Depuis qu’elle existe, l’APD est caractérisée par deux poncifs : le couple solidarité/intérêt et l’idée d’un simple transfert d’un donateur vers un receveur. L’objectif de ma démarche est de remettre en cause et dépasser ces deux lieux communs.
L’aide-intérêt
Maints travaux sur l’aide mettent en avant le paradoxe du binôme solidarité/intérêt, autrement dit le grand écart permanent entre les bonnes intentions solidaires et la froide réalité de l’intérêt national, ce qui nous place d’emblée dans un « inconfort paradigmatique » selon la formule de Pierre Jacquet et Jean-David Naudet.
Il faudrait être schizophrène pour comprendre la coopération tant on peut quasi systématiquement en faire une double lecture, entre les intentions affichées et le résultat obtenu. L’intitulé même de cette politique publique est à double sens selon que l’on insiste sur les trois ou les quatre derniers mots : l’aide publique au développement DE LA FRANCE n’est pas du tout la même chose que l’aide publique au DÉVELOPPEMENT DE LA FRANCE.
Si tous les grands textes de l’aide insistent sur la balance de l’influence et de la générosité, aucun ne prend évidemment le risque d’une mesure précise, ce qui peut faire conclure, par commodité, à un vague équilibre entre les deux. C’est, en réalité, le problème car, dans ce domaine, tout est affaire de proportion.
A bien y regarder, le plateau de la balance penche manifestement du côté de l’intérêt. Si tous les pouvoirs entonnent en chœur le refrain de l’aide vertueuse, des voix s’élèvent tout aussi régulièrement pour remettre en cause cette vision enchantée de la coopération qui renvoie aux « ignorances institutionnellement organisées » dénoncées par l’islamologue Mohammed Arkoun.
La continuité est particulièrement remarquable en la matière. Le jugement le plus affûté vient probablement de Confucius qui, dès le Ve siècle avant Jésus-Christ, énonce dans l’une de ses pensées : « Pourquoi m’en veux-tu, je ne t’ai encore rien donné ? » Certains mots, par ailleurs, sont particulièrement évocateurs : « hostilité » vient de « hôte » ; « gift », dont la traduction est « cadeau » en anglais, signifie « poison » en allemand.
Transposés à l’APD, ces avertissements renvoient notamment à la part de l’aide qui, donnée avec une main, revient dans l’autre. Le « taux de retour » a souvent été évalué à environ 80 %. Nul doute que le choix effectué il y a quelques années de la diplomatie économique et ses déclinaisons sectorielles (diplomaties culturelle, scientifique, écologique, agricole, sportive, numérique…) conforte cette orientation. Bien plus, cette nouvelle doctrine de notre politique étrangère en matière de coopération remet fondamentalement en cause, de fait, l’oxymore congénital de l’aide. La diplomatie (« art de faire avancer les intérêts nationaux ») n’a rien à voir avec la solidarité. Elle n’est qu’influence.
L’aide-échange
Le second poncif se confond avec la définition même de l’aide. Cette dernière est définie universellement par l’idée de transfert, de flux, d’un donateur vers un receveur. Elle se résume au geste unilatéral de celui qui apporte son soutien.
Une telle définition est incomplète. Certes, elle reflète une partie de la réalité. Il y a bien un flux d’un pays donateur dirigé vers un pays receveur. Le problème est que la définition s’arrête là. Elle ne fait pas mention de l’apport, en sens inverse, du pays aidé vers le pays donateur. On ne parle que de ce que l’on donne. On fait l’impasse sur ce que l’on reçoit.
Or, l’aide n’est pas uniquement ce flux unilatéral que le discours officiel met en avant car il n’existe pas de geste désintéressé en matière de politique étrangère. C’est comme si, selon le dicton russe, on définissait le piège à souris en ne parlant que du fromage. En réalité, le fromage gratuit n’existe que dans les pièges à souris...
L’idée essentielle, ici, est bien de noter que l’aide n’existe que parce qu’il y a une contrepartie. Le général de Gaulle, « père de la coopération française », le dit de manière très claire lors d’une conférence de presse en 1961 : « Cette aide et ce concours, pourquoi les donnerions-nous si cela n’en vaut pas la peine ? Il n’y a pas de coopération si ce que nous apportons ne comporte aucune contrepartie. Oui, il s’agit d’échanges ». L’aide va donc se monnayer contre des avantages de diverse nature : économique, stratégique, politique, etc.
Elle est partie intégrante du package deal, du marchandage diplomatique qui se joue entre les États. Elle ne représente bien souvent qu’une variable d’ajustement.
« Ceci n’est pas une pipe »
A l’instar de la célèbre œuvre de René Magritte, « La trahison des images », figurant une pipe (« Ceci n’est pas une pipe ») – ce n’est qu’une image de pipe –, il se pourrait bien que l’aide publique au développement ne soit qu’une image de ce qu’elle prétend être.
L’article 1er du projet de loi actuellement en discussion devant le Parlement dispose que le premier objectif de la politique de développement solidaire est « l’éradication de la pauvreté dans toutes ses dimensions ». Or, la combinaison de l’aide-intérêt (qui se soucie avant tout du retour sur investissement pour le donateur) et de l’aide-échange (dont le principal effet est d’enrichir les classes dirigeantes locales qui négocient l’aide pour leur plus grand profit) fait qu’en grande partie, l’aide publique au développement rate sa cible.
Un tableau de l’OCDE de 2018 sur l’évaluation par les pairs de l’aide française montre que l’éducation de base et la santé de base ne reçoivent respectivement que 1 % et 2 % de l’aide bilatérale. Alors que l’APD augmente dans les proportions que l’on connaît, se pose manifestement, comme le dit la publicité, le problème de la « logistique du dernier kilomètre ».
De même, le milliard de dons promis en 2018 sera finalement dépensé, comme le montre un tableau dans un rapport budgétaire du Sénat relatif au projet de loi de finances pour 2019, durant... treize ans, ce qui fait en moyenne moins de cent millions d’euros par an.
On nous annonce un nouveau paradigme de l’aide qui ne serait plus dépensée pour, mais avec les « partenaires » du Sud. La parole de Gandhi (« Tout ce que vous faites pour moi sans moi, vous le faites contre moi ») se réaliserait enfin. Difficile de croire que ce ne soit pas un nouveau slogan. Il y en a tellement eu en matière de développement ! On vérifiera le sérieux de cette démarche à l’entrée de Frères des hommes dans le conseil d’administration de l’AFD.
Au-delà des belles envolées lyriques auxquelles nous ont habitués nos dirigeants, force est de constater que le compte n’y est pas. L’exemple vient d’en haut : dans le long entretien qu’il a accordé à Antoine Glaser et Pascal Airault où il aborde en détail tous les problèmes auxquels est confrontée l’Afrique (Le piège africain de Macron. Du continent à l’Hexagone, Paris, Fayard, 2021), le président de la République n’utilise pas une seule fois le mot « pauvreté ». Il s’agit pourtant, comme souligné plus haut, de la première destination affichée de la quinzaine de milliards consacrés à l’aide.