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Billet de blog 27 mars 2025

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Notre innocence, leur culpabilité

Depuis le 7 octobre, on observe des prises de position, à gauche, dont l'enjeu semble être de davantage protéger notre innocence que de lutter avec ceux qui se risquent, surtout s'ils ne sont pas blancs, à énoncer autre chose que la doxa médiatique et étatique.

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Notre innocence, leur culpabilité

« Je vous vois, je vous fréquente, je vous observe. Vous portez tous ce visage de l’Innocence. C’est là votre victoire ultime. Avoir réussi à vous innocenter. Et cette victoire devient sublime au moment où, jetant votre regard sur nous, vous nous voyez nous interroger et interroger nos frères sur notre propre culpabilité. « Si nous sommes colonisés, c’est bien que nous sommes colonisables ». Nous sommes coupables, vous êtes innocents. Et vous avez fait de nous les gardiens de votre innocence. […] Vous faites de vos victimes des bourreaux et de l’impunité votre royaume. Vous êtes des anges, parce que vous avez le pouvoir de vous déclarer anges et celui de nous faire barbares. »  Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous – Vers une politique de l’amour révolutionnaire, Paris, La Fabrique 2016.

 Dans Matières spectrales, son essai remarquable dans lequel elle propose notamment une analyse de l’œuvre magistrale de Toni Morrison, Beloved, Avery F. Gordon interroge l’attitude compatissante qui fut celle des Blancs (pas tous !) vis-à-vis de l’esclavage : « C’est une erreur trompeuse pour deux raisons. La première, parce qu’elle témoigne d’une incompréhension élémentaire (et donc d’un irrespect fondamental) du besoin exprimé sans équivoque éprouvé par les personnes qui sont assujetties, exploitées ou en permanence mises à l’épreuve que tout cela s’arrête. Les maintenir dans leur identité, les marquer (ou vouloir les rejoindre), revient à les empêcher d’avancer et à paralyser le mécanisme de rejet – à être sûr-e et certain-e que je ne suis pas cet autre maître d’école [dans le roman de Morrison, le maître d’école est un esclavagiste affirmé]. La seconde raison pour laquelle ce genre d’identification est une erreur est que la hantise l’emporte toujours sur cette « colle sociale psychologisante » dont la logique est le rêve américain, fait d’innocence, de table rase et d’avenir : si tu étais moi et que j’étais toi. »

« De quelle manière sommes-nous responsables des gens qui comptent ? » nous demande A.F. Gordon : « il est peut-être un peu trop facile de nous distancier de celles et de ceux qui comptent, de disqualifier notre coûteux héritage en s’identifiant aux autres avec compassion ou en refusant toute identification. Pourtant, l’appel à la responsabilité de l’autrice suggère qu’il en va de notre responsabilité de reconnaître l’endroit où l’on se situe dans l’histoire, même si l’on a aucune envie d’en être. Elle suggère aussi qu’il nous est impossible de refuser de nous identifier en faisant comme si un tel acte (bien que louable) pouvait effacer ou transcender les relations de pouvoir sédimentées dans lesquelles nous vivions avant et vivons encore maintenant. »

Les Blancs rêvent de retrouver leur innocence. A droite, c’est assez facile, il suffit de nier la responsabilité, d’arrêter de pleurnicher - le fameux sanglot de l’homme blanc -, de faire table rase et de parler d’avenir. Bref, de chasser les fantômes.

A gauche, cela se complique. Si l’on s’intéresse aux lendemains du 7 octobre, on peut repérer plusieurs postures visant à dénoncer sans se salir les mains :

  • Je condamne le gouvernement d’Israël. Je condamne le Hamas et ses méthodes d’action, son idéologie. Je ne nie pas la montée de l’antisémitisme (faut pas se voiler la face !) et je le combats. Je ne participe pas aux manifestations de soutien aux Palestiniens car je ne veux pas me retrouver avec des islamistes, antisémites bien évidemment. En revanche je participe aux manifestations de lutte contre l’antisémitisme, je condamne la France Insoumise « qui flirte avec ». Je me refuse à parler de génocide. Je continue de prôner « lasolutionàdeuxEtats ».
  • Je suis un Blanc de gauche plutôt radicale, je dénonce le génocide (ou le risque de…), je veux bien reconnaître l’instrumentalisation de l’antisémitisme mais quand même, l’affiche Hanouna, ça craint ! Là aussi, je me démarque habilement de la fachosphère, des médias dominants. Je ne pourrai être accusé ni de complicité avec ceux qui flirtent avec, ni des soutiens inconditionnels à la politique d’Israël… Je suis innocent, je ne risque rien, mes mains sont propres, d’autant que je suis du « bon côté de l’histoire ». Plénélisation, ruffinisation, autainisation, etc.

Mais me voilà arabe, ou apparenté. Lors d’une manifestation de soutien à la Palestine à Montpellier, j’évoque des actes héroïques, de résistance, pour parler des combattants palestiniens. En d’autres temps, cela s’appellerait une opinion, une analyse, une interprétation. Aujourd’hui, c’est un délit d’incitation au terrorisme. Me voilà convoqué au tribunal pour apologie du terrorisme. Condamné à un an de prison dans le silence éloquent de la gauche. Si je suis un iman, c’est encore pire : convocation, incrimination, condamnation, expulsion. Car ce n’est pas demain qu’à gauche, on soutiendra un iman, coupable quoiqu’il dise et fasse, d’archaïsme et de pensée rétrograde.

Depuis le 7 octobre, nul est exempté, s’il entend se prononcer sur l’évènement, du rituel de soumission auquel nous soumettent toutes les autorités, médiatiques et étatiques : il faut, avant de pouvoir en placer une se plier à la question inquisitoriale : condamnez-vous le Hamas, reconnaissez-vous que ce sont des terroristes ? On mesure à la mise en place immédiate de ce rituel l’importance que soit entérinée le terrorisme du Hamas, l’antisémitisme de ses combattants car cela justifie le droit d’Israël de se défendre, et le devoir des pays civilisés de le soutenir et de mettre en avant la montée de l’antisémitisme. La ficelle est grosse, mais à l’aide de la répression et de l’excommunication, ça marche.

« Menée par l’Etat et les forces armées, la terreur organisée n’avait pas uniquement pour dessein de détruire l’opposition manifeste et organisée, mais également la disposition à l’opposition, la propension à résister à la souffrance et à l’injustice, le désir de s’exprimer à voix haute ou simplement de sympathiser », écrit encore Avery F. Gordon, commentant cette fois un ouvrage de Luisa Valenzuela sur la dictature argentine.

Nous ne vivons pas sous un régime absolument dictatorial, et pourtant, où est notre sympathie, à défaut de notre solidarité envers ceux que l’on fait taire parce qu’ils ont simplement exprimé une opinion différente ?

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