Philippe Lignières

Cinéaste-bricoleur

Abonné·e de Mediapart

10 Billets

0 Édition

Billet de blog 13 août 2025

Philippe Lignières

Cinéaste-bricoleur

Abonné·e de Mediapart

Administrer la ruine du pacte social d’une main de fer

Philippe Lignières

Cinéaste-bricoleur

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je vous communique un article qui me semble passionnant.

----------------------------

Rapport prolétarien sur la périphérie brûlée : le Mexique dans la gestion globale des excédents

La frontière américano-mexicaine fonctionne comme un laboratoire de crise généralisée. Le Mexique n'est pas en marge de cette crise : il en est l'une des frontières actives. À cette frontière convergent de multiples formes de contrôle : accords de pays tiers sûrs, militarisation de la Garde nationale, externalisation des fonctions répressives et réseaux de détention transfrontaliers.

18 juin 2025

Considérer la guerre économique par le biais des tarifs douaniers comme une exception revient à ne pas comprendre qu’il n’existe plus d’économie sans guerre.

Éditorial de Conatus

Ce que le Mexique révèle de la réorganisation autoritaire du capital mondial

https://heatwavemag.info/dossiers/tariffs/conatus-061825/#5

jeÀ la manière de John Reed, de ce côté-ci du mur, nous avons élaboré un rapport synthétique et explicatif que nous jugeons urgent. Il ne prétend pas épuiser la complexité des processus analysés ni proposer un diagnostic définitif, mais dresser une première carte des coordonnées nécessaires pour ceux d'entre nous qui luttent d'en bas. Il a été élaboré par un groupe de militants communistes préoccupés par l'évolution actuelle de la crise mondiale et par la place qu'occupe et subira le Mexique dans cette violente reconfiguration du capital.
Ce qui est présenté ici n'est ni un inventaire technique ni un exercice d'érudition. Il s'agit d'une lecture matérialiste des dispositifs qui traversent le quotidien de millions de personnes : les droits de douane comme forme de punition économique, l'austérité comme guerre civile, la migration forcée comme politique structurelle, le narcocapitalisme comme gestion territoriale, l'automatisation exclusive, l'écocide rentable et la dette comme infrastructure de contrôle. Chaque section de ce rapport s'intéresse à un phénomène visible et l'inscrit dans le cadre général de la dépossession qui caractérise notre époque.
Le Mexique n'est pas en marge de cette crise : il en est l'une des frontières actives. Et il ne s'agit pas seulement de sa situation géographique entre le Sud appauvri et le Nord impérial, mais de son inscription dans une double frontière : la frontière matérielle du capital économique, migratoire, écologique et militaire, et la frontière immatérielle de la crise, ce seuil où les formes de vie deviennent excédentaires, les relations sociales se dissolvent et la violence se naturalise comme mode de gestion. L'État mexicain est un garde-frontière violent.
Ce document cherche à intervenir là où la normalité est devenue insoutenable, où la guerre n'est pas l'exception mais la norme, où l'avenir ne se joue pas avec des promesses, mais avec l'organisation et la rupture. La frontière, en ce sens, n'est pas seulement une limite : c'est le lieu où l'histoire peut bifurquer.

Les tarifs douaniers comme outils de guerre économique

L'imposition par les États-Unis d'un tarif douanier de 25 % sur toutes les exportations mexicaines en février 2025 ne doit pas être considérée comme un événement isolé ni comme un expédient technique de politique étrangère. Elle traduit plutôt une profonde mutation des formes contemporaines de domination économique. Loin de protéger les secteurs nationaux ou de répondre à des conjonctures diplomatiques, ces mesures s'inscrivent dans une stratégie structurelle de guerre économique, par laquelle les hiérarchies mondiales sont réorganisées selon des mécanismes coercitifs investis de légalité commerciale.
Cette politique affecte directement des secteurs clés de l'économie mexicaine, notamment l'automobile, l'agroalimentaire et l'électronique. Elle génère des effets indirects et secondaires sur les chaînes de valeur transfrontalières, les rythmes de travail et la stabilité macroéconomique. Avec plus de 80 % de ses exportations destinées aux États-Unis, le Mexique révèle une dépendance structurelle qui transcende la balance commerciale : il s'agit d'une subordination productive sédimentée par des décennies d'intégration néolibérale.
Mais le cœur du problème n'est pas économique, mais politique. Les tarifs douaniers servent aujourd'hui à gérer le déclin impérial, non pas en élargissant les marchés, mais en protégeant des positions géopolitiques par la punition et l'exclusion. Le protectionnisme n'agit pas comme une perturbation du libre-échange, mais comme son inverse fonctionnel : un moyen de sélectionner, de hiérarchiser et d'étouffer les liens subordonnés lorsqu'ils menacent de dépasser le rôle qui leur est assigné.
En ce sens, les tarifs douaniers fonctionnent comme des dispositifs disciplinaires qui obligent des pays comme le Mexique à remplir des fonctions extra-commerciales, telles que le contrôle des migrations, la militarisation des frontières et l'externalisation de la sécurité, en échange de la protection de leur économie. La coercition économique devient ainsi une technologie de valorisation par d'autres moyens : elle articule la politique commerciale avec le contrôle territorial et le contrôle démographique.
D'un point de vue matérialiste, ces mécanismes doivent être compris comme des formes de valorisation négative : ils n'augmentent pas le capital, mais réorganisent sa reproduction par une logique d'exclusion sélective. La médiation sociale par le travail abstrait et la valeur d'échange ne produit plus d'intégration sociale, mais plutôt une segmentation fonctionnelle et la destruction de l'identité ouvrière.

La fin de la dichotomie entre emploi et chômage, l'achat mondial de force de travail, la nouvelle structuration de la demande et l'expansion du taux d'activité sont des moments essentiels de cette fluidité, qui place la contradiction entre les classes au niveau de leur reproduction . Elle implique également, quant à la détermination de la lutte des classes, la disparition de l'identité ouvrière telle qu'elle s'était affirmée dans la reproduction du capital.

Dans ce cadre — la subsomption réelle du capital 3 — les tarifs douaniers ne s'opposent pas au marché : ils le reconfigurent en frontière, en diagramme de différenciation hiérarchique.
La déconnexion entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail n'est pas une inadéquation transitoire, mais la logique dominante du capitalisme restructuré. Il n'y a plus de correspondance stable entre accumulation, emploi et reproduction sociale, mais une inadéquation structurelle qui expulse et fragmente. Comme le souligne Théorie Communiste 4 , la dispersion des territoires et des corps prolétariens n'est pas un dysfonctionnement, mais une condition de fonctionnement. La crise n'apparaît pas ici comme une rupture, mais comme le mode normal d'ajustement du capital : la friction comme forme de persistance.
Ainsi, les tarifs douaniers ne sont pas des symptômes diplomatiques ni des déviations commerciales. Ils sont la face économique d'un régime de reproduction sociale fondé sur l'exclusion régulée et la subordination fonctionnelle. Ils fonctionnent comme des seuils de violence économique, à travers lesquels le capital impose des tâches géopolitiques à ses périphéries. Face à cela, considérer la guerre économique comme une exception revient à ne pas comprendre qu’il n’y a plus d’économie sans guerre.

L'austérité comme guerre contre la reproduction

Clara Mattei5 a soutenu avec acuité que l'austérité n'est pas un simple outil budgétaire, mais une technique de guerre interne : un moyen de préserver l'ordre capitaliste face à la menace des alternatives sociales. Comme dans l'entre-deux-guerres, aujourd'hui, l'austérité ne se traduit pas seulement par des coupes budgétaires, mais par l'abandon délibéré de régions, la privation des services publics et l'expulsion silencieuse de populations entières vers des zones marginales ou frontalières.
En Amérique latine, cette logique a opéré comme un mécanisme de dépossession à plusieurs échelles : affaiblissement de la santé publique et de l'éducation, érosion de l'emploi formel et disparition progressive des filets de sécurité sociale. Plus qu'une politique d'ajustement, l'austérité constitue une rationalité de classe, qui appauvrit structurellement et réorganise les liens sociaux en fonction de la rareté. Son objectif n'est pas de stabiliser les économies, mais de fabriquer des subjectivités disciplinées, des corps jetables et des communautés désarticulées.
Cette guerre contre la reproduction n'agit pas seule. Elle s'articule avec des dispositifs idéologiques qui moralisent la pauvreté, individualisent la précarité et naturalisent la détérioration comme une responsabilité personnelle. Au Mexique, la pression fiscale régressive et le retrait de l'État des fonctions sociales ont créé des vides de gouvernance rapidement comblés par des formes de contrôle territorial paraétatiques, criminelles ou militaires.
Loin d'être une réponse technique aux urgences budgétaires, l'austérité contemporaine est une offensive planifiée contre les conditions d'existence du prolétariat. Elle est intimement liée à la prolifération des logiques autoritaires et à la reconversion de l'État en agent actif d'appauvrissement et de fragmentation. La précarisation n'est pas une conséquence secondaire, mais un objectif fonctionnel.
D'un point de vue matérialiste, l'austérité est une technique de gestion différentielle du prolétariat. Elle ne cherche pas à résoudre une « crise fiscale », mais à produire des corps précaires, endettés et disponibles pour toute forme de valorisation résiduelle. L'exclusion n'est plus un échec, mais un principe structurant. Il ne s'agit pas d'administrer des droits, mais d'organiser la dépossession. Dans ce contexte, l'État ne disparaît pas : il se réarme comme administrateur de la précarité. Son retrait des fonctions sociales s'accompagne d'un renforcement du contrôle militaire, de la surveillance et de la segmentation territoriale. L'austérité n'est pas seulement une réduction des dépenses : c'est une architecture de violence sélective, où la reproduction de la vie devient un objet de gestion, de contrôle et de punition.

Migration et survie : le régime de guerre mondial

La migration forcée du Mexique et d'Amérique centrale vers les États-Unis n'est pas une anomalie humanitaire, et ne peut être pensée indépendamment des formes structurelles de violence qui caractérisent le capitalisme contemporain. La figure du migrant condense aujourd'hui une tension centrale du système : il ou elle est à la fois un corps excédentaire, une force de travail potentielle et un sujet qui déborde les dispositifs de confinement étatiques. Cette figure incarne ce que l'on peut appeler un régime de survie sans garanties, où la vie est soutenue non par l'État, mais malgré lui, dans des conditions imposées par la dépossession, la mobilité forcée et le contrôle biopolitique.
La frontière américano-mexicaine fonctionne comme le laboratoire de cette crise généralisée. Ce n'est plus une ligne géographique, mais un dispositif de gestion de la population. À la frontière, de multiples formes de contrôle convergent : accords de pays tiers sûrs, militarisation de la Garde nationale, externalisation des fonctions répressives et réseaux de détention transfrontaliers. Loin d'être des réponses exceptionnelles, ces technologies configurent un régime permanent d'expulsion, d'illégalité et d'administration différentielle de la vie.
Le migrant n'est pas un sujet sans politique, mais un symptôme actif de l'effondrement du pacte social. Son transit met en évidence l'infaisabilité du modèle de développement périphérique et l'impossibilité d'intégrer de vastes couches sociales à l'ordre national. Le corps du migrant devient la cible de multiples dispositifs : contrôles aux frontières, économie des transferts de fonds, travail informel transnational et chantage géopolitique. Migrer, ce n'est pas seulement se déplacer : c'est rompre avec la fiction de l'« État » comme dépositaire légitime de la vie, des droits et de l'appartenance.

La crise migratoire ne confronte pas un « problème mexicain » à une « solution américaine ». Elle est l'expression localisée d'une fracture mondiale : un système qui ne peut plus garantir ni la terre, ni l'emploi, ni les services de base, transforme le déplacement en crime et la survie en transgression. Selon l'Organisation internationale pour les migrations, 6 entre janvier et avril seulement, plus de 735 000 rencontres avec des migrants ont été enregistrées sur le territoire mexicain, un chiffre qui dément toute interprétation épisodique.
Du point de vue de l'économie politique, cette mobilité forcée ne représente pas un dysfonctionnement, mais une forme opérationnelle du capital visant à déplacer, segmenter et gérer son propre surplus humain. Le capital n'a plus besoin d'intégrer tous les corps qu'il exploite : il peut les marginaliser, les expulser ou les utiliser de manière intermittente, dans des conditions précaires, puis les rejeter. Dans ce cadre, le territoire ne garantit pas la citoyenneté : il classe les corps, les rythmes et l'accès inégal à la vie et au travail.
La Théorie communiste a décrit cette logique comme une déconnexion structurelle entre valorisation du capital et reproduction sociale. La migration forcée, en ce sens, est une technique de déracinement qui fracture les liens et les disciplines communautaires par l'intempérance. La frontière ne sépare pas deux mondes : elle fonctionne comme un opérateur interne du capital, qui différencie, sélectionne et canalise les vies en fonction de leur valeur résiduelle.
Penser la migration sous l'angle du régime de survie rend non seulement visible la violence structurelle, mais permet également de comprendre les mutations contemporaines de la souveraineté. Dans un monde où la gestion de la pénurie devient politique, le migrant incarne la figure-limite de la crise : un témoignage incarné que l'exclusion n'est plus l'exception du système, mais son cœur opérationnel.

Narcocapitalisme : accumulation par expulsion

Comme l'ont souligné Théorie Communiste et Endnotes, le capital n'a pas besoin de stabilité ni de paix pour s'accumuler. Il peut opérer par la fragmentation, la coercition directe et l'organisation territoriale de la mort. La violence n'est pas un échec, elle est une rationalité adaptative du capital post-néolibéral. Dans ce cadre, le trafic de drogue apparaît non pas comme un désordre, mais comme un outil structurel de gestion du surprolétariat.
À l'échelle géopolitique, le trafic de drogue fonctionne également comme un dispositif d'intervention impérialiste. La guerre contre la drogue justifie l'ingérence directe des États-Unis dans les politiques de sécurité, la coopération militaire et le contrôle des frontières. Cette militarisation généralisée consolide un modèle de guerre sociale où criminalité, économie et gouvernance forment un continuum fonctionnel. Le
trafic de drogue ne se limite pas au trafic de marchandises illicites. Son existence permet de maintenir des régimes locaux d'acquisition foncière violente, de dominer les routes migratoires, les marchés du travail informels, les territoires stratégiques et les zones urbaines marginalisées. La violence ne répond pas à une logique irrationnelle : c'est un instrument économique de restructuration territoriale, une technologie de contrôle des corps excédentaires.
Cette forme de valorisation, juridiquement criminelle, ne se situe pas en marge de la logique capitaliste légale ; elle en radicalise plutôt le contenu. Dans les territoires où le salaire et le droit se sont effondrés comme médiateurs, l'économie illégale opère comme le noyau qui organise la reproduction sociale. La vie prolétarienne est soumise au pouvoir armé, qui remplace le droit et le salaire comme mécanismes de régulation.
Au Mexique, cette forme de valorisation a profondément pénétré les institutions, articulant des réseaux reliant les cartels, les secteurs d'activité, les forces de sécurité et les acteurs étatiques. Ce réseau ne doit pas être interprété comme une « conspiration criminelle », mais comme une forme complexe de gouvernance, où la distinction entre légalité et illégalité est dissoute sous des critères de rentabilité armée et de contrôle logistique. Il en résulte un régime de souverainetés superposées qui ordonne la vie quotidienne en termes de violence rentable.

Fascisme tardif et nationalisme du désastre

Richard Seymour 7 définit le « nationalisme du désastre » comme une manière autoritaire de gérer l'effondrement de l'ordre libéral. Il ne cherche pas à résoudre la crise, mais à la dramatiser afin d'imposer des réponses régressives : fermeture des frontières, militarisation du territoire, persécution des migrants, criminalisation de la contestation. Cette rhétorique apocalyptique n'annonce pas de solutions, mais la gestion différentielle de la catastrophe comme modèle politique. Alberto Toscano 8 la formule en d'autres termes : le fascisme tardif ne reproduit pas mécaniquement le fascisme historique, mais retrouve ses fonctions structurelles – suppression des conflits de classes, rétablissement de l'ordre, exclusion racialisée – au sein de régimes démocratiques érodés.
Cette mutation se manifeste au Mexique par la militarisation permanente de la vie civile, l'expansion des projets d'extraction sous couvert de modernisation et la criminalisation systématique de la pauvreté. Le pouvoir politique s'allie au crime organisé et aux forces armées pour produire une nouvelle logique de souveraineté, où le contrôle territorial remplace le droit comme forme de gouvernement. Il ne s’agit pas de maintenir le pacte social, mais d’administrer sa ruine d’une main de fer.

Cette mutation se manifeste au Mexique sous la forme d’une militarisation permanente de la vie civile

Ce nouveau type de fascisme ne prétend pas construire de consensus ni d'avenir. Il est orienté vers le présent comme un état d'exception administré. Son esthétique est celle d'une crise perpétuelle, où les vies excédentaires deviennent des ennemis internes, gérables uniquement par la surveillance, la répression ou l'abandon. Pour reprendre les mots de Walter Benjamin, c'est la politique transformée en spectacle de mort : un ordre qui ne promet plus la rédemption, mais la punition.
Dans ce contexte, la désindustrialisation ne libère pas de temps ni ne redistribue les richesses. Elle démantèle les emplois stables, dégrade les conditions de travail et précipite des millions de personnes dans des formes de subsistance précaires : sous-emploi, économie des petits boulots, migration forcée ou économies illicites. Jasper Bernes 9 avertissait déjà que la crise du travail industriel n'impliquait pas sa disparition, mais sa reconfiguration en dégradation systémique : un travail sans droits, sans avenir, sans communauté.
Le Mexique illustre ce changement. Converti en plateforme d'assemblage de chaînes de valeur mondiales, il a connu une automatisation partielle sans intégration. Les emplois créés sont fragiles, mal rémunérés et facilement remplaçables. À cela s'ajoute une informalité qui touche 56 % de la population active. Il en résulte non pas une économie « moderne », mais un régime de survie où productivité et exclusion cohabitent.
Face à cette crise du travail, l'État ne redistribue pas : il criminalise. Il ne protège pas : il militarise. La pauvreté n'est pas reconnue comme un problème structurel, mais comme une menace. Ainsi, l'absence d'avenir devient une question de sécurité nationale, et l'automatisation un instrument d'expulsion, sans compensation ni horizon collectif.
Ce processus n'est pas un « défaut » corrigible par des politiques keynésiennes. Il s'agit d'une réorganisation structurelle du travail, une forme de subordination sans intégration. Le problème n'est pas la rareté de l'emploi, mais l'impossibilité structurelle de réabsorber la main-d'œuvre excédentaire. La logique de segmentation, de surveillance et d'endettement remplace le salaire comme lien social.
Il en résulte un paradoxe tragique : une économie qui n'a plus besoin de travailleurs et une société qui ne peut survivre sans eux. La technologie ne libère pas le temps, mais impose sa capture ; elle ne démocratise pas la vie, elle la discipline. Le fascisme tardif gère cette contradiction sans la résoudre, esthétisant la ruine et déplaçant la crise vers les corps les plus vulnérables.

De l'automatisation à l'expulsion : pas d'emploi, pas d'avenir

Aaron Benanav 10 démonte le discours technocratique qui attribue le chômage de masse à l'avancée de l'automatisation. Ce qui définit notre époque n'est pas un excès de productivité, mais une insuffisance chronique de croissance. Cette « faible demande de main-d'œuvre » ne résulte pas du développement technologique, mais de la stagnation prolongée du capital, de la suraccumulation et de l'effondrement relatif des secteurs industriels traditionnels.
L'automatisation ne représente pas une libération du travail humain, mais plutôt son remplacement sans transition. Loin de générer bien-être ou temps libre, la technologie agit comme un instrument de réorganisation régressive : elle détruit les emplois stables, précarise ceux qui survivent et impose une logique de remplacement sans redistribution. Au lieu d'intégration, c'est l'obsolescence forcée qui est imposée.
Le Mexique incarne ce paradoxe. La reconversion productive l'a intégré aux chaînes mondiales comme plateforme d'assemblage. L'automatisation partielle n'a pas engendré de chômage technologique, mais plutôt une multiplication d'emplois fragiles, mal rémunérés et facilement remplaçables. À cela s'ajoute une informalité structurelle qui fait du travail un espace de risque, et non de sécurité. L'État, au lieu d'atténuer cette tendance, la renforce : il criminalise la pauvreté, militarise le territoire et gère l'exclusion comme s'il s'agissait d'une déviation individuelle et non d'une conséquence systémique. Ainsi, l'automatisation n'est pas une promesse utopique de libération, mais un mécanisme d'expulsion fonctionnel au capital en crise.
Ce qui apparaît ici comme un progrès technique est, en réalité, l'expression de l'incapacité structurelle du capital à absorber sa propre force de travail. Il n'y a pas de crise de l'emploi : il y a une crise de valorisation. Le capital n'a plus besoin, ni ne peut, de réaliser l'accumulation par l'intégration sociale. Comme le souligne Endnotes 11
, le travail abstrait ne nécessite plus l'universalisation du salaire, mais la gestion du surplus humain par la fragmentation, l'endettement et la surveillance. Cette expulsion massive du rapport salarial n'est pas accidentelle. Elle est constitutive du régime contemporain d'accumulation, où la subsomption du travail cesse d'être expansive pour devenir exclusive. Au lieu de produire de l'intégration, l'automatisation produit des prolétaires superflus, des corps sans lieu, des vies sans horizon. Des immigrants potentiels.
Il en résulte une économie qui se passe de travailleurs et une société qui ne peut se passer de travail. Dans ce scénario, la technologie ne démocratise pas le temps : elle le discipline, le capture, le transforme en dette et en algorithme. L’avenir n’est pas automatisé : il est annulé. Reste la gestion différentielle de la ruine, sous la promesse toujours évanouie d’un progrès qui ne se concrétise plus.

Crise écologique et extractivisme violent

Le monde brûle. La dévastation environnementale n'est pas un effet secondaire du capitalisme mondial : elle en est la condition opératoire. Le capital doit continuellement s'étendre sur de nouveaux territoires, des matières premières inexploitées et des populations sans droits garantis. Dans ce contexte, l'extractivisme – exploitation minière, énergie, agriculture ou tourisme – apparaît non pas comme une déviation, mais comme la matrice structurelle de l'accumulation dans de vastes zones du Sud global.
Au Mexique, cette logique s'exprime dans des mégaprojets tels que le Train Maya, le Corridor interocéanique ou l'expansion de la frontière énergétique. Ces interventions détruisent non seulement des écosystèmes fragiles, mais déplacent également des communautés, fragmentent le tissu social et militarisent des régions entières sous couvert de « développement ». Il s'agit d'une écologie sacrificielle, où la vie devient un obstacle technique et la nature une infrastructure à louer.

Le sixième rapport d'évaluation du GIEC (12) prévient que le sud du Mexique sera l'une des régions les plus touchées par le changement climatique : sécheresses, perte de biodiversité, crise de l'eau. Mais ces processus ne sont pas isolés : ils sont accélérés par la mainmise des entreprises sur le discours environnemental, qui transforme la crise écologique en une nouvelle frontière de valorisation. Les crédits carbone, l'exploitation minière « verte » ou l'hydrogène propre ne résolvent pas le problème : ils le réorganisent sous des formes de spéculation climatique.
L'extractivisme n'est pas seulement un modèle économique : c'est une forme de gouvernement autoritaire. Il implique surveillance, criminalisation, militarisation des territoires et répression systématique contre les défenseurs de l'environnement. Dans cette logique, la Terre elle-même est subsumée comme moyen de production, et la destruction du vivant devient gérable, rentable, planifiable. Cette intégration de la nature au capital n'est pas un accident : c'est son résultat logique. L'expansion territoriale n'est ni linéaire ni pacifique, mais contradictoire et violente. Théorie Communiste a souligné comment cette subsomption réelle de la nature produit une segmentation territoriale, un contrôle paramilitaire et une dissolution des liens communautaires comme conditions d'accumulation.
Ce qui émerge n'est pas un capitalisme vert, mais une gestion technocratique de l'effondrement. Les promesses de durabilité et de résilience fonctionnent comme une anesthésie idéologique, tandis que le régime de valorisation reconfigure la frontière entre vie utile et vie jetable. Comme le souligne Endnotes, même la crise climatique peut être absorbée par le capital comme une opportunité commerciale et de contrôle. La critique écologique ne peut se limiter à corriger les externalités ou à concevoir des transitions vertes gérées par l'État. Ce qui est nécessaire, c'est une rupture avec la logique même de la valorisation : démarchandiser la Terre, le corps et le temps, avant qu'ils ne soient complètement transformés en déchets fonctionnels.

La financiarisation de la vie et la dette comme forme de contrôle

La financiarisation marque un tournant décisif dans le capital : l’accumulation ne repose plus principalement sur la production de marchandises, mais sur l’extraction d’une rente au cours de la vie. Le crédit s’impose comme la clé d’accès à l’existence et la dette comme un dispositif politique d’assujettissement. Au Mexique, le microcrédit informel, le surendettement des ménages et la privatisation des services illustrent ce tournant : selon l’ENIGH 2022, plus de 75 % des ménages urbains conservent une certaine forme de passif et une proportion croissante consacre plus de 40 % de ses revenus au paiement des intérêts.
La dette n’opère pas uniquement dans la sphère économique : c’est une technique de gouvernement. En individualisant les déficiences collectives – santé, logement, éducation –, elle transfère la responsabilité de l’État au débiteur, fragmente la solidarité et moralise la pauvreté (« mauvais payeur », « irresponsable »), neutralisant toute lecture structurelle. Parallèlement, elle fournit à l’État un instrument de contrôle sans recourir à la redistribution : la captation des ressources via les marchés financiers tout en disciplinant la consommation populaire.

Ce régime ne s'oppose pas au nationalisme économique autoritaire, mais coexiste avec lui. Comme le souligne Merchant 13 , le crédit peut se développer même sous l'effet de discours altermondialistes, car la financiarisation et le protectionnisme partagent la fonction de gérer les inégalités sans remettre en cause la logique de la valorisation. La patrie endettée est soutenue par des citoyens endettés.
La financiarisation représente la subordination intégrale de la reproduction sociale au capital fictif. Les salaires cessent de garantir la vie ; la notation de crédit prend leur place. Endnotes souligne que l'exploitation ne disparaît pas : elle est réarticulée dans les contrats futurs sur la capacité à promettre travail et revenu. La subjectivité est mesurée, notée et valorisée comme une « garantie humaine ».
La dette n'est donc ni un simple problème macroéconomique ni un défaut moral : c'est une infrastructure de domination qui capture le présent et l'avenir, accélère les rythmes de vie et dissout la possibilité d'une communauté fondée sur le temps partagé. L'inclusion financière ne donne pas de pouvoir : elle atomise. En transformant chaque besoin en ligne de crédit, elle déplace la politique vers une gestion individuelle des risques et transforme la précarité en un marché assuré.
Rompre avec cette architecture nécessite de dé-fétichiser le crédit en tant que « droit d'accès » et de lui restituer son statut de chaîne privatisant la reproduction. Tant que la vie dépendra des intérêts composés, toute promesse de reconstruction sociale sera soumise à la logique des garanties. L'alternative n'est donc pas de s'endetter davantage à de meilleurs taux, mais de démarchandiser les fondements matériels de l'existence.

Conclusion : capitalisme terminal, guerre permanente

Les phénomènes analysés ne sont pas des épisodes fragmentaires ni les symptômes d'une crise passagère. Ils sont les rouages d'un régime d'accumulation réorganisé dans des conditions de décomposition prolongée. Loin d'annoncer son effondrement, le capital démontre sa capacité à transformer le déséquilibre en méthode, la violence en administration et la rareté en technologie de pouvoir. La « crise » n'interrompt pas la reproduction : elle la structure.
Droits de douane, austérité, migrations forcées, narco-capitalisme, automatisation d'exclusion, extractivisme et dette : chacun de ces dispositifs contribue à la production d'une économie politique de l'expulsion, où le travail n'est plus un médiateur d'intégration, mais un problème à gérer. Les populations deviennent des surplus mobilisables, les frontières des filtres de valorisation et les corps des unités fonctionnelles ou jetables, selon le moment.
Dans ce paysage, la frontière – économique, écologique, militaire, numérique – ne délimite plus les souverainetés : elle module l'accès inégal à la vie et aux droits. En tant que technologie du capital, elle gère la mobilité, segmente les liens, redéfinit le reproductible. La « frontière de crise » n'est pas seulement un lieu : c'est le schéma global d'une forme de domination qui normalise la guerre comme forme d'organisation sociale.
Les réponses réformistes – humanitaires, institutionnelles ou techniques – sont insuffisantes face à un régime qui n'a pas besoin de résoudre le conflit, mais de le gérer à l'infini. Même les dysfonctionnements peuvent être assimilés à une opportunité de valorisation : effondrement climatique, migrations massives, chômage structurel, violence armée. Tout peut être gouverné, tout peut avoir un prix.
Penser à partir de cette réalité exige d'abandonner le fétichisme du développement, la nostalgie de l'État social et la fiction du progrès. Il ne s'agit pas de restaurer un équilibre perdu, mais d'interrompre la reproduction prolongée de la catastrophe. L'extérieur du capital n'est pas garanti, mais il n'est pas non plus fermé. Il s'ouvre là où les corps refusent de continuer à être administrés comme des déchets, là où le temps est réapproprié, là où la communauté refuse de devenir un équilibre comptable.
Face à l'administration intégrale de la ruine, le défi n'est pas de mieux la gouverner, mais de cesser de la produire.

Conatus est un collectif transnational de communistes qui traduit et produit une théorie située en Amérique latine, avec un siège au Mexique. Pour en savoir plus, consultez leur site web .

1

Bureau du recensement des États-Unis, 2024.

2

Théorie Communiste. "La restructuration telle qu'elle est."  Théorie communiste , non. 22 (2009) : 40.

3

Notes de fin, « L’histoire de la subsomption », dans  Misery and the Value FormNotes de fin  n° 2 (avril 2010).

4

Théorie Communiste « Où en sommes-nous dans la crise* ? »* (Biblioteca Cuadernos de Negación, 2014) ; Théorie Communiste, « La restructuration telle qu'elle est » (Ediciones Extáticas*,* 2020).

5

Mattei, Clara. L'ordre du capital : comment les économistes ont inventé l'austérité et ouvert la voie au fascisme . (University of Chicago Press, 2022)

6

Organisation internationale pour les migrations (OIM). Rapport trimestriel sur la mobilité régionale au Mexique et en Amérique centrale (2024).

7

Seymour, Richard. Nationalisme du désastre et tournant autoritaire . *(*Verso, 2024)

8

Toscano, Alberto, « Le fascisme tardif et la politique de survie ». Conférence présentée dans le cadre du cycle « Crise et réaction » (2023).

9

Bernes, Jasper. « Logistique, contre-logistique et perspective communiste. » Dans Endnotes n° 4 (Ecstatic Editions, 2017)

10

Benanav, Aaron. L'automatisation et l'avenir du travail. (Verso, 2020)

11

Notes de fin. La misère et la forme de valeur (Endnotes #2) . (Éditions Extáticas, 2010)

12

Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Sixième rapport d'évaluation - Fiche d'information régionale : Amérique centrale et Amérique du Sud . (2023)

13

Merchant, J. Fin de partie : nationalisme économique et déclin mondial . (Reaktion, 2024).

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.