Depuis qu’il a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue des élections législatives les 30 juin et 7 juillet, Emmanuel Macron est sous le feu roulant des critiques, des mises en causes et même des insultes, François Ruffin l’ayant traité rien moins que de « taré ».
Même dans son camp, le doute s’est installé sur ce qui est considéré comme un coup de poker. La décision repose sur l’idée qu’au vu des résultats des élections européennes et compte tenu de la majorité relative à l’Assemblée nationale, le blocage était assuré, le gouvernement serait tombé sur une motion de censure dès le mois de septembre. La dissolution aurait été contrainte, plaçant le Président sur la défensive. Il a préféré être à l’offensive en anticipant et prenant de court tout le monde.
Pour contrer la chronique d’une défaite annoncée, Emmanuel Macron s’est engagé dans la campagne en annonçant un programme que Gabriel Attal s’évertue depuis à détailler et à vendre et en dénonçant les conséquences de l’application des programmes du RN et du Front populaire, hâtivement constitué sur les ruines de la NUPES.
A ce jour, ce n’est pas probant. Les sondages donnent plutôt le RN en tête, suivi du Front.
Un retournement est-il possible d’ici au 30 juin et la mécanique du second peut-elle renverser la situation ? Ce n’est pas acquis.
Si cette élection est perdue, ce sera une nouvelle sanction contre Emmanuel Macron, coupable de s’être trop investi.
Pour sortir de ce piège, le Président devrait adopter une autre stratégie, celle du « bon choix », en s’inspirant d’un de ses illustres prédécesseurs, Valery Giscard d’Estaing en 1977-1978.
Petit rappel contextuel. A la rentrée de septembre 1977, on est à quelques mois des élections législatives de mars 1978. L’union de la gauche, - PS, PC, PRG – a volé en éclat sur le projet d’actualisation du Programme commun exigé par le Parti communiste. Celui-ci voulait aller très loin en matière de nationalisation des secteurs financier et industriel et de pouvoir populaire dans les entreprises. Ce projet revenait à soviétiser l’économie. Mitterrand a refusé.
Malgré cette rupture, la gauche a le vent en poupe et est donnée gagnante, ce qui ouvrirait la voie à la première cohabitation sous la Ve République. Les professeurs de droit et les constitutionnalistes sont à la fête, c’est leur heure de gloire car ils doivent répondre à la question majeure : une cohabitation peut-elle fonctionner dans le cadre institutionnel de la Ve République et dans quelles conditions ?
Les débats sont âpres mais un consensus s’installe rapidement selon lequel, pour tout ce qui concerne la vie politique, économique et sociale intérieure, le pouvoir passerait de l’Elysée à Matignon mais qu’en revanche pour ce qui est des affaires internationales et de la défense, le Chef de l’Etat garderait la main. En outre, le Président aurait les moyens de bloquer les initiatives les plus audacieuses du gouvernement. Il serait une sorte de statue du Commandeur et de gardien du temple.
Cette idée d’un pouvoir plus partagé et donc équilibré séduit les Français et donc renforce la gauche dont le leader, François Mitterrand - qui pourrait être le premier ministre de cette cohabitation - avait recueilli 49,2% des suffrages au second tour de l’élection présidentielle de 1974.
Giscard d’Estaing comprend la perversité de cette petite musique sur la cohabitation. Il met en garde les Français. Non, leur dit-il en substance, si la gauche est majoritaire, il ne pourra pas empêcher l’application du programme commun, actualisé ou pas, ni dans la socialisation de l’économie, ni dans la remise en cause de la dissuasion nucléaire et la réorientation de la politique étrangère, le poids des communistes pouvant amener à un rapprochement, voire à une alliance avec Moscou. D’ailleurs, précise-t-il, si l’Union de la gauche est au gouvernement, il se retirera au château de Rambouillet, ne venant à l’Elysée que le mercredi pour le Conseil des ministres, réduit à une formalité. Il n’y aurait pas dans la cohabitation de statue du Commandeur. Dans ces conditions, il demande aux Français de bien réfléchir et de faire « le bon choix », celui de sa majorité sociale-libérale.
Cette stratégie de la peur – version giscardienne du moi ou le chaos – fonctionne et même doublement. Non seulement, la gauche perd les élections mais, à l’intérieur de la majorité, le rapport de force entre le RPR de Chirac et l’UDF de Giscard se rééquilibre au profit de la seconde.
Emmanuel Macron devrait adopter cette stratégie du « bon choix ». Plutôt que de perdre son temps à annoncer des mesures sur le pouvoir d’achat que personne n’écoute et qui sont de toute façon en dessous des promesses démagogiques du RN et du FP, il devrait mettre en garde les Français et leur dire : « Non, Président, je ne pourrais pas empêcher l’arrêt de l’aide à l’Ukraine et un rapprochement avec Moscou si le RN ou LFI arrive au pouvoir. Non, je ne pourrais pas empêcher le détricotage de l’Europe, voire la sortie de l’€uro si le RN s’installe à Matignon. Non, je ne pourrais pas empêcher la sortie du nucléaire si le FP est majoritaire, etc.. ».
La cohabitation est un exercice plus compliqué qu’il n’y parait. Les expériences de celles des années 86-88 – Mitterrand/Chirac-, 93-95- Mitterrand/Balladur - et 97-02- Chirac/Jospin- donnent des indications sur ce que pourrait être une cohabitation Marcon-Bardella ou Macron-FP, mais elles ne disent pas tout parce que le contexte n’est pas le même. Le point commun de ces trois moments est qu’effectivement le pouvoir sur les questions intérieures est clairement à Matignon, malgré les possibilités d’entrave du Président, comme Mitterrand refusant de signer les ordonnances voulues par Chirac, lequel fera passer ces projets par la voie parlementaire classique. En revanche, sur les questions internationales et stratégiques, la main est restée à l’Elysée.
Ce partage assumé des rôles -même s’il y a eu des tensions – était lié au fait que les partenaires avaient la même lecture des institutions et que les premiers ministres de cohabitation – Chirac, Balladur et Jospin – espérant accéder à la présidence après la parenthèse cohabitationniste - entendaient, le moment venu, exercer le pouvoir présidentiel à la manière gaullienne et ne voulaient donc pas que s’instaure une sorte de jurisprudence faisant de la Ve République un régime parlementaire. Il était lié aussi au fait que les deux grandes forces de gouvernement partageaient les mêmes analyses et positions sur les grandes questions internationales et stratégiques.
Clairement, il n’en serait pas de même en 2024 dans une cohabitation Macron-Bardella ou Macron-FP.
Quelques exemples. Le Président est engagé dans un soutien sans limite à l’Ukraine, allant même jusqu’à ne pas exclure l’envoi de troupes au sol si la Russie venait à devenir menaçante pour l’Europe. Cette position est dénoncée à la fois par le RN et le FP. Si le scénario noir d’une victoire de Poutine se réalisait, qui aurait le pouvoir ? Le Président ou le Premier ministre ?
La réponse devrait être dans la Constitution. Eh bien, pas vraiment car le texte fondamental est d’une incroyable ambigüité autour de 2 de ses articles.
L’article 20 indique que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration et de la force armée ».
Cet incroyable article est une fiction lorsque la majorité parlementaire soutient le Président. Dans ce cas, c’est lui qui détermine la politique de la nation que le gouvernement exécute. En cas de cohabitation, ce pouvoir passe au gouvernement. Jusque – si on en croit la deuxième phrase - sur les questions militaires ? Ce n’est pas si simple.
Le Président est, selon la Constitution, Chef des armées. C’est donc lui qui a le pouvoir militaire ? Ce n’est pas si simple. L’article 21 indique que « le Premier ministre dirige l’action du gouvernement. Il est responsable de la défense nationale ».
On voit bien la potentielle crise qui pourrait éclater entre Emmanuel Macron et Jordan Bardella ou un Premier ministre issu du FP. Que se passerait-il si le Président décidait l’envoi de troupes en soutien de l’Ukraine et que le Premier ministre s'y oppose ? A qui le chef de l’Etat-major des armées devrait-il obéir ? Au Président-Chef des armées ou au Premier ministre-responsable de la défense nationale ?
Sans aller jusqu’à ce cas extrême, certaines situations immédiates posent des questions. Actuellement, la France forme des militaires ukrainiens au pilotage des Mirage 2000 que le Président a décidé de donner aux Ukrainiens pour leur permettre de viser des cibles militaires russes, y compris sur le territoire de la Russie. Jordan Bardella ou un premier ministre FP pourrait-il remettre en cause cet engagement ?
Ces situations conflictuelles explosives pourraient se retrouver sur d’autres sujets sensibles comme l’Europe que le Président souhaite plus intégrée pour en faire une puissance alors que le RN veut la détricoter, la situation à Gaza où le FP veut la reconnaissance immédiate de l’Etat de Palestine alors que le Président estime que c’est prématuré, l’OTAN dont FP veut que la France sorte, etc…
En matière de politique internationale, le Président « négocie et signe les traités », représente la France dans les grands sommets internationaux (G7, G20), et aux conseils européens. Mais les traités et les décisions prises dans ces sommets doivent faire l’objet de validation par le gouvernement et éventuellement de vote à l’Assemblée.
La France dispose du droit de véto à l’ONU. Si une résolution reconnaissait la légitimité de la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine ou celle du Hamas dans l’attaque du 7 octobre contre Israël, le Président aurait-il le pouvoir de faire jouer le droit de véto ou Jordan Bardella dans le premier cas et un PM LFI, dans le second cas pourrait-il l’en empêcher ?
Emmanuel Macron aurait vraiment des arguments pour crédibiliser la stratégie du « bon choix » plutôt que de courir après les deux blocs extrémistes qui ont clairement gagné la partie sur les mesures démagogiques et dangereuses sur le pouvoir d’achat.