Il devrait être interdit d’organiser des conférences sur la paix et la sécurité en Europe à Munich, tant la capitale bavaroise semble maudite. En septembre 1938, alors que les alliés – France, Angleterre, Italie, Pologne – sont tétanisés par la montée en puissance d’Hitler, celui-ci s’engage, s’ils lui cèdent les Sudètes – une province tchèque – qu’il en restera là… et tout le monde signe.
En février 2025, dans cette même ville, lors d’une conférence sur la paix et la sécurité, les Européens découvrent les grandes lignes d’un plan de paix ou de cessez-le-feu – ce n’est pas très clair – pour l’Ukraine que Donald Trump a négocié - pour ne pas dire « dealé » -directement au téléphone avec Poutine, sans y associer ni Kiev, ni l’Europe. Chargé du service après-vente, le vice-président JD Vance a expliqué qu’il ne sera pas question de revenir aux frontières ukrainiennes d’avant 2014, c’est-à-dire d’avant l’invasion de la Crimée par la Russie, qu’il faudra aussi céder à Poutine le Donbass et tous les bouts de territoires occupés par les armées russes depuis le début de la guerre en 2022. En outre, les Européens seront – tels des sous-traitants – chargés d’assurer la sécurité sur la nouvelle frontière.
En 1938, Churchill avait lancé sa fameuse sentence « vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre. Vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre ».
En 2025, le rôle d’imprécateur, d’empêcheur de se coucher est revenu à Emmanuel Macron. Ce serait « une capitulation » a tonné le Président français si ce projet devait se réaliser. Depuis, il s’évertue à réveiller les Européens pour contrer cette provocation et cette humiliation et l’exercice n’est pas facile avec ces pays de l’Union de plus en plus dirigés par des partis populistes d’inspiration trumpiste. D’ailleurs, plusieurs d’entre eux sont entrés dans le jeu du Président américain en débattant de l’opportunité d’envoyer des troupes de sécurité en Ukraine en oubliant qu’il n’est pas concevable qu’un accord de paix sur une guerre en Europe soit conclu sans la participation des Européens et encore moins de celle du pays agressé.
Auto-proclamé « sheriff » du monde, le Président américain se veut « faiseur de paix », non pas pour la dimension morale et pacificatrice que cela implique mais parce que la confrontation militaire perturbe le business. Trump, c’est Clausewitz à l’envers. Pour lui, « la paix est la poursuite de la guerre par d’autres moyens ». Par guerre, il faut entendre guerre commerciale, technologique et industrielle dont il entend être en situation hégémonique.
En cédant tout à Poutine, il fait de lui un partenaire. Aux Russes, les territoires conquis. Aux Américains, les terres rares de l’Ukraine qui regorgent de minerais en tout genre dont il a signifié à Zelenski qu’il mettra la main dessus pour se rembourser des milliards de dollars d’aide que Washington lui a donné depuis le début de la guerre. Ukraine martyrisée, Ukraine dépecée, Ukraine pillée, Ukraine trumpérisée….
C’est la même logique au Proche-Orient avec la bande de Gaza dont il propose – véritable nettoyage ethnique – d’envoyer la population vers la Jordanie et l’Egypte ou tout autre pays qui l’acceptera et de transformer ce territoire en Côte d’Azur orientale pour le plus grand bénéfice du promoteur immobilier qu’il est.
Trump ne connait que les rapports de force et ne respecte que ceux qui sont à sa hauteur et avec lesquels, il y a quelque chose à négocier. De ce point de vue, les Européens ne pèsent pas lourd.
Dans son discours choc à cette conférence de Munich, le vice-président américain a glissé une petite phrase passée inaperçue mais qui pourtant dit tout des défis lancés aux Européens. « Vous n’avez sans doute pas entendu parler de cette expression, le partage du fardeau, mais nous pensons que ce qu’il y a d’important dans une alliance, c’est ce que les Européens prennent leurs responsabilités tandis que l’Amérique se concentre sur les régions du monde en grand danger » a lancé JD Vance.
En d’autres termes, les Etats-Unis plient bagage en Europe. Même si, dans l’esprit, ce n’est pas nouveau – Trump avait tout au long de sa campagne menacé de remettre en cause la participation américaine à l’atlantisme si les Européens ne faisaient pas d’effort pour leur défense -, les Européens ont été sidérés parce que, là c’est du brutal comme on dit dans les films d’Audiard.
Les Etats-Unis avaient déjà distendu le lien avec l’Europe depuis les années Obama. L’ancien président avait analysé que la priorité stratégique des Etats-Unis était désormais la zone sino-pacifique.
Il y avait une certaine logique à cette distanciation à ce moment-là. Les années 2000-2015 ont été une période de douce euphorie pour les européens qui engrangeaient les fruits de l’après-guerre froide avec l’éloignement des risques de guerre, la consolidation de l’Union européenne avec l’intégration des anciens pays de l’Est, la mise en place et la montée en puissance de l’€uro. Bref, c’était un peu la fin de l’Histoire comme l’avait imprudemment théorisé le japonais Fukuyama
Vue de Washington, l’Europe était une zone de no-problème alors que du côté de la Chine, les périls montaient. Passé du statut d’usine du monde à celui de puissance industrielle, technologique et commerciale, l’empire du Milieu tendait à contester l’hégémonie américaine.
Pour autant, il n’était pas question de rompre le lien transatlantique. D’ailleurs, lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, l’Amérique de Joe Biden a répondu présent.
La sidération des Européens vient du fait que le nouveau vice-président américain a signifié la rupture du lien transatlantique sur tous les plans, à commencer par la dimension stratégique et militaire.
C’est « un renversement des alliances » a pertinemment analysé Jean-Yves Le Drian, l’ancien ministre de la Défense et des affaires étrangères après avoir entendu le Président américain discuter avec Poutine « des forces respectives de nos deux nations et du grand bénéfice qu’il y aura un jour à travailler ensemble ».
Les Européens sont au pied du mur. Sont-ils prêts à l’escalader ? Mais avant de commencer l’ascension, ils doivent répondre à une question lourde de sens : doivent-ils construire l’Europe de la défense ou organiser la défense de l’Europe ? Et ce n’est pas du tout la même chose, ni le même enjeu.
La question de l’Europe de la défense, c’est-à-dire la coordination des politiques de défense, la cohérence des choix opérationnels, la mise en commun de moyens est un fil rouge et un échec de l’Europe depuis sa création. A chaque crise, le débat ressurgit, chacun y va de son engagement et de sa volonté de progresser dans cette voie mais après quelques gesticulations, il ne se passe rien ou presque. On organise des opérations d’entrainement conjoint et on crée une brigade franco-allemande. En 2017, la France et l’Allemagne lancent le projet d’un char de combat commun qui 8 ans plus tard est toujours à l’état de projet. Le couple franco-allemand fait char à part, privilégiant d’un côté le Leclerc et de l’autre le Panker. Il n’y a pas de PDC – politique de défense commune – comme il y a une PAC, politique agricole commune.
Par nature, la défense est un domaine de souveraineté, comme battre monnaie. Si les Européens ont réussi à dépasser le souverainisme monétaire en créant l’€uro, ils n’ont pas franchi le pas avec la défense. Ils en sont même loin. Ils n’ont aucun esprit européen en la matière, à commencer par l’industrie militaire. Une Europe de la défense suppose, en préalable, d’être indépendant sur le plan des équipements. Le moins que l’on puisse dire est que les Européens ne jouent pas le jeu. Ils préfèrent acheter hors d’Europe - au détriment de leurs partenaires - et de préférence aux Etats-Unis. 55% des équipements des armées européennes sont d’origine américaine. La Pologne, souvent citée en exemple parce qu’elle consacre 4,1% de son PIB à sa défense, équipe son aviation de chasse exclusivement de F16 et F35 américains, et non de Rafale français ou de Gripen suédois.
Ce vide est cruellement apparu avec l’invasion par Poutine de l’Ukraine. Si les Européens se sont rapidement entendus pour voler au secours du pays agressé, ils y sont allés en ordre dispersé, chacun envoyant les équipements qu’il voulait ou que lui demandait Kiev et en fonction de considérations tactiques mais aussi politiques et avec des temps de réaction plus ou moins long. Si, en milliards additionnés, l’aide est massive – équivalente à celle des Etats-Unis -, elle n’est pas coordonnée et perd en efficacité.
L’électrochoc provoqué par la rupture imposée par Trump provoquera-t-il un sursaut et les Européens s’engageront-ils enfin sur la construction de l’Europe de la défense, comme ils ont construit d’autres politiques communes ?
Dans une Europe gangrénée par le populisme, ce n’est pas gagné mais ce n’est pas impossible. Des réflexions sont engagées, la Commission européenne estime qu’il faudrait investir 500 milliards d’€ - ce qui n’est pas considérable – pour développer une industrie européenne de défense, fondée sur le rapprochement entre les différentes industries de défense nationale. Elle n’écarte pas non plus l’idée que les dépenses militaires des Etats pourraient être sortis des critères de Maastricht sur le calcul des déficits – les fameuses règles des 3 et 60 % -, ce qui, par parenthèse, arrangerait bien la France dont le déficit en 2025 passerait, par ce jeu d’écriture, de 5,4% à 3,3%, compte tenu qu’elle consacre 2,1% de son PIB à sa défense.
Emmanuel Macron - qui a fait de l’Europe puissance dotée d’une autonomie stratégique, l’alpha et l’omega de sa politique - pousse en ce sens.
Tout autre chose est l’organisation de la défense de l’Europe. Cette idée-là renvoie au projet de Communauté européenne de défense (CED) des années 50 qui, piloté par Jean Monnet, prévoyait de créer une armée européenne, intégrant des unités allemandes, le tout sous un commandement unique. L’accueil est favorable presque partout en Europe, sauf en France qui le rejette définitivement en 1954, sans doute parce que faire armée commune avec l’Allemagne, neuf ans seulement après la fin de l’occupation nazie, était prématurée.
On peut parier que la création d’une nouvelle CED ne se fera pas plus qu’en 1954 mais cette fois, ce ne sera pas la France qui s’y opposera. Au contraire. En effet, une défense commune suppose une organisation intégrée avec un leader qui, en cas de guerre, assure le commandement. C’est le cas de l’OTAN, organisation intégrée avec un leader incontestable – les Etats-Unis – qui prend le leadership en cas d’engagement.
Si les Européens organisaient leur défense, sans les Américains, ils devraient créer une structure intégrée, une sorte d’OTED, Organisation du traité de la défense européenne. Et c’est là que ça coince parce que, à l’évidence, le leader de cette organisation européenne ne pourrait être que la France pour deux raisons.
La première est que l’armée française est la plus importante d’Europe, la seule – avec ses faiblesses et ses insuffisances – opérationnelle et en capacité de se déployer sur des théâtres extérieurs comme on l’a vu ces dernières années en Afrique.
La seconde est que la France est le seul pays de l’Union européenne doté de l’arme nucléaire. En d’autres termes, le parapluie nucléaire français se substituerait au parapluie américain.
Cette situation serait inacceptable pour les autres pays européens car elle donnerait à la France un statut hors normes et surtout une hégémonie considérable lui permettant d’imposer ses vues sur l’ensemble des politiques européennes. La France pourrait faire du chantage « à l’américaine » dans les négociations européennes.
Friedrich Merz, le futur chancelier allemand n’a pourtant pas récusé l’idée d’une défense de l’Europe avec un parapluie nucléaire français au-dessus de la tête. C’est de bon augure mais, si les éléments se mettaient en place, prisonnier d’une coalition réservée et sous la surveillance d’une AFD inféodée à Trump, pourrait-t-il accepter une telle rupture ?
En fait, rien n’est moins sûr que l’Allemagne accepterait une telle hégémonie de la France qui la placerait en situation de dépendance de son partenaire. Le couple serait trop déséquilibré et éclaterait.
Alors, Europe de la défense ou défense de l’Europe ? Les discussions qui s’engagent en ce moment n’ont pas tranché cette question. Elles partent donc sur une ambigüité dont il faudra, à un moment donné, sortir. Or, il est bien connu qu’on ne sort de l’ambigüité qu’à son détriment.