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Billet de blog 17 septembre 2025

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Crise sociale : les politiques face au défi des cartes d’embarquement

Le mouvement « bloquons tout » a révélé la profondeur de la fracturation sociale. La France est divisée en trois groupes : les surclassés, les mal classés et les non classés. Le premier plane tandis que les deux autres sont assignés à résidence sociale, ce qui leur interdit de s’élever dans les airs de la société. Décryptage.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A force de jouer avec le feu, on finit par se brûler. C’est la leçon que les politiques devraient tirer de la dégradation de la notation financière de la France par l’agence Fitch, à A+. Cette chute n’est pas la conséquence de la situation économique dont la conjoncture est, étonnamment plutôt favorable, avec une croissance réévaluée à 0,8% au lieu de 0,6% et un objectif de déficit budgétaire de 5,4% qui devrait être tenu grâce à de meilleures rentrées fiscales qu’attendues selon une analyse de l’INSEE, une inflation maîtrisée et un chômage stabilisé.

Cette mauvaise note relève entièrement de la responsabilité ou plutôt de l’irresponsabilité des politiques. En effet, pour la justifier, l’agence américaine appuie là où cela fait mal : « La chute du gouvernement lors d’un vote de confiance illustre la fragmentation et la polarisation croissante de la politique intérieure. Cette instabilité affaiblit la capacité du système politique à mettre en œuvre une consolidation budgétaire d’ampleur ».

En d’autres termes, la communauté financière n’a plus confiance dans le système politique français. Les politiques qui ont critiqué ce verdict sont d’une hypocrisie indécente car tout ceci était prévu et même écrit. L’an dernier, à peu près à la même époque, lorsque Michel Barnier préparait le budget 2025, la même agence maintenait la note AA+ de la France mais la plaçait sous perspective négative parce que « une forte fragmentation politique et un gouvernement minoritaire compliquent la capacité de la France à mettre en œuvre des politiques d’assainissement budgétaires durables ». L’agence et les marchés financiers donnaient un dernier avertissement à la France et à ses politiques qui ne l’ont pas entendu.

Obnubilés par l’élection présidentielle de 2027, animés par leurs seuls intérêts électoraux, pris dans des querelles d’ego, les politiques sont entrés dans un cercle vicieux d’irresponsabilité. La main sur le cœur, ils jurent n’agir que dans l’intérêt des Français. Mais qui peut croire encore à un tel discours ? Ils se désolent d’être déconsidérés par l’opinion mais ils font tout pour être rejetés. L’intérêt des Français a bon dos. Qui va payer la note au final, si ce n’est les Français eux-mêmes ? La France emprunte maintenant à des taux d’intérêts supérieurs à ceux de l’Italie qui, elle-même, emprunte à des taux supérieurs à ceux de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce. La charge de la dette explose. Elle s’élève à 55 milliards d’€ contre 49,5 en 2022 et 34 en 2020.

A ce rythme-là, la dette française va se retrouver au niveau de « junk bonds », ces obligations pourries dont tout le monde veut se débarrasser ou ne les conserve qu’avec des taux d’intérêts astronomiques.

Si le Président de la République a commis le péché originel avec la dissolution, les politiques prennent le chemin de l’enfer tous les jours et envoient le pays dans le mur.

Après François Bayrou qui a préféré le suicide au renversement, Sébastien Lecornu va tenter l’impossible mission de trouver un équilibre entre une pincée d’augmentation d’impôt et une dose d’économies qui lui évitera la censure. Bref, le budget, si budget il y a, sera un rafistolage précaire.

Si les politiques avaient un minimum de conscience de leur responsabilité, ils regarderaient l’état réel du pays et prendraient conscience de l’ampleur de la colère populaire qui est loin de se résumer à savoir s’il faut baisser d’un demi-point la CSG pour que les salariés récupèrent quelques €uros à la fin du mois ou s’il faut faire payer les riches avec la taxe Zucman.

L’action « Bloquons tout » du 10 septembre est une alerte. On l’a beaucoup assimilée à un mouvement des Gilets Jaunes en réduction et ce n’est pas faux. L’ironie de l’histoire est que cette journée qui n’a rien bloqué a mis en lumière que ce qui est bloqué, c’est la société elle-même. Les racines du malaise sont profondes.

Ces mouvements éruptifs, lancés par des anonymes via les réseaux sociaux ont la particularité de n’être pas, par nature, organisés et encadrés, ce qui rend difficile leur appréhension, surtout par le gouvernement. Pas de leader, pas de représentants, pas de revendication précise. Négocier, mais avec qui et sur quoi ?

A part le fantasmatique départ d’Emmanuel Macron – comme si la démission du Président devait régler par magie, les fins de mois difficiles, l’injustice fiscale, les inégalités sociales, la précarité du travail – aucune revendication n’était portée par l’informel mouvement « bloquons tout ».

« Les bloqueurs » exprimaient une colère, un ras-le-bol, voire un désespoir par rapport à un avenir ressenti comme bouché.

Et c’est cela que les politiques n’entendent pas. Toutes les enquêtes et études fouillées sur l’état de l’opinion montrent un sentiment profond et généralisé de déclassement social, l’idée étant que chacun ressent être sur un toboggan l’entrainant dans l’abime social.

Il est faux d’affirmer que tous les Français sont en voie de déclassement mais c’est une réalité pour une partie d’entre eux.

Un regard socio-économique sur le pays montre que, dans les grandes lignes, la population est éclatée en trois grands groupes sociaux : les surclassés, les mal classés et les non classés. L’avion social est fracturé comme il ne l’a jamais été.

Les surclassés se recrutent dans les catégories sociales supérieures, CSP et bac++, issus de milieux favorisés, immergés dans l’économie mondialisée ou simplement héritiers par la grâce de la reproduction sociale. Ils peuplent les centres des grandes villes qui tendent de plus en plus à devenir des ghettos de riches. Ces surclassés sont à l’abri des soubresauts du monde - et pour reprendre la métaphore de l’aviation – avec leur carte d’embarquement, ils voyagent en business class.

A l’autre bout du spectre, les non classés, abonnés au chômage, à la précarité, aux petits boulots ubérisés, bac 0 ou bac -, éclopés d’un système scolaire incapable de corriger les inégalités sociales, ils n’ont pas de perspective d’évolution et c’est le cœur de la désespérance qui s’exprime dans les mouvements éruptifs. Dans l’économie traditionnelle, tout le monde pouvait espérer, à force de travail, de volonté, de formation progresser et s’élever socialement. C’est cette logique de progression collective qui a fondé le mythe des 30 glorieuses qui offraient à chacun des perspectives d’évolution sociale et de mutation. Ce temps-là est révolu. Les ruptures technologiques et la mondialisation ont engendré une logique économique darwinienne qui laisse de côté les plus faibles et les moins armés. Il en résulte une sorte d’assignation à résidence sociale. Smicard un jour, smicard toujours. C’est tout le problème. Les non classés ne peuvent plus obtenir de carte d’embarquement.

Entre les deux, il y a donc les mal classés qui regroupent ce qu’il est convenu d’appeler les classes moyennes, un vaste ensemble - qui va d’une strate proche des non classés à une minorité qui côtoie, sans être dans leur champ, les surclassés – mais dont le point commun est de redouter le glissement vers le bas. Occupant des emplois industriels ou de service menacés d’être substitués par les nouvelles technologies - dont l’IA est le dernier avatar - et considérés comme à faible ou à insuffisante valeur ajoutée, les classes moyennes sont en crise existentielle de déclassement. Celles qui voyageaient en éco-premium doivent se contenter de la classe économique et celles qui prenaient la cabine éco, doivent se tourner vers le low cost. Il leur est de plus en plus difficile d’obtenir une carte d’embarquement

Les micro-trottoirs autant que les analyses argumentées, soulignent que les classes moyennes redoutent que « leurs enfants vivent moins bien qu’elles et soient en déclassement ». Cette peur du toboggan est le creuset de la colère sociale mais aussi, sur le plan politique, du populisme de droite ou de gauche. Les partis traditionnels, en particulier ceux de la gauche de gouvernement, qui ont délaissé la question sociale au profit des questions sociétales, payent cher cet abandon.

Les prochaines élections les remettront-ils sur le bon chemin et les amèneront-ils à réfléchir à des pistes permettant à tout le monde d’avoir une carte d’embarquement ? A défaut, ils devront attacher leur ceinture de sécurité et se préparer au crash.

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