Réformer le statut des procureurs : une arme contre la corruption et la défiance
Publié le 26-02-2016 à 11h05 - Modifié à 19h59
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Temps de lecture : 5 minutes

Par Adrien Roux
Doctorant en droit pénal
LE PLUS. Alors que Nicolas Sarkozy vient d'être mis en examen dans le cadre de l'affaire Bygmalion, et que le procès pour fraude de Jérôme Cahuzac vient d'être reporté, les hauts magistrats français ont rendu une délibération dans laquelle ils s'inquiètent de "l'affaiblissement" de l'autorité judiciaire. En cause notamment, la récente réforme constitutionnelle. Les explications d'Adrien Roux, doctorant en droit pénal.
Édité par Henri Rouillier
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L'indépendance de la justice est-elle garantie si les procureurs ne le sont pas ? (J. HORAZNY/AP/SIPA)
Le 1er février 2016, les plus hauts magistrats de France rendaient publiques leurs "légitimes et graves interrogations". Dans leur déclaration solennelle, ils s’inquiètent de voir "affaibli[e]" l’autorité judiciaire dans les projets de loi en cours. Ils jugent enfin indispensable de garantir dans la loi et la Constitution que la Justice soit "soustraite à toute forme d’influence". La question du statut des procureurs (ou magistrats du parquet qui forment collectivement le "ministère public") est directement visée.
Défiance des citoyens face à la politique
Il faut restituer à cette missive sa considérable portée. Elle résonne étrangement dans le débat public alors que l’ancien président et chef du principal parti d’opposition, Nicolas Sarkozy, vient d’être à nouveau mis en examen dans une affaire impliquant sa probité et que le procès pour fraude fiscale de l’ancien ministre Jérôme Cahuzac a été reporté. À notre connaissance, une telle déclaration est sans précédent sous la Ve République. Elle nous rappelle que la pleine indépendance de la justice reste encore à conquérir en France.
Comment se joue cette influence de la sphère politique sur la justice ? La réponse est à trouver notamment dans le statut des procureurs. Mais cette situation, bien connue, provoque pourtant habituellement peu d’émoi dans l’opinion. Alors pourquoi les femmes et hommes politiques devraient-ils s’en préoccuper ?
Vu l’ampleur de la défiance des citoyens envers les responsables politiques, la République pourra difficilement faire encore longtemps l’économie d’un rééquilibrage institutionnel d’ampleur. Un élément récent devrait faciliter cette évolution : le consensus qui tend à se dégager parmi les professionnels de la justice et du droit.
Des procureurs sous influence politique
L’institution judiciaire est mal connue en France. Peu de citoyens connaissent le rôle éminemment stratégique qu’ont à jouer les procureurs afin que la justice puisse seulement parvenir à juger. Rien de moins normal : il n’existe aucun enseignement véritable en droit dans la scolarité obligatoire.
Aucun juge (fût-il juge d’instruction) ni tribunal ne peut s’autosaisir. Pas même dans les affaires les plus sensibles, comme ces formes de corruption qui éclaboussent parfois jusqu’au sommet de l’État. Autrement dit : le procureur a la haute main sur l’ouverture du "robinet pénal", celui qui pourra conduire éventuellement, un jour, jusqu’au procès. Tout juste son opposition éventuelle à une procédure peut-elle être contournée par le mécanisme de la plainte avec constitution de partie civile. Ceci moyennant des restrictions nombreuses, strictes et qui n’ont cessé de s’étendre avec le temps.
Or, et c’est là que le bât blesse, ces puissants procureurs ne sont pas indépendants du pouvoir politique. Ils sont placés sous l’autorité du Garde des Sceaux, qui obéit lui-même au Premier ministre. Certes, on peut donner crédit à l’ex-ministre de la Justice Christiane Taubira d’avoir renforcé et respecté l’autorité judiciaire. Mais le pouvoir politique dispose toujours de multiples leviers d’influences en contrôlant étroitement la nomination, évolution de carrière et discipline des procureurs. Cette faiblesse institutionnelle avait déjà été pointée par plusieurs arrêts, contre la France, de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le juge de Strasbourg avait même dénié aux membres du parquet français la qualité de "magistrat"(arrêts Medvedyev c. France, 10 juillet 2008, puis Moulin c. France, 23 novembre 2010).
Aucun gouvernement n'a envie de voir émerger un contrepouvoir
Initialement, cette dépendance politique a été justifiée par la nécessité pour le gouvernement de conduire la politique pénale de la nation. Mais une telle justification a perdu beaucoup de sa crédibilité. En quoi des procureurs indépendants ne pourraient-ils pas recevoir des orientations nationales de politique pénale ? On pourrait tout simplement confier au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) la tâche de les faire respecter, en toute objectivité. Et puis l’accumulation des affaires politico-financières a laissé deviner d’autres raisons, moins avouables. Aucun gouvernement n’est naturellement enclin à voir s’émanciper un contrepouvoir qui serait susceptible de lui nuire, le jour venu.
Pourtant, l’idée d’un alignement du statut des procureurs sur celui des juges a rallié progressivement toutes les parties prenantes, à commencer par les procureurs eux-mêmes. Fait déjà sans précédent : dès décembre 2011, la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) avait adopté une résolution en ce sens. De fait, l’idée rassemble les principaux syndicats de magistrats et associations d’avocats, ainsi que de nombreuses organisations de la société civile (comme Transparency international ou Anticor). Même l’officielle Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) se prononçait publiquement pour l’indépendance en juin 2013.
Le juge, le "gardien des promesses" apportées par la démocratie
L'indépendance des procureurs figurait comme le 53e engagement de campagne de François Hollande. Mais en ce début d’année, le président a enterré l’idée de l’inclure dans le projet de réforme constitutionnelle en cours presque immédiatement après en avoir évoqué la possibilité. Il faut dire que la classe politique a jusqu’ici toujours fait bloc pour s’y opposer.
Ce faisant, elle oublie un peu vite que le juge est le "gardien des promesses" apportées par la démocratie, selon la belle expression du magistrat Antoine Garapon. Car il ne suffit pas à la loi de la République d’être adoptée par le Parlement. Encore doit-elle être effectivement appliquée par la justice, à égalité entre tous les citoyens. Une gageure, lorsque l’on connait l’incroyable disproportion de moyens humains, culturels, financiers, institutionnels entre l’élite politique et le commun des Français.
Comment surmonter cet obstacle ? Il faudrait déjà que nous soyons collectivement convaincus du fait qu’un pouvoir insuffisamment contrôlé ne peut que dériver inexorablement vers l’abus de pouvoir. Comme l’écrivait Montesquieu : "C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser" ("De l’esprit des lois", 1748). Il serait faux de croire qu’une telle affirmation revient à insulter la morale de la classe politique. Une saine philosophie du pouvoir consiste au contraire à s’assurer, par de solides institutions, que nos débordements potentiels soient vite et efficacement prévenus.
Obéissance aux lois, contrôle permanent par les citoyens
Aucune femme, aucun homme, n’est infaillible. Et l’épée de Damoclès d’une justice indépendante force à la responsabilité, à un certain comportement, qui ferait trop aisément défaut dans l’impunité. Que l’on se souvienne seulement du mythe de l’anneau de Gygès, raconté par Platon. Un jeune berger trouvant par hasard un anneau d’invisibilité était conduit aux pires crimes par la seule assurance de rester ainsi impuni.
La dépendance politique des procureurs a souvent servi dans les affaires douteuses de la Ve République, au plus grand détriment de l’État de droit et de nos principes démocratiques. Cette influence du pouvoir politique sur les décisions de justice pèse aussi, lourdement, sur la suspicion en voie de généralisation envers la classe politique. Elle n’est donc pas sans lien, enfin, avec les succès électoraux du principal parti d’extrême droite.
Il est temps de se souvenir qu’une démocratie se reconnaît au moins autant à l’élection de représentants du peuple qu’à l’existence de puissants et respectés contre-pouvoirs. Au cœur de la IIIe République, le philosophe Alain exprimait avec force que "la puissance étant comme un alcool", la démocratie ne pourrait se maintenir sans, à la fois, l’obéissance aux lois et la vigilance, le contrôle permanent des citoyens. Obéissance, car sans elle tout gouvernement serait pratiquement impossible. Vigilance, car la démocratie ne serait finalement qu’un "effort perpétuel des gouvernés contre les abus du pouvoir" ("La démocratie comme contre-pouvoir institutionnalisé", 1910).
C’est de ces vertus citoyennes qu’il faut désormais se saisir. Les futurs débats parlementaires autour de la loi dite Sapin II promettent de voir refleurir le thème de la lutte contre la corruption. Cette réforme devrait offrir l’occasion de combler quelques failles de notre droit pénal. Mais ne nous y trompons pas. Toute réforme anti-corruption est condamnée à rester pour l’histoire un pétard mouillé tant que ne sera pas achevée la pleine et entière indépendance de la justice.