Derrière l’apocalypse
Premier janvier, 5h.
La première idée qui se lève ne ressemble pas trop à un vœu. Après avoir noté la date du jour, je me demande quelle sera, pour moi, la dernière date, quel jour de la semaine, quel jour du mois, quel mois de quelle année. Dépression conforme à l’époque ? non. Avec cette idée, ma vie se banalise dans la mécanique des dates, des époques. Et ça peut aider – à dégonfler les prurits de la bonne et vaniteuse conscience du présent, et ce qui en découle, avidités du pouvoir, méchanceté de structure, notre côté trou noir, ogre insatiable. Ça peut aider à libérer une circulation entre les temps… Mais l’idée qui suit immédiatement, très d’époque, c’est la même question appliquée au dernier homme de cette planète, un dernier homme doué de parole encore, se nourrissant encore du mot jour, du mot mois, du mot année et du nombre. Qu’est-ce qu’elle fait, cette idée ?
Ce n’est pas crainte millénariste, rien à voir avec la mondaine fin du monde telle qu’elle fut storytellée en 2000. C’est l’époque de la preuve multipliée de nos impasses et de ce qu’il faut bien nommer : notre goût, notre appétence consciente pour la catastrophe.
Les vœux qui nous touchent, au 2 janvier 2016 ? Ceux dont le tapis – la condition d’énonciation – est tellement cette crainte d’être emmené et ligoté dans le pire, qu’en vient un certain souffle, vital, renaissant in extremis, et pas seulement comme réalisation onirique de nos désirs, pas seulement comme utopie brandie – et fatalement hypocrite (l’utopiste a par devers lui conscience qu’il enferme les possibles dans l’évidence de l’impossible ou bien qu’il s’engage dans la violence aveugle de leur exécution), un souffle qui rappelle que nous sommes aussi tissés d’autre chose que désir de catastrophe et de destruction à peine maquillé de réalisme pragmatique, un souffle qui chuchote soudain très fort cette hypothèse : « Et si notre inconscient nous délivrait un tout autre message ? »
Déconstruire toute pensée fauteuse de guerre
2 janvier, 5h.
Les vœux 2016 les plus touchants pour moi sont ceux des « gens de gauche », « ma famille », en France retombée en minorité de peau de chagrin, et mondialement recluse dans l’impuissance présente et à venir, faute d’une multi-pensée qui réussirait à articuler voisinages et cousinages.
Aujourd’hui, si on se résume, à outrance, nos constats : gauches malheureuses, droites catastrophiques (trou noir avalant droite et gauche), et rien d’autre. Nos représentations bipolaires sont périmées. La guerre de tous contre tous aussi, y compris les postures républicaines et néomarxistes visant à réhabiliter le conflit comme mode d’existence politique.
Un vœu pour 2016 pourrait être de déconstruire de fond en comble l’idée de « combat ». Déconstruire toute pensée fauteuse de guerre, de destruction. Mon combat, c’est… Il faut se battre. Toutes ces expressions, positives, faites pour me regonfler le moral, sont ponctionnées dans le vocabulaire de mon adversaire : celui qui veut tout ensemble guerre, victoire et à défaut, jouissance de défaite.
Se battre pour des valeurs ? Au bout du compte, au bout du tunnel, il y aurait ces valeurs, irréductibles, pour lesquelles je sonnerais la mobilisation générale ? Mais valeur, d’où vient ce mot, ou plutôt à quoi est-il arrivé ? C’est le mot-sésame-et-cimetière du « capitalisme ». C’est le mot économique par excellence qui est en train de s’effondrer avec l’économie qui effondre la planète. S’agirait-il de regonfler le mot valeur sur ses deux faces, morale et financière ? Force est de constater que cette « monnaie » est impossible : l’anneau de Moebius de la finance a définitivement monétarisé le symbolique, le « moral ». Quant aux efforts, « politiques », pour faire croire à un renversement, une « moralisation de la finance », ils ne trouvent leur adéquation, purement rhétorique, que dans l’extrême-droitisation générale des peuples et de leurs élites et dans leur appétit sordide pour la guerre généralisée…
Il est temps de déconstruire toute pensée fauteuse de guerre, de destruction. Le « djihad », ce mot musulman dévoyé par quelques nihilistes qui ont l’intelligence du nihilisme général, est l’occasion, à ne pas manquer, d’une telle déconstruction. Djihad, kampf… combat : plus inattendu et certainement plus douloureux de lâcher ce troisième mot, qu’on croyait pouvoir excepter de la tambouille criminelle, sur la base d’un acquis, qu’on a voulu définitif, de l’Histoire – l’acquis de la Résistance, du Combat contre le Nazisme. L’acquis de tout héroïsme fondateur, individuel et sociétal. Lâcher « combativité », ce mot qui porte toutes nos instances de pensée et d’action ? Impossible sans nul doute, vue l’étendue des figures de langage et d’action qu’il couvre. Mais se demander, ne serait-ce qu’un instant, quel autre mot utiliser pour parler de la vitalité en quête de vie et de solutions vivantes face aux différentes occurrences de mort qui se présentent, ne serait-ce pas, aujourd’hui, une tâche de première nécessité ?
Les existences singulières
3 janvier, 5h.
Est-ce que ce sont des vœux du matin, ou ceux d’une nuit bien imbibée ? et de quoi veut-on faire vœu, vraiment ? Reprendre goût, dans un contexte mondial qui produit de nettes majorités pour les sociétés de contrôle (états d’urgence inscrits dans les constitutions, déchéances de nationalités, production d’apatrides…), reprendre goût à l’existence minoritaire, résolument.
Des existences n’ayant d’autre ambition que d’exister, et nullement de devenir majoritaires, ça ferait partie des vœux présents. L’expérience cataclysmique des flambées majoritaires du vingtième siècle ne semble pas nous avoir calmés, on veut remettre ça, en plus grand et en plus définitif. Face à cette promesse spectrale, remettre à l’ordre du jour l’existence minoritaire (qu’il ne faut pas confondre avec l’existence individuelle) et l’intelligence concrète de la démocratie qu’elle génère, voilà un vœu plein d’espoir pour se dégager de la gangue majoritaire.
Si des nationalismes ont ressurgi sur l’effondrement des grandes impostures unifiantes (l’exemple de l’ex-URSS) et ressurgissent ici même (l’exemple, à peine futuriste, de l’ex-Europe ?), c’est que l’existence singulière a été et est à la peine, et que « nation » fonctionne comme un lapin sorti du chapeau des fauteurs de guerre, lesquels occupent tout vide, toute dépression de sens.
Ce sont des vœux, mais pour qui ? des amis ? des adversaires ?
Sans doute des amis et des adversaires. Pour des singuliers avant tout.
Entre nœuds et vœux, invitation à la danse
4 janvier, 5h.
Entre nos petites vies individuelles et le destin planétaire, il y a autre chose que le Fantasme et la Loi, autre chose que les injections pulsionnelles et les retours d’ordre, autre chose qu’une majorité de vies plus ou moins déconnectées de toute décision, et un petit nombre sérieusement connecté aux Affaires. Les plus ou moins déconnectés sont autre chose, dans leur nombre, que pièces à faire du nombre, pièces miroitées maitresses d’un puzzle sur lequel aucun d’eux n’a la main.
Nous sommes autre chose aussi que ces entités individuelles occupées à se survivre, à se démerder, à sortir la tête de l’eau et à prendre appui sur les noyés autour, nous sommes autre chose que ça.
Même élites goulues et assassines, nous sommes autre chose qu’élites goulues et assassines.
Et l’artiste autre chose qu’un fuyard récompensé pour sa fuite, ou autre chose que l’ambassadeur d’intérêts privés ou d’idées communes, demandant récompense comme l’esclave à son maître.
Nous sommes autre chose que ça.
Les vœux 2016 pourraient être ça :
Entre nœud et vœu. Nous sommes noués, dans tous les sens, à commencer par l’affectif, vraiment, et nous sommes aussi voués au jeu du détachement et de la connexion-reconnexion.
Connexion, un mot de, un mot pour la danse, avant et après l’existence machinique, la vie numérique.
Et nous sommes faits pour danser, à deux. Deux à deux c’est pas mal : brique, apprentissage, B.A.BA de la métamorphose relationnelle qu’engage une danse sincère. (Je le dis pour n’avoir jamais su ou voulu danser et pour découvrir le phénomène comme in extremis.)
Et même danser seul. Seuls ? jamais seuls : en connexion, dangereuse et créative, avec des pourtours de trou noir.
Et danser en groupe ? avec la délicatesse populaire et nos joies d’exception – horreur unanimiste tenue à l’écart.
Alors, dans la danse, indéfiniment variée, se présente d’elle-même une multi-pensée, articulant voisinages et cousinages. Connexions, détachements, reconnexions.
Des manières, toujours singulières, d’aimer.
C’est ça, le vœu principal pour 2016.
Ces phrases (des débuts de phrases) : ouvertes aux phrases de qui lit et danse en lisant.
Au travail.