomphe aux européennes du mois de juin, le RN a pensé que le plafond de verre était définitivement cassé, à l’image de la situation dans de nombreux pays européens.
Eh bien non, la bonne nouvelle de ces élections législatives est que le plafond de verre existe toujours même s’il a baissé de plusieurs niveaux.
Emmanuel Macron a réussi son crash-test. Les Français ont été clairs : ils ne veulent pas que le RN, parti populiste d’extrême droite, dirige le pays.
Mais pourquoi ce décalage entre la litanie des sondages qui depuis des mois, voire des années, annonce l’irrésistible ascension du RN vers le pouvoir et le résultat des urnes ? Pourquoi ce tombereau de reportages micro-trottoir mettant en scène des Français en colère voulant absolument que « ça change et qu’il faut pour cela essayer le RN » ne se retrouve pas dans le résultat de ces élections ?
Olivia Grégoire, la future ex-ministre déléguée des PME, a eu à propos de cette idée « qu’il faudrait les essayer » un mot savoureux et qui dit tout : « l’isoloir n’est pas une cabine d’essayage ».
Entre les années 80 qui ont vu l’émergence et la montée du phénomène Le Pen et le début du XXIe siècle, le petit monde politique se rassurait en se disant que le vote frontiste était un vote protestataire et donc qu’il serait forcément cantonné. Cette assurance tranquille a été paradoxalement renforcée avec l’élection présidentielle de 2002 où Jean-Marie Le Pen n’a pas fait une voix de plus au second tour qu’au premier. Sa présence face à Chirac était donc un malencontreux accident industriel.
Mais, rapidement au fil de la progression du Front national dans les élections intermédiaires – européennes, régionales, municipales – la musique a changé. Tout le monde a compris que le vote Le Pen était aussi un vote d’adhésion. Cette compréhension a été confirmée par la présence de Marine Le Pen aux seconds tours des présidentielles de 2017 et 2022 où elle a capté une partie significative des votes des candidats républicains éliminés au premier tour malgré les appels au front républicain.
Ce retournement est à l’origine de l’idée de l’inéluctable arrivée du RN au pouvoir, intégrée aussi bien par le RN que par les autres forces politiques et une partie importante de l’opinion.
Mais la réalité est plus complexe. S’il y a bien une partie massive du vote RN qui relève de l’adhésion, une partie – dans une proportion qui reste à évaluer – relève encore du vote protestataire, ce qui explique le décalage entre les sondages et le résultat des urnes. Pour reprendre l’expression d’Olivia Grégoire, dans l’isoloir, une partie des électeurs en colère et vent debout contre la politique de la majorité et « ces politiques pourris qui ne nous écoutent pas » n’ont pas voulu essayer le costume pourtant de bonne coupe, bien taillé et bien repassé de Jordan Bardella.
Mais, attention, le plafond de verre est fragile. Rien ne dit que la prochaine fois, il ne sera pas cassé comme l’a été autrefois le vase de Soissons.
Le scrutin du 7 juillet n’est pas une ardoise magique qui a effacé les fractures économiques, sociales, territoriales et autres du pays. Les colères et les frustrations populaires sont toujours là.
Au soir de sa victoire en 2022, Emmanuel Macron avait déclaré, conscient qu’il devait sa réélection au front républicain et donc à des électeurs de gauche : « ce vote m’oblige », sous-entendu à diriger autrement et avec d’autres orientations.
Beaucoup estiment qu’il n’a pas respecté cet engagement. Cela se discute mais aujourd’hui, le vote du 7 juillet oblige les députés. Ils voulaient tous en finir avec le Jupitarisme d’Emmanuel Macron. C’est fait et ils sont au pied du mur. Eclatée en trois blocs de taille comparable dont aucun n’a la majorité, même pas relative, l’Assemblée reprend la main. La balle est dans le camp des députés du bloc central macroniste et du NFP. Si on exclut LFI, il y a un potentiel accord répondant aux attentes des Français dans un arc allant des LR sociaux-libéraux aux socialistes sociaux-démocrates en passant par les macronistes.
Cette alliance est l’autre pari d’Emmanuel Macron et elle serait sa dernière victoire. Elle signifierait qu’il est possible de dépasser les clivages, de travailler sur des compromis, d’en finir avec les fractures et trouver des solutions consensuelles. Or, le dépassement des clivages, le rassemblement autour de valeurs communes, c’est l’ADN du macronisme qui est né en 2016 d’avoir embarqué dans la même aventure des personnalités venues d’horizons différents, des LR jusqu’aux socialistes. Pour Emmanuel Macron, la dissolution, c’était aussi pour paraphraser Clausewitz « la poursuite du macronisme par d’autres moyens ».
Il en fait explicitement la demande aux forces politiques. Dans une lettre adressée aux Français mercredi 10 juillet, il écrit "je demande à l’ensemble des forces politiques se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’Etat de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française, d’engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle, pour le pays », en précisant que ce projet « suppose de laisser un peu de temps aux forces politiques pour bâtir ces compromis » avant qu’un nouveau premier ministre ne soit nommé.
C’est une opportunité historique qui s’ouvre aux responsables politiques mais au vu du spectacle qu’ils offrent ces derniers jours en revendiquant une victoire qu’ils n’ont pas pour imposer leur programme et surtout pour être nommé premier ministre, il apparait que face à de tels enjeux, ils jouent leur égo et leurs intérêts personnels plus que celui des Français.
Dépitée par le résultat du second tour des législatives, Marine Le Pen a déclaré que « la victoire est différée ». Pour bravache qu’elle paraisse être, cette affirmation n’est pas sans fondement.
Si les politiques ne sont pas à la hauteur de l’Histoire qui leur tend les mains, en 2027, Emmanuel Macron quittant la scène, le plafond de verre anti Le Pen pourrait bien leur tomber dessus et faire beaucoup de victimes.