En décidant – après avoir sans doute arraché l’accord d’Emmanuel Macron – de ne pas recourir à l’article 49.3 pour éviter la censure et permettre le débat sur le budget, Sébastien Lecornu a ouvert la voie à deux évolutions importantes des institutions de la Ve République.
La première concerne le rôle du Parlement et surtout celui des députés. Depuis la dissolution de 2024 et l’élection d’une Assemblée éclatée et sans majorité, les partis politiques ne cessent de répéter que le pouvoir est passé de l’exécutif au législatif, c’est-à-dire de leur côté. En l’absence de majorité, ils affirment, la main sur le cœur, que chacun doit faire des efforts et chercher des compromis. Mais que font-ils dans la réalité ? Lors de la discussion du budget 2025 et l’amorce de celui de 2026, chaque parti est arrivé aux débats en brandissant « ses lignes rouges » par principe infranchissables. Résultat : censure et chute du gouvernement Barnier, refus de la confiance et chute de Bayrou. Les partis politiques du bloc central – PS, macronistes, centristes, LR – sont allés au bout de leur sens de l’irresponsabilité. Tous coupables.
En effet, si le point de départ, le péché originel à l’origine de la crise politique est l’incompréhensible dissolution – qui restera pour l’Histoire, la grande faute du Président de la République – sa persistance a pour cause le comportement, l’égotisme, l’obsession présidentielle et l’irresponsabilité des politiques qui coûtent si cher à la France en termes d’image, de charge de la dette, de panne économique, de dégradation de la note de la France et d’influence en Europe.
Depuis 2024, les politiques mettent en avant le modèle allemand qui permet à une coalition SPD-CDU, de gouverner ensemble après s’être entendu sur un programme de gouvernement, âprement négocié. Mais nos politiques ont-ils conscience des conditions de cet accord ? Croient-ils que ces deux partis – l’équivalent du PS et des LR – sont arrivés à la négociation en brandissant leurs lignes rouges, qu’ils auraient pu s’entendre dans un pays où l’âge légal de la retraite est à 67 ans et où le chancelier – l’équivalent du Premier ministre – estime qu’il faudrait le remonter à 70 ans s’ils n’avaient pas eu la volonté de rechercher des points d’entente ?
Quand l’hypocrisie le dispute à l’irresponsabilité, on touche le fond.
En abandonnant le 49.3, le Premier ministre prend les partis à leurs mots et leur dit en substance : « vous vouliez le pouvoir, eh bien je vous le donne avec tout ce que cela implique de responsabilité ».
La balle est dans leur camp et ils sont face à leur responsabilité. Objectif : avoir un budget pour l’Etat et pour la Sécurité sociale au 31 décembre. Seront-ils à la hauteur de l’enjeu et de leur responsabilité ? Entre ceux qui veulent moins de dépenses et pas d’impôts, ceux qui veulent plus d’impôts pour les plus riches avec la taxe Zucman et ceux qui veulent la transformation de l’AME en couverture limitée aux situations d’urgence, ceux qui veulent l’abrogation de la réforme des retraites et ceux qui veulent repousser l’âge de la retraite à 65 ans, y aura-t-il un point d’équilibre ?
S’il y a un compromis, l’honneur des politiques sera retrouvé. Sinon, ce sera le coup de grâce.
L’autre évolution avec cette mise entre parenthèses du 49.3 est de nature institutionnelle. Consciemment ou non, volontairement ou non, Sébastien Lecornu a ouvert la porte à des réformes constitutionnelles nécessaires et même indispensables à la survie de la Ve République. La crise actuelle n’est pas une crise de régime comme on l’entend trop souvent mais elle pourrait le devenir si on n’anticipe pas.
Dans le fameux film « Le Guépard », le jeune Tancrède – incarné par Alain Delon – conseille au prince Salina – incarné par Burt Lancaster - confronté au début de la révolution entrainée par Garibaldi qui pourrait emporter l’aristocratie italienne de faire de profondes réformes. Pour préserver l’essentiel, c’est-à-dire le pouvoir, « il faut tout changer pour que rien ne change » lui dit-il.
C’est au fond l’enjeu et le défi que les circonstances politiques imposent. Pour préserver l’essentiel, c’est-à-dire un système institutionnel fort qui a permis à la France de s’affirmer dans le monde, il faut profondément le changer.
L’idée générale chez les politiques est que la crise actuelle, résultant de cette Assemblée sans majorité et dans laquelle deux groupes populistes occupent une place importante, est une parenthèse. En 2027, l’élection présidentielle remettra les compteurs à zéro. Le Président élu – quel qu’il soit – dissoudra l’Assemblée et il sortira des élections une majorité et tout rentrera dans l’ordre. Mais ce scénario de l’ardoise magique n’est pas garanti. Et si les électeurs - dont les politiques devraient comprendre qu’ils n’en font qu’à leur tête – envoyaient au Palais – Bourdon une majorité différente de celle souhaitée par le Président ou une majorité relative ou pas de majorité du tout comme actuellement ? Ce serait retour à la case départ et de nouveau le blocage. Tout ça pour ça dirait-on alors. La situation d’instabilité actuelle est supportable parce qu’elle se situe en fin de second mandat d’un Président qui ne peut pas se représenter. Mais elle ne serait pas tenable au début du premier mandat d’un nouveau Président. Imagine-t-on des gouvernements qui tombent tous les trois mois sur une motion de censure, incapables de faire voter un budget ou n’importe quelle loi pendant 5 ans ?
Les dispositions constitutionnelles actuelles ne permettent pas de sortir d’un blocage de cette nature. Il faut donc imaginer des changements et pour cela, il faut avoir en tête les fondamentaux de la Ve République.
Fondée en 1958 sur les décombres de la IVe, la Ve République est, dans son esprit et sa logique, née en 1962. Lorsqu’il s’installe, le 8 janvier 1959, après son élection par un collège élargi, à l’Elysée, le Général de Gaulle n’a pas de majorité ou, si on veut, seulement une majorité relative. Il y a alors 576 députés (avec les élus des territoires de ce qui est encore notre empire colonial), la majorité absolue est donc de 288 sièges. L’UNR – le parti gaulliste -ne dispose que de 206 députés, loin du compte. Pour gouverner, Michel Debré, nommé Premier ministre, s’appuie sur plusieurs partis comme les indépendants et paysans, les MRP, les chrétiens démocrates. Ce ne sont pas des farouches soutiens du Général mais ils sont tétanisés par la situation en Algérie qui a provoqué la chute de la IVe République en raison de leur incapacité à gérer le conflit et à comprendre que le temps de la décolonisation était venu.
Bref, ils font le dos rond en attendant que l’Homme du 18 juin trouve une issue à cette guerre qui ne dit pas son nom. En 1962, avec les accords d’Evian qui mettent fin au conflit en consacrant l’indépendance de l’Algérie, les politiques relèvent la tête et entendent, d’une certaine façon, reprendre leur petit jeu d’avant. Mais, comprenant que leur effacement est programmé avec le projet de loi référendaire proposant l’élection au suffrage universel du Président de la République, tous ces partis se liguent pour déposer une motion de censure contre Georges Pompidou qui sera la seule à être votée avant celle renversant Michel Barnier en 2024. En réponse, le Général de Gaulle dissout l’Assemblée nationale et là, bingo si on peut dire. Les partis traditionnels – aussi hors sol et déconnectés que ceux d’aujourd’hui – n’ont pas compris que les Français ne voulaient pas revenir en arrière et qu’en plus, ils avaient toutes les raisons d’être satisfaits du nouveau régime avec la situation économique et sociale florissante d’alors. Aux élections de novembre 1962, la majorité absolue requise est de 241 sièges (il n’y a plus que 482 députés parce qu’entre temps, l’empire colonial a été liquidé), le parti gaulliste en obtient 233 et, avec ses alliés Républicains Indépendants de Giscard d’Estaing qui en a 35, la majorité absolue est consolidée.
Ainsi est né le fait majoritaire, l’un des deux piliers de la Ve République avec la prééminence du Président qui elle-même sera renforcée et pour ainsi dire sacralisée avec son élection au suffrage universel, largement plébiscitée au référendum.
Le mythe de la Ve République repose sur ces deux piliers dont la solidité lui ont permis de résister à l’usure du temps et à plusieurs accidents, comme les cohabitations des années 80, 90 et 2000, la réduction à 5 ans du mandat présidentiel et les majorités relatives de 1988 et 2022.
Mais, avec l’absence de majorité, c’est l’un des deux piliers qui s’écroule et cela menace tout l’édifice. Il faut le reconstruire aussi surement qu’il a fallu rebâtir Notre – Dame mais pas à l’identique comme on l’a fait pour la cathédrale.
Au fond, la situation actuelle est l’affrontement entre deux légitimités. Ingouvernable et ingérable, l’Assemblée n’en n’est pas moins le résultat du vote des Français. Impopulaire, contesté et attaqué, Emmanuel Macron n’en n’est pas moins élu au suffrage universel pour un mandat de 5 ans.
Ceux qui tous les jours ou presque demandent sur l’air des lampions sa démission, voire pour certains sa destitution et qui par ailleurs aspirent à lui succéder devraient réfléchir au précédent que constituerait sa démission, à l’affaiblissement des institutions – auxquelles ils proclament leur attachement – que son départ anticipé provoquerait. Qu’une Marine Le Pen ou qu’un Jean-Luc Mélenchon soient sur cette posture radicale relève de leur logique populiste et dégagiste. Mais que dire d’Edouard Philippe qui demande à Emmanuel Macron de programmer son départ ? A-t-il conscience du précédent et même de la jurisprudence qu’il installe ? S’il était élu, à coup sûr, à la faveur d’une crise majeure, les opposants ne manqueraient de demander sa démission. Et, en plus, il accompagne sa demande insistante en précisant qu’il a « beaucoup de respect pour Emmanuel Macron mais qu’il ne lui doit rien ». Là, il atteint le sommet de la honte, pour ne pas dire de l’infamie. La réalité est qu’il lui doit tout. En effet, qui connaitrait Edouard Philippe si le Président ne l’avait pas installé à Matignon ? Le maire du Havre serait-il un potentiel présidentiable s’il n’était pas resté 3 ans premier ministre ?
Il faut donc imaginer des solutions pour sortir des blocages sans affaiblir les institutions.
Le système actuel est une sorte de western. En cas de conflit et de crise, chacun sort son « flingue » pour abattre l’autre. Le Président dissout l’Assemblée, l’Assemblée vote une motion de censure ou refuse la confiance au gouvernement. L’autre est au tapis mais cela ne résout rien.
Et si on imaginait des mécanismes avec lesquels chacun agit en responsabilité et sans menace de coercition.
Comme on l’a vu pour le vote du budget, en mettant entre parenthèses le 49.3, le premier ministre a placé les députés face à leurs responsabilités. Mais cela ne suffit pas. Si les élus ne jouent pas le jeu et ne cherchent pas vraiment le compromis et ne parviennent pas à s’entendre, il y aura quand même un budget le 31 décembre parce que le gouvernement dispose de plusieurs outils, notamment les ordonnances, la reconduction du budget de l’année précédente, le fractionnement en douzième du budget 2025, etc.. Bref, les députés ont encore des marges d’irresponsabilité à leur disposition.
Il faut sortir de cette logique et mettre l’Assemblée en situation de responsabilité et d’obligation d’assumer ses choix. Non seulement, il faut supprimer le 49.3 mais aussi tous les airbags – vote bloqué, ordonnances, 12e budgétaire, etc..- qui dédouanent les députés. S’ils ne sont pas en capacité de voter un budget au 31 décembre, alors il n’y a pas de budget au 1er janvier. C’est le shutdown à la mode américaine. La situation est assez courante Outre-Atlantique mais les conséquences sont limitées, le budget ne concernant que le niveau fédéral qui n’est pas un acteur majeur dans la vie quotidienne des Américains, l’essentiel de la dépense publique relevant des Etats. En France, pays centralisé, ce ne serait pas la même musique. Un shutdown français, ce serait le trou noir, la panne géante d’électricité : 6 millions de fonctionnaires d’Etat, territoriaux, hospitaliers non payés, plus d’écoles, de lycées, d’université, plus de police, plus d’administration, etc.. Evidemment, aucun parti politique ne voudrait assumer la responsabilité d’un tel chaos. Si les politiques étaient placés au pied du mur, ils réagiraient. Ils auraient bel et bien l’obligation de travailler ensemble et d’arrêter leur cirque.
Pour sortir de la logique western, il faut que les armes restent au vestiaire. Le Président ne devrait plus avoir le droit de dissoudre l’Assemblée et les députés de renverser le gouvernement. Les blocages ne se résoudraient plus par la mise à mort du législatif par l’exécutif et réciproquement mais par l’obligation de trouver des compromis et des accords texte par texte si la majorité n’est pas en ligne avec le Président et le gouvernement.
Une clarification et même plusieurs s’imposent pour l’exécutif. Il faut d’abord mettre de l’ordre dans l’article 20, celui qui dit que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration et de la force armée ».
Ces deux phrases sont un condensé d’ambiguïtés. La première règle est foulée aux pieds avec une remarquable constance depuis 1958. Non, le gouvernement ne détermine pas la politique de la Nation. Même en période de cohabitation où le gouvernement a plus de latitude, c’est en réalité le Président qui détermine la politique de la Nation et le gouvernement la conduit. Il faut clarifier en ce sens cette partie de l’article. L’autre phrase est aussi une source d’ambiguïté. Le gouvernement dispose « de la force armée » mais le Président est, par ailleurs, le chef des armées. Alors, en cas de conflit entre le PM et le PR, à qui les armées devraient-elles obéir ?
De manière générale, les responsabilités du Président en matière internationales, militaires et stratégiques devraient être sanctuarisées parce que le fameux domaine réservé n’est pas défini dans la Constitution. Ce n’est qu’une pratique imposée par le Général de Gaulle.
Enfin, en lieu et place ou en plus du discours de politique générale du Premier ministre, le Président – dont le mandat devrait être remis à 7 ans pour le découpler des législatives - devrait avoir à prononcer chaque année devant les députés et sénateurs réunis en Congrès un discours sur la situation du pays et les orientations qu’il entend mettre en œuvre sur le modèle du discours sur l’Etat de l’Union que le Président des Etats-Unis prononce chaque année devant le Congrès américain.
La disposition permettant au Président de la République de s’exprimer devant le Congrès réuni à Versailles a été introduite dans la Constitution par Nicolas Sarkozy en 2008. François Hollande y avait eu recours après les attentats du 13 novembre 2015 et Emmanuel Macron s’y est collé en 2017 mais depuis, elle est tombée en désuétude. Il faut en faire un instrument de communication entre l’exécutif et le législatif, ce qui renforcerait le respect mutuel.
L’objet de ces propositions est de changer la culture politique fondée sur l’affrontement idéologique qui atteint des sommets dangereux avec la place prise par les forces extrémistes et populistes au profit d’une culture fondée sur le débat, le compromis et la responsabilité.
Nos institutions sont solides et incontournables mais qu’elles risquent de s’écrouler - et avec elles la démocratie qu’elles garantissent - si elles ne s’adaptent pas à un nouveau monde dans lequel les aspirations démocratiques ne s’expriment plus de la même manière. La Ve République est un monument historique patrimonial mais il est temps de le restaurer et de l’adapter aux exigences contemporaines.