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Billet de blog 13 janvier 2015

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Rester un moment dans l’étrange de l’événement qui aura pour nom historique "Je suis Charlie".

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Hier : « NOUS ! ».

Un Nous d’une ampleur depuis longtemps inégalée. « Nos valeurs », et la panse de nos valeurs : république, démocratie. Un Nous unanime quant à son énorme plus petit dénominateur commun. Comme vu par une lorgnette. Nous regardions notre commun par l’autre bout d’une lorgnette : en tout petit, en très éloigné, en perdu au milieu des grands moi propriétaires, et des mafias de nous. Et hier nous aurions retourné la lorgnette, nous aurions regardé « à l’endroit » : grossissement impressionnant de notre point d’attache, de notre volonté commune : une France à hauteur de monde mondialisé. (J’emprunte cette image de lorgnette, à l’endroit et à l’envers, à Maïakovski[1], esprit mondialisé, comme l’était déjà Whitman.) 


Fusion donc des citoyens et des pouvoirs pour faire face à la toute-puissance invoquée dans et pour la tuerie, le massacre, l’apocalypse vengeresse. Une liesse hautement sécurisée, mais une liesse. 

Je pense d’abord à ceux qui sont au centre de la tourmente, la rédaction de Charlie, celle qui reste, décapitée et déboussolée, et parlant comme d’hab son parler vrai : « quelque chose nous dépasse, totalement ». Tout le système, quand même, du rire, offensif, sûr de soi, imperturbable : soufflé, suspendu. La capsule insubmersible, indestructible, du « bête et méchant », soudain happée dans le triangle des Bermudes : de la guerre et du monde mondialisé dans la messe, la religion universelle.  

L’unicité de cet événement ?

Qu’il soit l'un des plus émouvants et des plus ironiques des événements de l’humanité. Des plus enthousiasmants et des plus voués au scepticisme. Des scènes que nul n’aurait imaginé à part des prophètes humoristes. Musulmanes voilées, arborant l’insigne « Je suis Charlie », criant  « Je suis Charlie ». Des commentateurs, dans la nuit pour le lendemain, s’empresseront de dévoiler facticités et enfumages autour d’un tel improbable NOUS. D’autres seront empressés de transformer, logiquement et anthropologiquement, l’unanimité en unanime déclaration de guerre. Et défendront, dans le sillage de la liesse émotive, et dans l’emportement de leur réalisme de toujours, la sécurisation guerrière. Mais cela fait partie du pack de commentaires intensifiés par l’intensité de l’événement qui va déferler un peu partout maintenant.  

Rester un moment dans l’étrange de l’événement qui aura pour nom historique Je suis Charlie. Au centre, Charlie Hebdo, emblème jusqu’au-boutiste d’une liberté d’expression absolue. Avant de se faire avaler par la foule des commentaires – et  la libération de parole n’est pas seulement celle lugubrement annoncée par le Front National –, avant la valse des indignations, des dénonciations ou des surenchères orchestrées par des imposteurs d’unanimisme, rester un moment dans l’étrange de l’événement. Les conversations, oui, re-passionnent les désœuvrés, les dépressifs, les indifférents, les militants fatigués, et nous-mêmes, pris dans nos prisons de langage, nous allons converser avec chaleur, et entre nous la température va monter et le besoin de convertir croître, ou le besoin tellement légitime de défendre notre citadelle assiégée. Mais qu’est-ce, hier, qui était beau et appelait à cet autre monde dont notre monde est la voie, le portage, l’habitat même ? La nation française ? non. Les grandes valeurs réaffirmées, réappropriées par nous tous ? non. (Irait-on jusqu’à dire que la liberté n’est pas une valeur – un principe édicté – mais une voie, une pratique : un réel arpenté, pensé, frayé ? Irait-on jusqu’à dire que la démocratie n’est pas une valeur, mais une voie encore très peu arpentée ? Irait-on jusqu’à dire que le peuple n’est pas une valeur, mais une voie, encore très peu arpentée, pensée, frayée ? Laissons en suspens le débat.) Ce qui était beau, c’est que c’était un rassemblement d’humanité en faveur du rire – tout endeuillé fût-il, ou parce qu’endeuillé. En amont de toutes les libertés : la liberté de rire. Et une compréhension des deux côtés du rire : quand ma famille, mes amis, se foutent de ma gueule, je ris volontiers avec eux. Quand un étranger se fout de ma gueule, je ris volontiers avec lui. La susceptibilité est ma tare la plus grave. Derrière chaque pancarte "Je suis Charlie", il y avait hier, cachée au plus loin derrière les cœurs ou ressurgie à la surface des relations inattendues,  un espace, une capsule de rire potentiel, et de rire réel. D’un rire peut-être qui vient après le rire, après ce rire nécessairement relié à de la certitude, de la conviction chevillée, qui était celui de Charlie Hebdo.  (Mais que faire du rire chevillé à l’activisme Dieudonné ?)  Un rire qui nous détache plus amplement de nos adhérences – pensez aux adhérences entre muscles et viscères qui font que vous vous chopez des lumbagos, des torticolis, des coinçages de corps… C’est cette beauté-là qui derrière le ciel noir de l’unanimité guerrière irradiait cet autre monde qui désire toujours être activé à même notre monde.

Métamorphoses

Révolution est un mot du passé, conversion est un mot du passé, mouvement est un mot toujours présent, métamorphose est la voie même du présent. 

Quelles que soient les tragédies qui se profilent derrière notre enthousiasme d’hier, derrière cette poussée cathartique qui risque bien de pousser à la guerre – quels que soient les nouveaux patriot-acts, les nouvelles guerres productrices de nouveaux djihads, les destructions guerrières surajoutées à la destruction des conditions vivantes du vivant, notre enthousiasme dégonflé dans et par le rire est cela qui nous réinvente un peu – nos valeurs tout autant défendues que dégonflées par le rire : magnifique. Et j’aurais aimé être aux côtés des femmes de Franc-Moisin, de Saint-Denis avec qui j’ai longuement travaillé et écrit au moment des drôles de révolutions arabes en allant et venant entre quartiers et théâtre (voir ici). Rire avec elles, avec les réfugié-e-s, les immigré-e-s, les sdf comme avec les autres qui me ressemblaient davantage (mais aujourd’hui, vraiment, et de haute lutte, j’ai la joie de ne pas savoir à quoi je ressemble).

Charlie Hebdo inventera sans doute un autre rire en cherchant à reconstituer l’intact de son rire d’avant le massacre. Nous inventerons peut-être d’autres nous en cherchant à reconstituer l’idéal, ou trop minimal ou trop maximal, d’un nous dénominateur. Celui-là même, rassemblé et tempéré dans un esquif de déluge : dans et par cette coque démocratique, républicaine ou autre,  laquelle coque cependant se trouve toujours vidée par l’esprit de toute-puissance (accaparement et expropriation plus ou moins violents de toute qualité d’autre). Cet esprit de toute-puissance qui se manifeste ou par la barbarie ou par l’argent.

Placer ces inventions ou réinventions sous d’autres signes que celui de la réappropriation de quoi que ce soit. Retour donc au travail quotidien, ici comme ailleurs, réanimé par cet événement.

P.S: je renvoie après coup à l'article du survivant Philippe Lançon, journaliste à Libération ET à Charlie Hebdo. ce sera pour moi le témoignage le plus précieux, au coeur de l'événement en même temps qu'au coeur de sa compréhension.

Et dans un second après-coup, à propos de la différence de traitement entre Charlie et Dieudonné, lire dans Médiapart l'article de Michael Haudenberg.

SIT∉


[1] Vladimir Maïakovski, « Sur ça », traduction de Claude Frioux, in Poèmes 1922-1923, Tome 3, Editions Messidor.

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