Résumé :
A l’échelle des échanges internationaux, l’absence d’un pacte international visant à tendre en permanence vers l’équilibre des échanges conduit nécessairement les pays du monde à se déchirer. Seul le déficit commercial américain, accepté en raison de la nécessité d’une monnaie commune pour supporter le commerce international, atténue quelque peu la violence économique que les grandes économies excédentaires (dont la Norvège, l’Allemagne et la Chine sont, chacune à leur manière, le prototype) exercent, en toute bonne conscience, sur le reste du monde.
A l’échelle et à l’intérieur de chaque nation, se retrouve une problématique similaire avec la remise en circulation de l’enrichissement monétaire régulier des agents économiques qui sont en situation de gagner plus d’argent qu’ils n’en dépensent. Si au plan micro-économique l’enrichissement monétaire peut et même doit se regarder comme un signe de progrès économique, non seulement pour celui qui gagne de l’argent mais aussi pour l’ensemble de la collectivité, il n’en demeure pas moins que cet enrichissement constitue d’un point de vue macro-économique un problème dans la mesure où, à défaut d’introduction en quantité adaptée de monnaie dans le circuit économique, la poursuite de l’activité est alors dépendante d’un dilemme entre la récession (par suite de l’accaparement progressif des signes monétaires) ou bien la croissance de l’endettement de certains acteurs, lequel permet de recycler la monnaie épargnée et d’éloigner - provisoirement - le spectre de la récession. En définitive, ce chapitre vise à lancer une alerte sur les conséquences dramatiques d’une conception absolue de la monnaie, c’est-à-dire une conception qui réclame que la monnaie soit une richesse en soi dont l’appropriation ne peut résulter que d’une victoire acquise, sur les marchés, au détriment des « partenaires du jeu économique ». Dans cette logique, les engrenages infernaux de l’endettement sont pour les faibles une fatalité ... et une sorte de « bénédiction » pour les forts. Mais une telle « logique » est-elle soutenable dans la durée ?
D’où vient l’argent ?
En l’an 390 avant Jésus-Christ, les Romains vaincus par le Gaulois Brennus acceptent de lui verser un lourd tribut de 1000 livres d’or pour qu’il se retire de Rome. Mais, lorsque le tribut eut été apporté, le chef gaulois rajouta dans la balance sa lourde épée et il s’écria : « Malheur aux vaincus ! ».
Notre époque est étrange. Nous nous sentons vivre sur le bord d’une catastrophe économique et pourtant la technologie n’a jamais été aussi avancée et les richesses accumulées sont tous les ans plus considérables. L’explication, c’est l’argent : l’Occident en panne de croissance accumule les déficits et s’endette à l’égard du reste du monde qui progresse plus vite et commence à lui demander des comptes.
En Europe, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour appeler à un examen de conscience collectif. Nous aurions fait preuve de faiblesse en acceptant de vivre pendant longtemps au-dessus de nos moyens et le temps serait maintenant venu de payer nos dettes. Et pour que cela ne se reproduise plus, il nous faudrait une règle d’or : l’Etat ne devrait plus se contraindre à vivre à crédit parce que, dit-on, trop de gens qui ne travaillent pas assez attendraient trop de lui. Chacun, à toutes les échelles de la collectivité nationale, doit être responsable et payer pour ses choix. N’est-ce pas dans l’ordre naturel des choses ?
L’argent, chacun doit le gagner. Et si chacun fait son devoir qui est de travailler et de ne pas s’endetter, alors il est sûr que le pays ne pourra que bien se porter. Regardons par exemple comment font les Allemands ou les Chinois.
C’est un raisonnement solide : d’un coté, l’argent et de l’autre, le travail. L’argent, c’est la substance de la richesse. On ne peut le gagner qu’en produisant soi-même des richesses. Alors, la seule chose dont il importe de parler, ce n’est pas de l’argent mais seulement du travail.
Chacun s’oblige à comprendre qu’il ne sert à rien de « faire tourner la planche à billets » parce que les billets ainsi fabriqués ne correspondent à aucune véritable richesse ni aucun travail.
C’est une conception raisonnable des choses. Et pourtant, sans nier l’impératif du travail, il est tout aussi important, et même vital, de comprendre comment l’argent arrive dans le circuit économique. En effet l’argent n’est pas le produit d’un phénomène naturel, comme la pluie, qu’il ne resterait plus qu’à recueillir par le travail. L’argent est lui même issu de la main de l’homme.
Certes, les formules adoptées ont beaucoup varié à travers les âges, mais le problème rencontré a toujours été le même, à savoir résoudre une contradiction. Entre d’un coté, faire en sorte que l’argent soit suffisamment rare pour qu’il ait de la valeur et surtout pour qu’il soit accepté en paiement. Et de l’autre coté, faire en sorte que l’argent soit présent dans le circuit économique en quantité suffisante pour que tous les membres de la collectivité puissent s’acheter entre eux les produits de leur travail et se rendre des services les uns aux autres.
Pendant très longtemps, c’est-à-dire jusqu’au dix-huitième siècle, l’argent nécessaire aux échanges économiques arrivait dans le circuit monétaire à raison de l’extraction des minerais d’or et d’argent. La disponibilité des métaux précieux était cruciale car seuls l’or et l’argent étaient suffisamment considérés pour que les pièces contenant ces métaux soient communément acceptées et donc déclenchent les échanges commerciaux et l’activité économique. C’est ainsi que l’or que les vaisseaux espagnols et portugais ont ramené des Amériques à partir de la Renaissance a puissamment soutenu l’essor économique de l’Europe. Peut-être même est-ce cet or ramené des Amériques qui a rendu possible cet essor et l’avance prise par le monde occidental, pendant un temps.
Ici, il importe de prêter attention au fait que cet or avait toutes les apparences de la providence, puisque son introduction dans le circuit économique européen se faisait « gratuitement », c’est-à-dire sans que personne n’ait besoin de s’endetter pour le faire entrer. Les choses se passaient très simplement : les soldats, les officiers et les administrateurs du roi de retour en Europe se servaient de l’or rapporté des Amériques pour acheter toutes sortes de produits et pour faire travailler les artisans et les fabriques d’Europe, ce qui en retour faisait pénétrer la précieuse monnaie un peu partout sur le continent.
Voyant cela, quelques banquiers audacieux, soutenus par des ministres épris de progrès, imaginèrent qu’ils pouvaient faire tout aussi bien que la providence, pourvu que le commun des mortels voulût bien accepter leurs billets de papier ...
Hélas, ces pionniers, bien trop pressés de s’enrichir, contre toute mesure et toute raison, firent souvent faillite que ce soit aux Etats-Unis (les billets du Congrès) ou en France (l’expérience du banquier Law), laissant derrière eux et pour longtemps de bien mauvais souvenirs.
Aussi par la suite, pendant tout le dix-neuvième siècle, les billets de papier n’étaient-ils acceptés que parce que les porteurs étaient convaincus qu’il y avait dans les coffres des banques assez de métal précieux, pour qu’ils puissent à tout moment échanger leurs billets contre des pièces d’or ou d’argent.
Il est donc permis de considérer que tant que les billets de banque étaient convertibles en or ou en argent, le monde occidental vivait, travaillait et commerçait sous un régime monétaire que l’on pourrait qualifier de régime de l’argent providentiel, parce que l’or et l’argent arrivaient « spontanément » des colonies et en quantité suffisante relativement aux besoins de monnaie que suscitait la croissance économique.
Comme l’or était considéré comme l’archétype de la richesse, personne ne se posait de question sur la véritable nature de l’argent en circulation. Il suffisait que cet argent fut présent en quantité suffisante dans le pays et il ne restait plus alors qu’à travailler pour le gagner et le conserver en confiance. Dans ce monde quasi idyllique, du moins pour les nations occidentales qui purent pendant quelques siècles faire main basse sur tout l’or présent un peu partout dans le monde, il y avait quand même un autre problème. Celui des débouchés.
Pour en prendre la mesure, le plus simple est d’imaginer un pays vivant en autarcie et doté néanmoins d’un stock d’or suffisant. On peut par convention distinguer deux catégories sociales : d’une part une classe dominante qui rassemble les personnes qui en raison de leur héritage[1] mais aussi en raison de leur effort au travail, sont en mesure de gagner suffisamment d’argent pour ne pas avoir besoin de tout dépenser et d’autre part une classe pauvre qui rassemble les autres personnes, celles qui ne parviennent pas à mettre d’argent de coté et qui sont donc contraintes de limiter leurs dépenses à leurs gains.
On voit bien que si la classe dominante ne dépense pas chaque année tout l’argent qu’elle gagne, alors le cycle d’accumulation enclenché peut se traduire, à défaut d’une quelconque compensation, par une raréfaction progressive de la monnaie disponible dans le circuit économique. D’où périodiquement des crises de débouchés, les entreprises et les hommes au travail ne trouvant plus à vendre suffisamment leurs produits.
Cependant, cette explication des crises de débouchés et des récessions qui s’en suivent par la thésaurisation de l’argent est approximative. Il faut préciser.
Le seul intérêt de ce schéma explicatif est de mettre en évidence la nécessité d’une bonne circulation de l’argent. On dit souvent ainsi que l’argent est le sang de l’économie, ce qui veut dire qu’il est important que l’argent ne stagne pas dans les poches, les armoires, les coffres ou les comptes. Et précisément, c’est un fait établi que la plus des personnes et des entreprises qui accumulent de l’argent n’en immobilisent qu’une petite partie : le reste est soit dépensé pour consommer ou investir, soit prêté. Ce sont donc les prêts consentis par ces personnes ou ces entreprises qui permettent de boucler la circulation de l’argent dans l’économie.
Il ne devrait donc pas y avoir de crise des débouchés du fait de l’enrichissement des agents économiques les plus habiles à gagner de l’argent. C’est d’ailleurs cette conviction qui sous-tend la théorie économique dite du « ruissellement » selon laquelle il est inutile et même contre-productif de taxer les riches parce que leur argent reviendra de toute façon dans le circuit économique et surtout d’une manière plus efficace que s’il y revenait à travers la mécanique laborieuse des impôts et des dépenses publiques qui ne répondent pas toujours aux besoins immédiatement exprimés par les gens.
Hélas, les mécanismes de la finance, si perfectionnés soient-ils, ne permettent pas de transgresser les lois de la pesanteur économique. Car l’argent qui revient dans l’économie sous la forme d’un prêt est synonyme d’endettement pour celui qui reçoit cet argent. Il existe donc une limite à la quantité d’argent qui peut être remise en circulation sous forme de prêts car l’endettement ne peut pas croître plus vite que la prospérité des personnes qui empruntent. Sinon, c’est d’abord l’explosion de la dette puis l’arrêt de l’économie lorsque les riches, soudain conscients de la dynamique insoutenable de la dette, ne veulent plus reprêter leur surplus d’argent.
On commence à pressentir ici que la théorie du ruissellement ne peut fonctionner qu’à la condition que les inégalités de prospérité ne soient pas trop considérables car, sinon, il est bien certain que le système ne peut qu’aller dans le mur, faute pour les personnes et les entreprises « d’en bas » vouées à l’emprunt de pouvoir assumer tout ce que les personnes et les entreprises d’en haut voudraient pouvoir leur prêter pour consolider leur enrichissement monétaire.
Surtout on devine que les modalités de la création monétaire ont une importance considérable selon qu’elles permettent ou pas d’atténuer le freinage de la croissance économique qui résulte nécessairement des inégalités d’enrichissement et de la limite d’endettement à laquelle nul ne peut échapper.
En résumé, le recyclage de l’argent des riches sous forme de prêts consentis aux pauvres est un mécanisme rapidement dépassé. Au delà d’une certaine limite, l’accumulation des dettes peut asphyxier l’économie aussi sûrement que la disparition de la monnaie consécutive à la thésaurisation.
A cette situation, il y a cependant plusieurs échappatoires possibles.
La première échappatoire consiste à ce que le pays s’ouvre sur le monde qui l’entoure et qu’il parvienne à dégager un excèdent commercial (ou, plus précisément, un excédent de sa balance des paiements courants) qui lui permettra de compenser par l’arrivée d’or étranger les tensions qui résultent chez lui de l’accumulation de l’argent au sein de la classe dominante.
C’est une bonne réponse mais il importe tout de même d’apercevoir qu’il y a des riches dans tous les pays du monde et donc que l’ouverture sur le commerce international ne peut pas être une réponse satisfaisante pour tous les pays du monde à la fois puisque tous les pays du monde ne peuvent pas être en excédent commercial simultanément. Sauf bien sûr, à disposer d’une planète amie qui veuille bien accepter les exportations de la Terre ...
On reviendra un peu plus loin sur cette caractéristique du commerce international qui ressemble à un gigantesque jeu de chaises musicales, un jeu dans lequel à chaque tour, il y a nécessairement au moins un perdant. Etant précisé que les perdants sont en général plus nombreux que les gagnants, en conséquence d’une loi ancestrale, selon laquelle l’argent va à l’argent.
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La deuxième échappatoire est la réponse de l’économie moderne, c’est celle apportée par le crédit bancaire, c’est-à-dire la faculté étrange que possèdent collectivement les banques de pouvoir « fabriquer de l’argent ». En effet, si toutes les banques ouvrent simultanément un nouveau crédit à leur clientèle, alors leurs clients vont pouvoir s’acheter les uns aux autres des biens et des services supplémentaires sans qu’aucune banque ne soit mise en difficulté vis-à-vis de ses consoeurs. Les crédits que les banques ouvrent à leur client constituent ainsi une véritable monnaie, qui peut complètement remplacer la monnaie traditionnelle reposant sur les métaux précieux, or ou argent. Et surtout, il est important de constater que le mécanisme du crédit bancaire permet de fournir à l’économie les quantités de monnaie supplémentaire dont elle a absolument besoin pour croître. Bien sûr, sous certaines conditions et dans certaines limites[2].
Ce processus de fabrication de l’argent ne doit pas être perçu comme une extravagance, contraire à la « morale économique » et à une saine « gestion des choses ». C’est en réalité une fonction économique naturelle, quasi vitale, qui consiste à mettre en circulation l’argent en quantité suffisante, pour rendre possible la poursuite de la croissance économique en dépit de l’accumulation des encaisses monétaires qui va de pair avec cette croissance.
A vrai dire, ce mécanisme du crédit bancaire est tellement puissant en terme de création monétaire que tous les pays du monde se sont préoccupés de le réguler de façon à éviter toute création monétaire excessive qui dégénérerait dans une hyper-inflation et au bout du compte la perte de confiance dans la monnaie et l’arrêt de l’activité économique.
Le monde contemporain a beaucoup de chance car il a réussi à s’affranchir du régime de la monnaie providentielle, c’est-à-dire un système monétaire dans lequel la croissance économique dépend de la présence providentielle d’une quantité suffisante de matière précieuse.
Aujourd’hui et grâce au mécanisme du crédit bancaire, n’importe quel pays est en mesure d’introduire délibérément dans son propre circuit économique les signes monétaires qu’il juge nécessaire pour rendre possible et accompagner chez lui la croissance économique.
Par opposition au régime de la monnaie providentielle, le système du crédit bancaire a donc permis l’émergence d’une monnaie dont la présence ne dépend plus que des banques, sous le contrôle, en dernier ressort, de la banque centrale et de l’Etat. Avec le crédit bancaire, le monde est sorti d’un régime dans lequel l’argent survient comme la providence. Désormais, il est en théorie possible d’échapper au destin. Et c’est ainsi que plus aucun pays aujourd’hui ne fait dépendre son activité de la présence d’un stock d’or suffisant sur son sol.
Et pourtant, malgré l’essor universel de la monnaie bancaire, le monde contemporain reste dans son ensemble dominé par la logique de la monnaie d’or, c’est-à-dire une monnaie dont la quantité disponible échappe au bon vouloir des banques et des gouvernements.
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La raison en est que le pouvoir de création monétaire permet certes à chaque pays de réguler chez lui, à la hausse comme à la baisse, la quantité de monnaie qui circule à l’intérieur de ses propres frontières. Mais, ce pouvoir de création monétaire n’existe aujourd’hui qu’au niveau de chaque pays considéré isolément. En revanche, à l’échelle de l’économie mondiale, il n’existe aucune instance financière qui veille à introduire délibérément et en quantité suffisante une monnaie reconnue qui puisse servir à supporter les échanges commerciaux entre tous les pays du monde.
L’absence de cette monnaie a des conséquences différentes selon les pays.
Il y a, d’une part, les pays dont la balance commerciale est excédentaire[3] et qui pour cette raison perçoivent à raison de leurs exportations plus d’argent qu’il n’en dépensent à raison de leurs importations ; la monnaie des pays de ce premier groupe est par nature rare au plan international puisque l’argent afflue vers ces pays au lieu de s’en échapper. Leur monnaie a donc de la valeur et ceci alors même qu’ils ne manquent pas d’argent pour payer leurs importations. Il importe également de remarquer que les pays excédentaires ont moins besoin que les pays déficitaires de mobiliser les mécanismes de la création monétaire pour soutenir leur activité économique. En effet, leur activité est « tirée » par les exportations qui font affluer l’argent chez eux. Cette forme de croissance est en général considérée comme la plus vertueuse car la monnaie que la banque centrale de ces pays émet trouve sa contrepartie dans les réserves de devises étrangères issues de l’accumulation des excédents commerciaux.
Et puis d’autre part, il y a les pays dont la balance commerciale est déficitaire et qui pour cette raison sont en permanence en manque d’argent. Chacun comprend bien que les mécanismes de la création monétaire que ces pays sont en mesure de mobiliser chez eux pour accompagner leur propre croissance économique ne leur permettent pas pour autant de transgresser au plan international la logique des monnaies d’or. Car aucun des pays au commerce excédentaire ne peut accepter d’être payé avec la monnaie de papier qu’un pays déficitaire imprime à domicile pour compenser la fuite à l’étranger de sa propre monnaie. Seuls les Etats-Unis font exception, on verra pourquoi un peu plus loin.
L’absence de création monétaire au plan international partage donc les pays du monde en deux groupes aux intérêts opposés : d’une part les pays excédentaires qui cherchent à se faire payer dans la meilleure monnaie et d’autre part les pays déficitaires qui peinent à se procurer cette monnaie.
Cependant il y a tout de même eu une évolution appréciable depuis le dix-neuvième siècle avec l’émergence du dollar qui s’est substitué à l’or, ce qui a constitué un grand pas en direction d’une monnaie internationale, potentiellement plus abondante que l’or.
Au départ, durant tout le dix-neuvième siècle, les « billets de banque » que fabriquait la banque centrale de chaque pays devaient impérativement être convertible en or, pour que ces billets de papier soient acceptés dans tout le pays et que, sur cette base, les banques commerciales soient en mesure de développer le crédit bancaire et permettre ainsi l’émergence de la monnaie bancaire.
Mais à l’issue des deux guerres mondiales, les puissances européennes, en ruines et ruinées, n’avaient plus assez d’or pour gager leurs monnaies respectives. Pour faire repartir l’économie, leurs banques centrales n’eurent pas d’autres choix que de faire « tourner la planche à billets », c’est-à-dire imprimer des billets de banque malgré l’absence d’or dans leurs coffres. Sans ce coup de pouce d’une monnaie abondante, la reconstruction de l’Europe eût été bien plus longue.
Parallèlement au plan international et depuis les accords de Bretton Woods en 1944, toutes les monnaies centrales, sauf une, avaient renoncé à la convertibilité or. Seul le dollar s’obligeait encore à être échangeable contre de l’or, raison pour laquelle il devenait la monnaie centrale dont toutes les banques centrales du monde se servaient pour solder les échanges entre elles.
A vrai dire, cette contrainte de la convertibilité pesait peu sur le dollar car au lendemain de la guerre, le monde entier, et l’Europe la première, avait besoin des produits américains et du crédit américain pour les acheter. L’excédent commercial des Etats-Unis empêchait donc toute fuite des dollars à l’extérieur, ce qui prévenait tout risque de conversion massive des dollars en or. Malgré la contrainte de convertibilité, les Etats-Unis pouvaient donc eux aussi « faire tourner la planche à billets » et favoriser leur propre développement.
Ainsi le monde entier acceptait les dollars en paiement, tout comme de l’or, mais chez eux les Américains restaient libres de créer des dollars comme n’importe quel autre pays pouvait déjà le faire avec sa propre monnaie.
Le sommet de la puissance fut atteint par les Etats-Unis le 15 août 1971, c’est-à-dire le jour où le président américain mit fin à la convertibilité du dollar en or. Ce jour-là, les Etats-Unis rendirent un immense service à l’économie mondiale. Le dollar, désormais complètement délivré de l’obligation de conversion, devenait pleinement disponible pour doper la croissance mondiale à travers le déficit commercial des Etats-Unis qui se manifeste par l’arrivée partout dans le monde de grandes quantités de dollars, tout aussi bien acceptés en paiement que l’or que les conquistador rapportaient autrefois en Europe.
Le dollar est donc devenu la monnaie providentielle du monde. Mais le monde entier n’a pas d’autre choix que de s’en accommoder, que ce soit pour en subir la rareté ou en goûter l’abondance.
Bien sûr, cet état de fait n’est pas dénué de perversité. Car la prospérité du monde dépend de la perpétuation d’une forme d’abus économique qui fait qu’un pays particulier, aujourd’hui les Etats-Unis, dispose et même est tenu d’exercer le privilège exorbitant qui consiste à pouvoir acheter et consommer en permanence plus qu’il ne produit et ne vend ! Et ceci sans que l’on sache vraiment s’il faut reconnaître là un signe de faiblesse économique ou bien au contraire une forme de domination, celle que le maître peut se permettre au détriment du serviteur.
Aujourd’hui, le monde est donc parvenu à ce point où il lui est désormais possible de se passer de l’or pour alimenter le circuit monétaire. Le dollar est suffisant pour cela, c’est-à-dire une monnaie de papier, en tout point similaire aux billets du jeu de Monopoly que la banque distribue à tous les joueurs au début de chaque partie[4]. C’est une chance immense car cela signifie que l’argent a cessé d’être l’une des fatalités dont dépend la bonne marche de l’économie.
Mais curieusement, alors que la monnaie ne devrait plus être considérée comme une richesse en soi mais seulement comme un simple instrument de la prospérité collective, la compétition internationale se fait toujours plus âpre pour « gagner de l’argent ».
Plus curieux encore, chaque fois qu’un pays exporte, il veut des dollars alors même qu’il sait parfaitement que les dollars ne valent pas davantage dans le fond que les billets qu’il peut imprimer lui-même à domicile. L’explication est simple. En cas de cataclysme mondial, l’avance technologique des Etats-Unis, leur poids économique et démographique, leur puissance militaire et leur cohésion nationale font que seul le dollar pourrait espérer conserver un peu de crédibilité au milieu d’un monde en ruines. Alors, va pour le dollar, c’est aujourd’hui encore la moins mauvaise des monnaies pour se faire payer.
En fait, on est pris de vertige à imaginer que tout l’argent présent dans le monde ne tient pas mieux qu’un château de cartes. Et peut-être moins bien car si le monde perd confiance dans le dollar, tout s’écroule. Alors qu’un château de cartes bien monté peut très bien se passer de l’approbation des observateurs.
Evidemment, cette incertitude radicale qui pèse sur la monnaie rend tout le monde assez nerveux et conduit à chercher des assurances sur l’avenir. Et à cet égard, la meilleure des assurances réside dans l’excédent commercial. En effet, les pays qui s’installent durablement en position de supériorité commerciale sont assurés de pouvoir toujours se procurer ce qui leur manque, et ceci quelle que soit la monnaie dominante du moment. Mais, tout comme le déficit américain, cette recherche de la supériorité commerciale a sa part de perversité.
En effet, les pays qui se sont fixés pour objectif et qui sont parvenus à s’assurer durablement un excédent commercial n’ont aucune raison de changer une politique qui leur permet de disposer de tout l’argent nécessaire pour payer leurs importations et poursuivre, sans entrave, leur croissance économique. La question se pose cependant de savoir si cette politique économique est tenable du point de vue de leurs « partenaires », c’est-à-dire les autres pays qui manquent en permanence d’argent parce que leurs exportations ne suffisent pas à couvrir leurs importations ? On doit en particulier s’interroger sur la provenance de l’argent auquel ces pays peuvent faire appel pour assumer leur déficit commercial.
A l’exception des Etats-Unis, les pays déficitaires ne peuvent pas se servir durablement de leur propre monnaie pour acquitter le poids de leur déficit commercial car les banques centrales des autres pays ne peuvent que douter de la valeur de la monnaie issue de pays déficitaires. En sorte que pour payer leurs importations ces pays doivent se procurer soit des dollars soit de la monnaie émise par un pays reconnu fort, c’est-à-dire un pays excédentaire.
Mais comment ces pays faibles pourraient-ils se procurer ces dollars ou cette monnaie de pays fort puisque leur déficit commercial fait qu’ils sont dans l’incapacité de réaliser un quelconque excèdent monétaire ? En fait, la seule chose que puisse faire un pays qui accumule année après année des déficits commerciaux, c’est de dévaluer pour essayer de rétablir l’équilibre de ses échanges et, sinon, d’emprunter année après année pour assumer l’accumulation de ses déficits, et reculer ainsi l’échéance de la prochaine dévaluation ...
Certes, on ne peut, par principe, que blâmer les pays qui « ne font pas assez d’effort » pour consommer moins, produire plus et équilibrer leurs comptes. Mais il faudrait tout de même aussi prêter davantage attention au cas des pays puissants, déjà en situation de supériorité, dont la politique économique ne vise qu’un seul objectif, à savoir conserver leur supériorité aux dépens de pays plus faibles qu’eux. C’est une situation tout à la fois perverse et paradoxale.
Paradoxale parce que, alors même que les puissants du moment exhortent les plus faibles à rattraper leur retard et à rembourser, leur prospérité réside dans la perpétuation et même l’accroissement de l’endettement des plus faibles.
Perverse aussi parce qu’une partie de la richesse des puissants réside dans les créances qu’ils s’acharnent à constituer sur les plus faibles. Et ceci en dépit du bon sens car l’on se demande bien ce qu’est le pouvoir de payer d’un pays que l’on maintient avec application dans une situation d’infériorité. Il est permis de considérer que, sous le régime monétaire et financier actuel, la poursuite obsessionnelle d’un excédent commercial obéit à une pure logique de prédation.
En particulier, on peut se demander si l’intention déclarée en 2005 dans le préambule du projet de Constitution européenne « d’oeuvrer pour la paix, la justice et la solidarité dans le monde » peut aller de pair avec l’affirmation, en 2007 à Lisbonne, par les dirigeants européens d’un « objectif stratégique », visant à ce que « l’Europe devienne l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ».
Quel sens cela a-t-il de déclarer vouloir vivre en paix avec son voisin, alors que l’on met tout en oeuvre pour le dépasser et l’écraser économiquement ? Aucun pays du monde n’est clair là-dessus. Il faudrait que la « communauté internationale » (quelle ironie dans cette appellation) parvienne un jour à énoncer que la poursuite et la réalisation délibérée, assidue et tous azimuts d’excédents commerciaux ne peut que se solder par l’asservissement des plus faibles.
En fait, le monde est aujourd’hui encore en permanence en état de guerre et, pour paraphraser un mot célèbre du baron Clausevitz, il est possible de dire que l’économie contemporaine n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens. Et pourtant, on aurait pu imaginer que l’Europe, instruite par son histoire, trop souvent désastreuse, s’efforce de construire à l’intérieur de ses propres frontières une autre vision de l’avenir et de la vie en commun.
Au lieu de cela, elle s’apprête chez elle à rationner durement les pays les plus faibles qui ont eu le tort d’ouvrir trop tôt leurs frontières et de consommer sans modération, pour le plus grand profit de quelque puissant voisin. Malgré un beau drapeau bleu tout parsemé d’étoiles, l’Europe n’est toujours pas devenue le continent exemplaire qu’elle voudrait être.
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Ici, il faut cependant se réjouir de l’apparition récente d’un nouveau mot dans le débat politique et économique contemporain. C’est le mot de réciprocité ou plus exactement la notion de réciprocité dans les échanges commerciaux, concept fondamental qui permet d’échapper à l’alternative brutale entre protectionnisme et concurrence débridée au détriment des pays les plus faibles.
Pour l’heure, cette notion de réciprocité a fait son apparition sur un mode assagi, à savoir celui de l’obligation de loyauté dans les échanges commerciaux qui empêcherait par exemple qu’un pays reste fermé sous un prétexte quelconque tout en profitant largement de l’ouverture et de la bonne foi des autres pays.
Cependant, même si cette revendication de la réciprocité constitue un réel progrès, elle n’est pas forcément adaptée au fond du problème qui est que les degrés de développement des pays du monde sont extraordinairement inégaux et que, par suite, le problème du monde contemporain est de savoir comment parvenir à des échanges équilibrés en dépit du fait que le monde connaîtra pendant de (très) nombreuses générations encore de grandes inégalités de développement. Si l’on s’en tient à une forme passive de la réciprocité, c’est-à-dire axée sur la loyauté et l’équivalence formelle des règles juridiques dont chaque pays fait usage à ses frontières, il est bien certain que beaucoup de pays, une majorité même, continueront de se faire piétiner.
Une forme active de la réciprocité, celle dont le monde a le plus besoin pour se développer harmonieusement, ne pourrait consister que dans le devoir que les pays les plus puissants se feraient de rechercher l’équilibre de leurs échanges avec le reste du monde. A cette seule condition le concept de développement durable, tellement à la mode en ce moment, prendrait un sens réellement concret et porteur d’un progrès véritablement durable.
Le principe de réciprocité est un principe très fécond car il appelle une autre logique que celle, infernale, qui gouverne aujourd’hui les échanges commerciaux. Aujourd’hui, quand un pays est en déficit commercial, il est rapidement contraint de mettre fin aux services de santé et d’éducation qu’il serait pourtant en mesure de se rendre à lui même sans s’endetter vis-à-vis du reste du monde, ceci pour faire baisser le coût de ses produits à l’exportation et devenir plus compétitif.
Ne vaudrait-il pas mieux que lui soit reconnu le droit de rétablir l’équilibre de ses échanges en freinant les exportations soit par des barrières spécifiques soit par le truchement du taux de change de sa monnaie ?
Surtout le principe de réciprocité conduit à tourner les regards vers les pays puissants. Au lieu de tout faire dépendre des efforts des pays les plus faibles dont on attend qu’ils courent plus vite au prix d’un effort exorbitant de populations appauvries, littéralement contraintes de se consumer à la tâche, le principe de réciprocité bien compris invite les puissants à « tendre la main », c’est-à-dire à lever le pied dans la compétition économique.
Tel est bien l’enjeu de la réciprocité : mettre hors la loi la guerre par économie interposée et inviter les puissants à pratiquer une économie de l’échange véritable et non pas une économie de conquête et de prédation. La conception active de la réciprocité en matière économique conduit donc à ce que l’équilibre des échanges soit non seulement une intention partagée par toutes les parties mais encore qu’il procède autant des objectifs de politique économique que se fixent les pays puissants que des efforts assignés aux pays les plus faibles. Hélas, aujourd’hui c’est la domination économique qui est regardée comme une vertu, tandis que sont incriminées les personnes en état de faiblesse et les collectivités en retard de développement.
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Parvenu à ce point, il est possible de poser la question de savoir jusqu’à quel point l’enrichissement des uns et l’endettement des autres est vraiment légitime, économiquement et moralement. La question peut surprendre. Pourquoi donc devrait-il y avoir une limite à la richesse qu’une personne ou une collectivité est susceptible d’accumuler par son travail ? Et pourquoi devrait-il y avoir une limite à l’endettement des personnes et des collectivités qui ne feraient pas d’effort pour contenir leurs dépenses à proportion de ressources ?
A priori, il semble bien qu’aucune raison de principe ne permette de poser une limite quelconque à l’enrichissement des uns et à l’endettement des autres. Mais en fait, cela dépend du régime monétaire en vigueur.
Dans un régime classique de monnaie or et en l’absence d’arrivée providentielle de quantités d’or supplémentaire (tel que celui que les galions espagnols et portugais rapportaient autrefois des Amériques), l’accumulation de monnaie par les puissants du moment contraint nécessairement les moins forts à s’endetter. Ou bien alors c’est le blocage de l’économie.
A l’inverse, dans un régime moderne qui a apprivoisé les règles de la création monétaire, il devient possible d’échapper à l’alternative cruelle qui exige que certains s’endettent pour que d’autres puissent s’enrichir. Cette possibilité n’a cependant rien d’automatique et l’observation du fonctionnement des économies nationales montre bien que l’enrichissement des uns continue, en dépit des mécanismes de la création monétaire, de contraindre fortement les agents économiques en état de faiblesse[5].
Néanmoins, il faut reconnaître qu’en l’absence de toute création monétaire, le jeu économique serait infiniment plus brutal et destructeur, ainsi que cela s’est toujours passé jusqu’en 1929, date de la dernière grande crise à laquelle le monde n’a pas su échapper, faute de se résoudre à introduire dans l’économie, à temps et délibérément, les signes monétaires qui lui étaient nécessaires pour tourner.
On voit donc bien que la nature de l’endettement n’est pas la même selon qu’il se développe dans une économie qui ne connaît pas la création monétaire ou bien dans une économie qui pratique la création monétaire. Dans le premier cas, celui de l’argent non susceptible de création, une part de l’endettement que les plus faibles supportent est illégitime car il reflète la logique d’un jeu sauvage qui exige que certains trébuchent en contrepartie de la victoire des autres.
Dans le second cas, celui de la monnaie créée à la demande pour les besoins de l’économie, les puissants qui se sont enrichis n’encourent pas nécessairement de responsabilité à raison de l’endettement que les plus faibles ont accumulé.
Sur cette question de la légitimité de l’endettement, il importe d’apercevoir qu’il y a aujourd’hui une différence essentielle selon le niveau auquel on se place. A l’échelle et à l’intérieur de la plupart des pays du monde (exceptés ceux de la zone Euro), c’est le régime de la monnaie créée qui prévaut, ce qui laisse aux agents économiques de ces pays une chance pour échapper au dilemme de l’or.
En revanche, à l’échelle internationale (ainsi qu’à l’intérieur de la zone Euro), c’est la logique de l’argent non susceptible de création qui domine. Avec une seule atténuation, celle résultant de l’introduction en masse de dollars dans l’économie mondiale (par suite du déficit commercial américain).
Mais cette atténuation n’est pas nécessairement juste car elle profite d’abord aux Américains et ne dépend que de leur bon vouloir et de l’appréciation de leurs propres intérêts, a priori sans égard pour les problèmes du reste du monde qui peuvent éventuellement appeler des décisions contraires aux intérêts américains.
Au total, on est en droit de s’interroger sur la légitimité de l’endettement des pays faibles dès lors que le commerce international s’inscrit dans un jeu monétaire à somme nulle. En toute rigueur, le montant de l’excédent commercial des pays forts ne devrait pas pouvoir dépasser le montant du déficit commercial américain. En effet, au dessus de cette limite tout se passe comme si la création monétaire mondiale résultant du déficit commercial américain était entièrement captée par les excédents des pays forts, les autres pays étant de surcroît contraints de s’endetter.
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Les déséquilibres commerciaux qui contraignent aujourd’hui les pays en déficit à s’endetter auprès des pays excédentaires constituent une mécanique véritablement infernale.
Dans un premier temps, les pays faibles sont « invités » par les pays forts à ouvrir leurs frontières au commerce international, ce qui enclenche l’endettement. Dans un deuxième temps, les pays déficitaires et endettés sont sollicités de cesser d’emprunter, c’est-à-dire de devenir excédentaires et ceci alors même que les pays forts font tout pour conserver leur avantage. Les pays faibles continuent donc d’accumuler les déficits et leur dette extérieure continue de croître à due proportion tant que les pays forts continuent de s’accommoder de la poursuite des achats des pays faibles.
Et pendant tout le temps que dure ce processus, le seul souci des créanciers est de transformer l’essai, c’est-à-dire de se défausser à temps de la dette des pays faibles et faire en sorte que la richesse acquise par eux devienne définitive.
Et à la fin, quand les créanciers réalisent subitement et tous ensembles que la dette accumulée est en réalité devenue insoutenable depuis déjà bien longtemps, les pays forts cessent subitement de renouveler les crédits et exigent brutalement le « remboursement ». Quel sens cela a-t-il de s’accommoder à longueur d’année des déficits commerciaux des pays faibles pour un jour leur reprocher la richesse que l’on a accumulée sur leur dos ?
Finalement, les raisonnements précédents procèdent du postulat selon lequel aucun pays ne devrait avoir le droit de poursuivre délibérément et continûment une politique qui ne peut que fatalement se traduire, ici ou là ailleurs dans le monde, par l’endettement durable d’autres pays, et ceci au risque d’entraîner chez eux la dislocation de groupes sociaux.
Aucune collectivité humaine n’a vocation, sous prétexte d’endettement, à passer sous le joug d’une autre. C’est une évidence et pourtant on n’entend jamais aucune dénonciation officielle des politiques économiques agressives qui ne cessent d’enclencher et d’entretenir de nouveaux cycles d’asservissement.
Au contraire, le discours officiel que l’on entend est un discours qui sonne le tocsin sur la « nécessité de renforcer notre compétitivité ». Bref, on renonce à imaginer un autre ordre international et l’on accepte sans barguigner de poursuivre un jeu dont les règles ne sont pas moins infernales que certains jeux du cirque de l’Antiquité. C’est dans ce contexte que prend place la règle d’or qui exige l’équilibre du budget de l’Etat.
D’un point de vue égoïste, cette règle est effectivement de bonne méthode pour les économies puissantes qui dégagent des excédents commerciaux, lesquels génèrent un afflux d’argent qui, dans les cas plus favorables, rend inutile tout soutien de l’activité à travers le déficit budgétaire.
Mais, dans le cas des pays dont le commerce extérieur est déficitaire, l’application de la règle d’or budgétaire est-elle vraiment la voie à suivre ?
Tout dépend si l’économie est ouverte ou non. Si l’économie est ouverte sur le monde, l’existence d’un déficit du commerce extérieur va nécessairement contraindre les autorités monétaires du pays à contenir la masse monétaire et donc à brider la croissance. Dans un tel contexte, la pratique de la règle d’or budgétaire pourra dans une certaine mesure aider à renforcer les entreprises mais sans perspective de rétablissement rapide dans la mesure où une croissance limitée restreindra les débouchés internes.
Dit autrement, l’application de la règle de l’équilibre budgétaire dans le cas d’un pays déficitaire (ou tout juste à l’équilibre) ne peut que provoquer une récession économique. En effet, les ménages et les entreprises ayant globalement tendance à épargner pour s’enrichir, l’application de la règle d’or budgétaire entraîne nécessairement une contraction de la demande adressée à l’économie, faute pour l’Etat de soutenir l’activité à travers son déficit.
Cette relation de cause à effet entre l’application de la règle d’or budgétaire et la récession est même d’autant plus imparable que l’Etat est déjà endetté. En effet, le remboursement des intérêts de la dette qui a été accumulée a exactement les mêmes effets de récession que l’épargne financière que les agents économiques en position de force ne cessent d’accumuler Et cet effet de récession est d’autant plus violent que la dette accumulée est élevée, c’est-à-dire d’autant plus violent que l’on a continué pendant longtemps à emprunter pour soutenir la croissance. Le mécanisme à l’oeuvre est le même pour tous les pays structurellement déficitaires. Il n’y a pas d’autre différence entre eux qu’une simple différence de rythme : tandis que certains vont dans le mur en l’espace d’une dizaine d’années ou moins, d’autres qui paraissent plus puissants, plus sérieux et moins vulnérables au plan international mettront une génération pour rencontrer le mur de la dette, c’est-à-dire le moment où, contraints de cesser de s’endetter, ils entreront dans une récession qui leur fera payer en une fois la croissance qu’ils se seront efforcé d’entretenir au cours des années précédentes.
Notre pays, la France, est arrivé aujourd’hui sur le seuil de ce retournement
Ne vaudrait-il pas mieux dès lors donner la priorité à une autre règle d’or, celle de l’équilibre du commerce extérieur, qui pourrait être atteint par un ajustement de la parité monétaire et / ou par des mesures aux frontières visant à limiter les importations de « confort », par exemple celles de certains biens de consommation ? Pourquoi fait-on toujours l’éloge du « bon père de famille » qui ne dépense pas plus qu’il ne gagne et jette-t-on l’opprobre sur les pays qui s’organisent délibérément pour ne pas importer plus qu’ils n’exportent ? Quelle est la meilleure règle d’or, celle de l’équilibre budgétaire ou bien celle de l’équilibre du commerce extérieur ? Telle est la grande question qui se pose dans beaucoup de pays, plus ou moins grands et puissants. Et dont la France fait partie.
Il est difficile d’aller plus loin dans le cadre d’un raisonnement généraliste. Il paraît cependant nécessaire d’attirer l’attention sur le fait que le discours économique le plus entendu pousse à privilégier la règle d’or de l’équilibre budgétaire par rapport à la règle d’or de l’équilibre des échanges externes ... Et ceci, alors même que la mise en oeuvre de la règle d’or budgétaire conduit à exercer une violence supplémentaire sur l’économie des pays faibles là où la règle d’or de l’équilibre externe conduirait au contraire à retourner vers les économies les plus puissantes une partie de la violence économique qu’elles exercent sur leurs voisines à travers leur domination économique.
Le monde a effectivement le plus grand besoin d’une règle d’or. Mais encore faut-il savoir si cette règle profite à tous ou bien seulement aux plus forts, ceux qui tirent avantage de la perpétuation d’un jeu monétaire léonin.
Les développements précédents conduisent finalement à attirer l’attention sur deux enjeux. D’abord la nécessité, objective, d’introduire dans l’économie du monde de la monnaie en quantité suffisante, pour faire en sorte que les excédents commerciaux des pays forts ne soient pas automatiquement synonymes de déficits et de crises parmi les pays moins avancés. Et ensuite, la nécessité d’ordre moral, de disposer d’une charte internationale pour une économie humaniste qui proscrive la recherche délibérée et forcenée de l’excédent commercial.
A défaut, la poursuite de l’accumulation des excédents commerciaux par les pays les plus puissants ne peut que se traduire par une élévation à due concurrence de l’endettement des autres pays. Bien sûr, il est toujours possible de considérer que cet endettement n’est que la conséquence de la paresse des populations en cause et du manque de clairvoyance des dirigeants de ces pays. Mais quand bien même l’ardeur et la clairvoyance seraient également réparties parmi tous les pays du monde, il n’en demeurerait pas moins que certaines nations seront toujours en avance sur d’autres, si bien que, en l’absence de création monétaire, l’avance prise par les pays forts se traduit nécessairement par la progression inexorable de l’endettement des pays moins avancés.
La croissance de l’endettement et surtout la sensation que quoique l’on fasse il y aura toujours des pays en crise est la simple manifestation de la règle du jeu de l’économie contemporaine qui entend considérer l’argent comme une richesse en soi, c’est-à-dire une substance non susceptible de création délibérée.
Et dès lors, l’argent que chaque joueur s’efforce de gagner, par tous les moyens possibles, ne peut l’être qu’aux dépens de quelques autres, proches ou lointains. Et c’est bien parce que cette règle prévaut au plan international que les mécanismes de la création monétaire qui sont en oeuvre au plan des économies nationales sont impuissants à contenir la croissance de l’endettement.
L’obligation que se font aujourd’hui toutes les banques centrales de toujours exiger une créance sur un agent économique, entreprise ou Etat, en compensation des billets qu’elles remettent aux banques commerciales, a pour conséquence que les mécanismes de la création monétaire par le système bancaire ne permettent pas d’échapper à la contrainte externe que la plupart des économies nationales s’imposent aujourd’hui en faisant le choix de rester ouvertes à tous prix.
Il est quand même étrange de constater que les pays d’Europe qui étaient absolument ruinés et en ruine en 1945 ont réussi à retrouver en l’espace d’une trentaine d’années une certaine prospérité, associant bien-être, faible endettement public, croissance, faible chômage et, par-dessus tout, la confiance dans l’avenir.
Il est encore plus étrange de constater que, quarante ans plus tard, ces mêmes pays sont certes globalement bien plus riches et puissants et que, pourtant, ils sont de nouveau gravement endettés au plan international, en stagnation, aux prises avec un chômage massif, une précarisation croissante des classes populaires et, pire, la perte de confiance en l’avenir. Que s’est-il passé ? Les citoyens de ces pays auraient-ils été atteints en masse par on ne sait quelle dégénérescence ? L’Europe serait-elle devenue un continent décadent qui s’ignore encore ?
Non, il y a à cela une explication possible, qui est bien inscrite dans les débats de doctrine économique, mais qui hélas ne fait pas vraiment partie du débat politique et des alternatives crédibles sur lesquelles les grands partis pourraient proposer à leurs concitoyens de se prononcer. On pourra objecter que les questions de politiques monétaires sont des questions « techniques et compliquées » et qu’il donc est difficile de les soumettre à la délibération publique.
L’ennui c’est que les choix « techniques » qui ont été faits ont eu depuis lors des conséquences précises année après année et dont l’endettement public actuel n’est que la conséquence naturelle.
Ce choix technique de politique monétaire, qui en ce qui concerne la France a été fait par nos dirigeants en 1973, consistait à renoncer à ce que le déficit de l’Etat puisse être financé par les émissions monétaires de la banque centrale.
C’était en effet la meilleure façon de préparer une monnaie forte sur le plan international qui puisse rivaliser avec le mark allemand. En effet, le fait de renoncer à la « planche à billets » constitue une garantie majeure pour toutes les personnes et les entreprises qui reçoivent des francs en paiement des marchandises qu’elles vendent. Au plan économique, une monnaie forte conjuguée avec l’ouverture sur le commerce mondial contraint les entreprises du pays à faire des efforts supplémentaires de productivité et constitue donc un activateur du progrès technologique du fait du stress supplémentaire que subissent les agents économiques davantage exposés à la concurrence.
Il est indéniable que cette politique a porté ses fruits à cet égard : la France a réussi à faire émerger sur son sol quelques grands groupes industriels et financiers. Cependant, une telle politique n’a pas que de bons effets à long terme. Tout dépend en fait du degré d’ouverture de l’économie et surtout de l’équilibre du commerce extérieur.
Un pays qui, comme la France, peine à équilibrer ses comptes ne peut pas compter sur les recettes de son commerce extérieur pour alimenter sa croissance. Il s’en-suit que les économistes de ce pays constatent chaque année, en faisant tourner leurs modèles, que si l’Etat adopte un budget à l’équilibre alors le pays entre en stagnation, voire en récession.
Ici, il faut se souvenir qu’il y a deux politiques possibles et qu’elles ont été successivement pratiquées dans notre pays : d’abord celle des « trente glorieuses » (1945-1973), et ensuite celle des « quarante piteuses », depuis 1973.
La réponse des « trente glorieuses » consistait à injecter dans l’économie à travers le déficit du budget de l’Etat les quantités de monnaie nécessaires pour alimenter la croissance interne, génératrice de plein emploi mais aussi d’importations, et à restaurer l’équilibre des échanges avec le reste du monde en dévaluant périodiquement pour relancer la compétitivité de la production nationale. Cette voie était certes un peu chaotique, faisant alterner des épisodes de surchauffe avec des périodes de refroidissement, mais au bout du compte, ça ne marchait pas si mal que cela. Le plein emploi était au rendez-vous et tout le monde considérait l’avenir avec confiance : les urbanistes imaginaient des voitures volantes dans le ciel des villes de l’an 2000 et, en attendant, on construisait un peu partout des souterrains et des dalles censés faire de chaque piéton un roi au petit pied.
La réponse des « quarante piteuses » a consisté à faire dépendre la croissance économique de l’arrivée de la monnaie à travers les exportations et, sinon, à défaut, à travers l’endettement des agents économiques, principalement l’Etat. Depuis le début de cette politique en 1973, on savait bien que l’Etat ne pouvait pas s’endetter indéfiniment année après année pour soutenir la croissance et qu’il viendrait bien un moment où celui-ci ne pourrait plus s’endetter.
Mais, justement, les cercles dirigeants étaient convaincus des vertus pédagogiques et des potentialités de ce mécanisme, à savoir que les gens et les entreprises privés de ce « mauvais » soutien seraient contraints tôt ou tard de faire « enfin » les efforts nécessaires pour devenir « aussi forts » à l’exportation que leurs voisins et pour que, après avoir remboursé, le pays accède à son tour à une position de supériorité économique.
En Europe, nous sommes précisément rendus à ce point où, après une vingtaine d’années, ce choix de politique économique (dont la logique ne nous a jamais vraiment été expliquée) a départagé les pays d’Europe en deux groupes.
D’une part des pays qui ne craignent pas trop pour leur avenir parce qu’ils sont adossés sur des excédents commerciaux récurrents qui leur permettent d’éviter (ou de résorber) tout endettement à l’égard du reste du monde.
Et d’autre part des pays qui ont joué le jeu de l’ouverture des échanges mais qui ont été conduits à s’endetter pour soutenir leur croissance, en dépit des importations dont leurs voisins ont grandement profité.
Un pays comme la France arrivera, peut-être, à faire comme l’Allemagne. Mais les autres, ceux qui sont un peu plus au sud, que va-t-il se passer pour eux ?
Au fond, ce qui se passe aujourd’hui à l’intérieur de l’Europe, ne fait que reproduire les mécanismes infernaux dont beaucoup de pays n’ont cessé de faire la cruelle expérience depuis bien longtemps un peu partout dans le monde. Pour nous les Européens, c’est difficile à réaliser, car il n’y a pas très longtemps encore nos positions coloniales nous permettaient d’échapper au dilemme de l’or et nous pouvions nous imaginer que les « plans de redressement » ne pouvaient concerner que des pays du tiers monde.
En fait tout le monde est concerné, même les puissants du jour, exportateurs forts aujourd’hui, peuvent perdre de leur superbe en l’espace de quelques générations. Toute la question est donc de savoir si les réponses collectives sont prises à règle du jeu inchangées ou bien si l’on revoit les règles du jeu monétaire et économique. Cette question concerne le monde entier mais il se trouve qu’aujourd’hui la question passe au beau milieu de l’Europe.
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La question qui se pose est celle de savoir si l’argent est une richesse en soi que l’on ne peut s’approprier qu’en dégageant un excèdent commercial au détriment des autres pays ou bien si l’argent n’est que l’instrument de confiance dont la circulation, bien répartie et bien réglée, permet d’animer toutes les parties de l’économie mondiale et de garantir ainsi à chaque collectivité une chance équitable pour trouver une place dans le monde et entretenir chez elle une prospérité bien partagée.
Evidemment, il est difficile de demander aux pays puissants de renoncer à leurs exportations car l’argent est une assurance sur l’avenir. Il faut être réaliste : le besoin d’argent est un besoin vital et la possession d’argent répond à un besoin de sécurité auquel, légitimement, peu d’hommes sont prêts à renoncer.
Mais alors, il faut être réaliste jusqu’au bout et prendre en considération le fait que, à travers les positions de domination économiques qui se constituent aussi bien au plan international qu’à l’intérieur de chaque pays, il y a des groupes et des pays qui sont en mesure de capter et d’accumuler de grandes quantités de monnaie, ce qui conduit, en l’absence de compensation adéquate, d’autres groupes ou d’autres pays à s’endetter ou bien s’étrangler.
Le jeu cesserait d’être faussé si l’on acceptait de compenser ces formidables accumulations d’argent par une mobilisation délibérée de la création monétaire, à toutes les échelles économiques, nationales et internationale.
Il est permis de penser que cette mobilisation délibérée, si souvent décriée sous le vocable de la « planche à billets » est en réalité une voie sage et réaliste pour concilier le désir d’enrichissement monétaire et financier avec un développement économique humain et harmonieux.
En l’absence de ce réalisme économique, on peut craindre que le jeu monétaire léonin qui a pris possession du monde ne cesse de produire de nouvelles secousses, toujours plus violentes et menaçantes. Le système actuel a quelque chose d’infernal car l’on voit bien que pour que certains puissent aller ou rester au paradis il faudra toujours en trouver quelques autres à pousser en enfer.
L’introduction délibérée, gratuitement et en quantité suffisante, de monnaie dans l’économie mondiale permettrait d’échapper au jeu infernal des chaises musicales, en ouvrant la possibilité pour les pays les plus puissants de dégager des excédents commerciaux raisonnables sans déstabiliser pour autant la situation des pays moins développés.
Une telle approche pourrait être supportable pour les grands pays dont l’excédent commercial repose sur la puissance de leur production, car ces pays ont la faculté de réorienter une partie de leur industrie pour mieux servir la demande de biens et services émanant des habitants et citoyens établis chez eux.
En revanche, il faut bien reconnaître que cette approche serait moins facilement acceptable par les pays dont l’excédent commercial repose essentiellement sur une rente issue de l’exportation de matières premières, par exemple du pétrole ou autre substance de base difficilement substituable. Car pour ces pays, l’objectif de fond de leur politique économique est de constituer un patrimoine financier croissant, ce qui passe par l’accumulation de créances consenties à des pays tiers, ce que l’émission de monnaie internationale vise par construction à éviter.
Inversement, l’émission de monnaie internationale pourrait aussi être regardée comme le moyen de permettre la poursuite de la croissance économique en dépit de l’existence des rentes de toute espèce qui tendent à assécher la circulation monétaire, à toutes les échelles du monde.
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Pourquoi ne pourrait-on pas envisager que des quantités croissantes de monnaie soient tous les ans introduites dans les échanges internationaux pour accompagner la croissance économique du monde ?
Un tel schéma ne ferait que reproduire à l’échelle internationale la régulation que tous les pays du monde s’efforcent de pratiquer à l’échelle de leur propre masse monétaire. La notion même de patrimoine commun envisagée à l’échelle du commerce international pousse à imaginer que cet apport régulier de monnaie au profit de tous les pays du monde soit réalisé à proportion de leur population.
On pourrait ainsi envisager une dotation par pays équivalent à ½ dollar par habitant et par jour, ce qui correspond à une injection de monnaie dans l’économie mondiale représentant environ 1 % du produit mondial annuel. C’est une somme modeste et même presque négligeable pour les pays les plus riches. Mais pour beaucoup d’autres pays ce serait un apport non négligeable pour améliorer leur balance commerciale. Cette amélioration leur permettrait de desserrer la contrainte externe et de poursuivre chez eux des politiques de croissance favorables au renforcement des services urbains, de santé et d’éducation qui sont à la base du développement humain.
Et du point de vue des grands pays exportateurs, le soutien du déficit commercial d’un grand nombre de pays serait la garantie de débouchés plus réguliers et serait donc de nature à tempérer leur recherche effrénée d’excédents commerciaux.
Sur le plan monétaire, l’attribution de cette dotation se traduirait par le versement au compte des banques centrales de tous les pays du monde de monnaie internationale, ce qui aiderait grandement les monnaies faibles à conserver une certaine stabilité.
Au plan économique, cet apport de monnaie internationale pourrait trouver sa contrepartie dans l’émission à l’intérieur de chaque pays de monnaie supplémentaire qui pourrait être introduite dans le circuit monétaire, facilitant d’autant le développement. Cette introduction pourrait se faire, à la convenance de chaque pays, soit sous forme d’avance au budget de l’Etat, par exemple pour renforcer des services à haute rentabilité (éducation, micro-crédit) ou les équipements urbains (eau potable, assainissement), soit de manière plus répartie encore sous la forme d’une allocation de vie directement versée à chaque habitant qui encouragerait les initiatives économiques.
Le supplément de croissance interne qui pourrait en résulter sans déséquilibre extérieur supplémentaire pourrait représenter plusieurs fois le montant de la dotation internationale.
Il importe également d’insister à nouveau sur le fait que l’attribution annuelle et automatique à tous les pays du monde d’une certaine quantité de monnaie internationale ne doit pas se comprendre comme une subvention de leur commerce extérieur ni même comme l’apport d’une quelconque richesse.
L’attribution de cette monnaie sur un mode uniformément réparti à travers le monde ne viserait en fait qu’à tenir le développement des échanges internationaux à l’écart de l’endettement, du moins pour les pays qui s’obligent à une participation raisonnée à ce commerce.
En fait, il s’agirait ni plus moins de réintroduire dans l’économie, aussi bien au plan international qu’à l’intérieur de chaque pays, la possibilité d’échanges économiques dont la contrepartie monétaire soit, au moins en partie débarrassée de l’endettement, ainsi que cela pouvait se réaliser autrefois sous le régime des monnaies adossées à l’or.
Toujours est-il que l’on peut se demander si le modèle monétaire actuel vers lequel beaucoup de pays du monde tendent à l’intérieur de leurs frontières est tenable. Ce modèle, qui vise à renforcer la compétitivité économique, consiste à limiter fortement les apports de monnaie centrale (les billets de la banque centrale) et à faire dépendre la quantité de monnaie en circulation de la création monétaire des banques commerciales, ce qui se manifeste par l’émergence d’un endettement des agents économiques, particuliers et entreprises, à due concurrence de la monnaie en circulation.
Ne vaudrait-il pas mieux que la banque centrale de chaque pays alimente plus directement l’économie nationale en monnaie et qu’elle relève le coefficient de dépôt (le ratio Cooke) qui lui permet de limiter la création monétaire en provenance du système bancaire ?
Il en résulterait un fonctionnement de l’économie plus régulier, parce que moins asservi aux aléas du crédit bancaire, et surtout moins stressé car « l’argent libre » (c’est-à-dire la monnaie présente sans la contrepartie d’un endettement auprès d’une banque commerciale) serait un peu plus abondant en proportion de « l’argent en liberté surveillée »[6].
On peut s’interroger sur les raisons qui fondent le monopole bancaire, lequel consiste à faire dépendre exclusivement l’introduction de monnaie dans l’économie de l’octroi d’un crédit par une banque. Deux raisons sont en cause.
La première semble résider dans l’idée que les risques que la banque commerciale encourt l’incitent à bien apprécier les chances de remboursement, ce qui est un bon moyen de faire en sorte que les ressources économiques soient dirigées vers les emplois les plus profitables et les plus utiles au progrès économique. Mais, il faut bien reconnaître que la profitabilité d’une activité ou la solvabilité d’un emprunteur ne s’identifient pas nécessairement avec l’utilité économique. On le voit bien lorsqu’une partie des prêts des banques ne favorisent en fait que des bulles spéculatives dont l’essor ne repose que sur la solvabilité supposée des emprunteurs ou bien lorsque, à l’inverse, leur refus de prêter conduit à brider des entreprises ou même les faire trébucher.
La deuxième raison qui préside à ce monopole bancaire semble résider dans l’idée que l’Etat n’est qu’un simple agent économique parmi d’autres et qu’il n’y a donc aucune raison de le faire bénéficier du privilège exorbitant de pouvoir vivre au-dessus de ses moyens. Dans cette vision, l’Etat n’a pas vocation à devenir, à travers son déficit et ses dépenses, l’instrument par lequel l’argent arrive dans le circuit économique.
Ce serait contre-productif car l’administration serait alors dispensée des efforts de productivité auxquels doivent s’astreindre les autres agents économiques et les ressources ainsi mobilisées par elle le seraient aux dépens d’autres emplois, plus productifs et plus utiles à la collectivité.
Cette deuxième raison selon laquelle un Etat en déficit n’est pas un Etat qui fait des efforts est assez communément admise mais n’est pas parfaitement convaincante pour autant. En effet, on peut très bien imaginer une situation dans laquelle l’Etat rationne les commandes qu’il passe et les rémunérations qu’il consent et qui cependant fait par ailleurs le choix de ne pas lever autant d’impôts que nécessaire, précisément pour soutenir la croissance. En clair, déficit de l’Etat et productivité des services publics sont deux choses distinctes.
La question monétaire de base reste donc toujours posée, à savoir comment faire en sorte que parvienne dans le circuit économique les quantités croissantes de monnaie qui sont nécessaires pour accompagner la croissance ? Si l’on met en oeuvre la règle d’or budgétaire dont il est tant question actuellement et si, à défaut d’une balance des paiements courants largement excédentaire, l’on ne s’arrange pas pour introduire délibérément la monnaie supplémentaire dont l’économie a besoin pour croître, alors le pays entrera en récession.
Dit de manière plus ramassée : si l’on adopte la règle d’or budgétaire pour forcer l’administration à davantage de productivité, la monnaie supplémentaire dont l’économie a besoin pour croître ne pourrait plus lui être apportée à travers les dépenses de l’Etat. Il faudrait alors un autre moyen qui pourrait être l’allocation universelle, étant bien précisé que la raison d’être d’une création monétaire pure n’est pas le financement de l’allocation universelle.
Bien au contraire, c’est l’allocation universelle qui, à raison d’une partie de son financement, peut constituer un moyen privilégié pour introduire dans l’économie les signes monétaires qui lui sont absolument nécessaires pour croître. Et ceci, sur une base qui allie, la simplicité, l’équité et l’efficacité. Car, une allocation universelle profite instantanément et immédiatement à tous.
Sur le plan pratique, le défaut de financement qui a été mis en évidence dans un chapitre précédent pour la mise en place d’une allocation universelle équivalente au RSA actuel (en montant nominal) représenterait environ 1,5 % du produit national brut, ce qui correspond approximativement à la croissance de la masse monétaire de 4 % qui est requise pour rendre possible une croissance économique réelle de 2 % dans le contexte d’une inflation de 2 %.
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En l’absence de toute création monétaire délibérément détachée de l’endettement, il ne reste que le modèle allemand pour faire arriver cette monnaie supplémentaire dont l’économie a besoin pour croître. Et on peut en effet imaginer qu’un pays comme la France parvienne, au prix d’un terrible coup de reins, à rattraper en très peu d’années sa grande voisine et amie l’Allemagne.
Mais, est-ce une réponse jouable par tous les autres pays du monde en même temps ? Et sinon, comment pourront faire les pays qui resteront tendanciellement déficitaires ? Est-ce qu’il leur faudra faire décroître la masse monétaire jusqu’à ce que leurs exportations finissent par l’emporter sur les importations ? C’est-à-dire faut-il que tous ces pays se contraignent à entrer en récession pour que, à la fin, leurs secteurs d’exportation finissent pas dégager un excédent monétaire qui rende possible le remboursement des dettes accumulées ? Et si oui, combien de temps cela prendra-t-il ? Dix ans ? Une génération ? Deux ? Davantage encore ? Et quand, à la fin, ces pays seront devenus durablement excédentaires, comment feront ceux qui auront cessé de l’être ?
Comment ne pas voir que les règles du jeu monétaire sont folles. Les dés sont pipés. Ils ne cessent de nous pousser vers la guerre.
[1] on entend par là tout ce qu’elles ont reçu en terme de statut social, d’exemple moral, de dons intellectuels et artistiques et aussi, sur le plan patrimonial, des biens et de l’argent ...
[2]en effet, si l’économie nationale est ouverte sur le monde extérieur, c’est-à-dire si les agents économiques du pays ont la faculté d’acheter librement à l’étranger, ce mécanisme de création monétaire ne peut pas se développer au delà d’une certaine limite, sauf à risquer un emballement des importations, d’où : a) une fuite de la monnaie et très vite après des emprunts du fait de la dépréciation de la monnaie nationale ; b) le coût croissant de l’endettement ; et c) le resserrement de la masse monétaire et le choc en retour de la récession.
[3] pour être plus exact, le raisonnement s’applique aux pays dont la balance des paiements courants est excédentaire, c’est-à-dire non seulement la balance des échanges commerciaux mais aussi la balance des échanges de service, qui recouvre les achats et les vente de prestations non matérielles telles que le tourisme, les voyages, les brevets, les études et autres services rendus ...
[4]Il faut d’ailleurs méditer une particularité du jeu de Monopoly : ce jeu impitoyable ne peut durer que parce que la banque fournit « gratuitement » un peu d’argent aux joueurs presque à chaque tour ...
[5] ici, on peut indiquer que l’atténuation de la contrainte n’est pas la même selon que la monnaie est introduite dans l’économie à travers les dépenses publiques (par le financement d’un déficit public délibérément construit à cet effet) ou bien à travers le crédit bancaire, au profit par exemple des ménages ou des entreprises qui font construire, les uns des logements et les autres des usines.
[6] l’argent en liberté surveillée, c’est-à-dire la monnaie dont la présence dans le circuit économique n’est que temporaire parce qu’elle résulte d’un contrat à durée déterminée, à savoir un prêt qui a été consenti par une banque et qui devra être remboursé.