Le juge est sous la tutelle du pouvoir exécutif. C'est ce qu'affirme ici Jean de Maillard, substitut du procureur de la République au tribunal d'Agen.
L'HISTOIRE : Jean de Maillard, vous qui êtes magistrat, ancien juge d'instruction et actuellement substitut du procureur de la République, vous sentez-vous ou non indépendant du pouvoir politique ? JEAN DE MAILLARD : En France, l'indépendance judiciaire a toujours été un trompe-l'œil. On comprend pourquoi en comparant notre système à celui des États-Unis : en Amérique, l'État n'est pas l'expression de l'intérêt général, mais un mal nécessaire qu'il faut réduire à sa plus simple expression. C'est l'intérêt particulier qui doit être protégé : la Constitution énumère les droits du citoyen, qui s'imposent à l'État, soumis comme n'importe quel autre agent de la vie sociale au respect du droit. Et c'est le rôle du juge que de faire respecter le droit à l'État lui-même.
L'HISTOIRE : Ce qui donne évidemment plus d'importance aux magistrats... JEAN DE MAILLARD : Le juge, là-bas, est au pinacle de la société politique. Et notamment les membres de la Cour suprême qui sont désignés à vie. Ce qui ne veut pas dire qu'ils soient libres de faire n'importe quoi : il leur faut tenir compte de leurs divergences internes, mais aussi du rapport de forces politique au moment où ils jugent. Car le juge intervient dans les grands débats de société et parfois même s'oppose en tant que représentant d'une institution au pouvoir politique incarné par le président ou le Congrès. L'HISTOIRE : Comment décririez-vous la situation en France ? JEAN DE MAILLARD : En France, c'est l'intérêt général qui prévaut, et l'Etat en est l'incarnation. C'est le pouvoir exécutif qui définit l'intérêt général, dont relèvent aussi bien la construction des routes que la télévision, l'armée, l'enseignement, etc. L'Etat détermine donc comme il l'entend l'étendue de ses prérogatives. Il est la seule puissance légitime, dont toutes les autres sont dérivées. L'HISTOIRE : Par nature, la justice est donc entièrement dépendante du pouvoir ? JEAN DE MAILLARD : En France, tout pouvoir est concédé par l'État quand il ne l'exerce pas lui-même - une concession qui n'est pas à perpétuité puisqu'il peut toujours la résilier légitimement. La justice dépend donc de lui, et le juge n'est qu'un de ses agents.
L'HISTOIRE : Un simple fonctionnaire ? JEAN DE MAILLARD : Oui, à la différence du juge américain qui peut juger l'État mais, en contrepartie, ne donne aucune directive à la police et n'est pas chargé de diriger les enquêtes. En France, certains magistrats - les membres du Parquet* et les juges d'instruction - sont des administrateurs qui agissent au nom de l'État, avec des pouvoirs apparemment importants. Mais la justice ne peut s'occuper que de ce que l'État veut bien. L'HISTOIRE : Le juge d'instruction, à vos yeux, n'est donc pas l'homme le plus puissant de France ! JEAN DE MAILLARD : Seuls les ignorants ou les menteurs peuvent le prétendre. Il suffit de rappeler comment, en 1991, le juge Jean Pierre a été dessaisi d'une affaire liée au financement du parti socialiste. Son instruction pouvait compromettre les intérêts du gouvernement. Derrière le discours sur l'intérêt général, on trouve de vrais enjeux de pouvoir.
L'HISTOIRE : La gauche et la droite agissent-elles en ce domaine de la même façon ?
JEAN DE MAILLARD : A quelques nuances près, oui. Le comportement des gouvernants est le même depuis deux siècles. Depuis la Révolution, la justice est l'affaire de l'État. Quand Charles Pasqua refuse au juge d'instruction les informations sur le vrai-faux passeport remis par le gouvernement français à Yves Chalier - en les couvrant du sceau « confidentiel défense » -, il commente : « La démocratie s'arrête où commence la raison d'Etat. »
L'HISTOIRE : Alors comment peut-on concevoir une justice indépendante ? JEAN DE MAILLARD : Elle implique une remise en cause radicale, qui ferait du juge le gardien d'une loi supérieure à l'Etat lui-même. Il bénéficierai! alors d'un statut totalement différent. L'HISTOIRE : Comment, dans cette hypothèse, s'assurer qu'il n'abuse pas de son pouvoir ?
JEAN DE MAILLARD : Question bien hexagonale, qu'on ne pose que lorsqu'on commence à évoquer la possibilité pour le juge de s'intéresser aussi aux puissants ! Elle montre bien le peu de confiance que le juge inspire et le chemin qui reste à parcourir pour parvenir à l'État de droit. L'HISTOIRE : Quelles réformes envisageriez-vous ?
JEAN DE MAILLARD : La seule institution qui ait échappé au discrédit qui frappe la justice, c'est le Conseil constitutionnel*. Une réforme qui viserait réellement à garantir l'indépendance de la justice devrait accroître ses prérogatives et lui remettre celles du Conseil supérieur de la magistrature*, qui détermine les carrières. Il faudrait aussi couper le cordon ombilical qui relie le ministre de la Justice - homme de l'Exécutif - à la justice par l'intermédiaire du Parquet*. Celui-ci ne pourra remplir sa fonction de défense de l'intérêt général que si son indépendance est garantie, au même titre que celle du juge du Siège*.
L'HISTOIRE : Les juges n ont-ils quand même pas une grande part de responsabilité dans la situation malsaine que nous connaissons ? JEAN DE MAILLARD : Dans toute notre histoire, depuis la Révolution, le corps de la magistrature s'est toujours incliné devant le pouvoir. Quelques rares individus ont à chaque fois sauvé l'honneur. Mais, comme on ne peut pas demander à tout un corps d'être formé de héros, il convient d'abord de soustraire la justice aux pressions politiques. Ce qui nécessitera de redéfinir la place et le rôle de l'État - dans l'intérêt de ce dernier comme dans celui de la justice, qui devient aujourd'hui l'une des institutions les moins crédibles.
Cet article est extrait d'un dossier de l'HISTOIRE "Quand les juges étaient indépendants" encadré dans mensuel n°150 daté décembre 1991.
Quelques évolutions sont intervenues depuis 1991 mais la situation n'a pas vraiment changé; ces évolutions sont intervenues souvent suite à des condamnations de la CEDH et non à des initiatives du pouvoir politique...Un héros ne peut pas faire une belle carrière...Les juges sont en majorité au service du pouvoir politique et restent avant tout des fonctionnaires...