Philippe Marchesin

Abonné·e de Mediapart

4 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 septembre 2025

Philippe Marchesin

Abonné·e de Mediapart

L'art de ne pas dire

Philippe Marchesin

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’art de ne pas dire

Lors d’une conférence sur l’avenir de l’aide publique au développement (APD) organisée par la Fondation Jean Jaurès le 23 juin 2025, les participants, dont Rémy Rioux, directeur général de l’Agence française de développement (AFD), ont commenté un sondage réalisé en avril 2025 sur les perceptions concernant les « partenariats internationaux » de la France, l’un des termes censés illustrer dorénavant la relation d’APD. Ils se sont félicités que, selon cette consultation, 65 % des Français – malgré les temps difficiles pour l’aide que nous traversons – manifestent de l’intérêt pour la question du développement, 66 % soutiennent la politique de la France pour le développement et que la moitié des sondés estiment qu’elle est efficace. Ils se sont bien gardés de souligner que, toujours selon la même source, 58 % des sondés estiment être mal informés sur la politique de partenariats internationaux et que surtout, 65 % ne savent finalement pas ce qu’est l’APD (« un programme de l’État pour aménager le territoire » (36%), « un dispositif fiscal pour inciter les familles françaises à adopter des pratiques écologiques » (16%), « une aide de l’État pour favoriser le développement personnel et le bien-être psychologique » (13%) (seuls 35 % ont donné la bonne réponse : « un financement sous forme de prêts ou de dons accordé par la France à des pays en développement »). Bref, est-il correct de donner un chiffre de sympathisants de la manière dont l’aide est gérée en France sans indiquer en même temps que la même proportion de sondés ne sait pas en fait ce qu’est l’aide ?

Cette information sélective est particulièrement bien éclairée par le livre de Clément Viktorovitch et Ferdinand Barbet, L’art de ne pas dire. Chroniques d’un saccage du langage (Paris, Seuil, 2024), dans lequel les auteurs soulignent le développement d’une nouvelle rhétorique politique, l’anticatastase, adoptée par de plus en plus de responsables politiques (ils citent Donald Trump, Jair Bolsonaro, Giorgia Meloni, Boris Johnson et … Emmanuel Macron (p. 66)). De quoi s’agit-il ? « L’anticatastase, c’est la figure qui consiste à contredire ouvertement la réalité ». A la différence du mensonge cependant, qui suppose d’être discret, l’anticatastase agit en pleine lumière. « Elle revient à forcer votre perception de la réalité » (p. 55). La politique relève dès lors de la magie : ce n’est plus « un dialogue de sourds mais un débat de muets » (p. 59). Bref, on ne dit pas tout. C’est « l’art de ne pas dire ».

J’ai donné d’autres exemples de cette manière de faire dans mon livre sur la coopération française (La politique française de coopération. Je t’aide, moi non plus, Paris, L’Harmattan, 2021) : 1 milliard de dons annoncés pour le budget 2019… finalement dépensés sur 10 ans ; doublement de la contribution aux ONG claironné pendant plusieurs années… alors que l’on partait de très bas, etc. Tout cela sert à masquer le fait que l’on a affaire à une politique (la politique de coopération) destinée en principe aux plus pauvres alors qu’elle se dirige de plus en plus vers les plus riches, non seulement des pays en développement mais aussi des autres. La justification mise en avant est que « le monde a changé », ce qui fait référence au phénomène de l’émergence. Certes mais alors, pourquoi parle-t-on toujours d’une politique de « coopération », ce qui renvoie au développement des pays les plus pauvres ?

Prenons un autre exemple récent de cette évolution de fond. la rencontre organisée par Expertise France et l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) le 24 juin 2025 à l’occasion de la publication du Livre blanc « 10 propositions pour le futur de la coopération internationale ». Durant cette rencontre, Jérémie Pellet, directeur général d’Expertise France, explique que sa mission n’est pas limitée aux pays en développement et qu’il « travaille aussi avec l’Australie, le Japon, les États-Unis, l’Europe » (14’30). Mais Expertise France ne fait-elle pas partie du « groupe AFD » ? On parle quand même de développement, non ? Il s’agit en fait de plus en plus du développement de nous-mêmes, comme le montre la façon dont est perçue l’APD ci-dessus, le développement de notre propre intérêt, comme le dit très clairement Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, lors de cette même rencontre : « Personne n’agit sans intérêt […] On a intérêt à ce que l’Afrique se développe. On le fait pas pour eux » (19’20) (sic). Il arrive qu’on se dévoile… même s’il est un peu dommage que les trois personnalités auxquelles nous faisons référence dans ce papier (hormis les responsables politiques cités supra) gravitent toutes dans l’orbite socialiste… on est bien loin d’un Jean Audibert, l’une des têtes pensantes de la coopération française du parti socialiste au moment de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Dans le droit fil de ce qui précède, on notera que parmi les 10 propositions pour le futur de la coopération internationale, aucune n’envisage directement la lutte contre la pauvreté, alors qu’il s’agit du premier des Objectifs du développement durable, censés être la feuille de route de toutes les coopérations, et que la pauvreté a augmenté après l’épisode du Covid.

On terminera avec une touche d’espoir, même si l’on reste dans une certaine ambiguïté, mais n’est-ce pas le propre de l’espèce humaine ? Dans le sondage évoqué plus haut, à la question « Selon vous, quels termes vous sembleraient les plus pertinents pour parler de cette politique publique de la France [la politique d’APD] à l’international ? », une majorité de sondés répond « Solidarité internationale », c’est-à-dire l’exact opposé de l’intérêt encensé ci-dessus (rappelons que ce qui est à l’origine de l’aide et que j’ai appelé l’« oxymore congénital de l’aide » est constitué par le couple solidarité-intérêt). Ambiguïté parce qu’une majorité de sondés, comme on l’a vu plus haut, ne sait pas ce qu’est vraiment l’APD. En tout cas, cette réponse est beaucoup plus claire que la nouvelle appellation de l’aide, adoubée par les autorités, avant tout l’AFD, l’« investissement solidaire et durable » qui, pour le coup, nous ramène dans l’« oxymore congénital de l’aide ». De fait, l’investissement évoque directement l’intérêt (cf. la référence au fameux « retour sur investissement »). La réponse donnée par les sondés renvoie tout simplement au bon sens. L’aide est faite pour lutter contre la pauvreté. Le reste – il n’y a pas de honte à cela – relève du commerce extérieur. Encore faut-il appeler un chat un chat et ne pas noyer une politique tournée vers l’intérêt dans un discours orienté vers le développement. C’est le mélange des genres qui est malhonnête, bref, « l’art d’avoir toujours raison » (Arthur Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison, Belval, Circé, 1990). 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.