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Billet de blog 24 juin 2015

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La société nue à Vintimille

A Christian Salmon, à Mediapart et au photographe de l’agence ReutersA Vintimille, un État  insouverain fabrique de la frontière20 juin 2015 |  Par christian Salmon, MédiapartDes migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters (Compléter le texte en lisant Reuters, AFP ou registres de l’ofpra, et agencer selon sa tournure de lecture ce poème en sous-titres ou en page principale de son écran) – (Tels quelsversés sur scènegens et objets parmi objetstous lieux privés publics confondusoù l’anonyme a sa placenaturelleTels quels exposésne se sachant pas exposésou abandonnés sans méfiance à la visibilitéet sans le moindre signequi accorderait une place à un regard extérieur

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A Christian Salmon, à Mediapart et au photographe de l’agence Reuters

A Vintimille, un État  insouverain fabrique de la frontière

20 juin 2015 |  Par christian SalmonMédiapart

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

(Compléter le texte en lisant Reuters, AFP ou registres de l’ofpra, et agencer selon sa tournure de lecture ce poème en sous-titres ou en page principale de son écran)

– (Tels quels
versés sur scène
gens et objets parmi objets
tous lieux privés publics confondus
où l’anonyme a sa place
naturelle
Tels quels exposés
ne se sachant pas exposés
ou abandonnés sans méfiance à la visibilité
et sans le moindre signe
qui accorderait une place à un regard extérieur


Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

– Il n'y a plus de noms
tous effacés de la mémoire
ou suspendus parce qu'ils ne tenaient plus
Le poète ou ce qu'il en reste parmi nous
a beau jouer avec les mots
le nom reste absent
Tu as beau l'appeler
il ne revient ni à tes lèvres ni à tes oreilles
Les choses ont désormais cours sans leur nom
Tu n'es même plus visité par des ombres de nom
il n'y a plus de nom
plus rien qui appelle
ici tu dois vivre sans nom
vivre ensemble sans nom
chaque chose apparaît et disparaît
comme un jour sans suite
une nuit sans suite
Jour et nuit toujours détruit
Tout a cours ainsi et tu fais avec
et je fais avec
et ainsi chaque être séparé de son nom

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

– Quelqu'un a parlé
puis longtemps après son silence
celui qui a parlé se met à exister
et tu te mets à exister avec lui
et grâce à lui
Il faut marcher avec beaucoup de précaution
dans sa parole
qui tient si peu

Faute de nom

– Homme-nourrisson
Femme-nourrisson
Animal-nourrisson
peuple-nourrisson
qui appellent dans le vide du nom
C'est une histoire de la terre qui a perdu son nom

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

 (LA COMMUNAUTE DISPERSEE)

– Comment parler ?
– (La parole n’est pas nécessaire)
– Donne ton visage
– (Leur visage nu ouvre sur la nuit)
– (Comment faire ?)
– (L’action ?)
– Ton visage vaut pour un nom
– Si seulement tu le donnes
– A qui parle-t-il ?
A moi, ou à son miroir sans image ?
– D’où vient-il ?

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

– Ils parlent tous en tous sens
sans provenance ni cible

– Se croiser sans se parler ni se voir
est devenu aussi important
que s’arrêter pour parler et pour scruter
et aussi anodin
– Ils questionnent tous en tous sens
comme des mouches
autour d’une question
qu’ils ont renoncé à poser, qui es-tu ?
Il n’y a plus de nom en réponse
qui viendrait habiter chaudement la question
et même s’il y a réponse
elle ne tient pas
elle s’oublie elle-même
et pourtant
ils questionnent tous en tous sens

– Ils ?
– Nous, sans moi

(– Ça va ?)

– Je ne reconnais même plus ma voix
au miroir de la voix
Je parle, est-ce que je parle ?
Tu parles, est-ce que tu parles ?
Je ne sais pas
sourde
Je suis sourde
Toute parole est cruelle

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

– Ami ?

Ennemi ?
Neutre ?
– (Sur la gamme des regards
absence de mélodie)

– Regarder dans le vague
et se regarder
c’est devenu pareil
pareillement pensif, et pareillement vide
– Drôle de bestiaire

– (Ici, nous faisons un feu)
– Qui parle ?
Ecartons-nous
pour voir qui parle
niché dans le nombre
(– Ça va ?
– Celui-ci glisse sa voix comme un savon
qui s’échapperait de main en main
– Ça va ?)
– Venez-donc ici vous réchauffer
prenez place
– A qui s’adresse-t-il ?
– Ici, c’est quoi
– (feu froid)

– Nous ne sommes plus nous-mêmes
réellement nous ne sommes plus nous-mêmes

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

– A peine un groupe s’est-il formé
qu’il se disloque au contact d’un autre
– Dressons ici un campement
– C’est quoi ici ?
– Rien qu’on puisse décrire
– Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs
– (La terre manque à l’appel et avec elle le sang)
– Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs
– Un pressentiment
– En voilà un qui se prend pour un pionnier
mais derrière lui
et autour
c’est la dispersion
Quelqu’un murmure : où est le paysage ?
– Faisons une carte
Fouillons tous les recoins
Etablissons-nous
– (Autour de lui, c’est la dispersion)
– Où est le paysage ?
– Une carte que quoi ?
– Quels recoins ?
– Cet endroit est le nôtre
Vide et désert, peut-être
mais nous saurons le peupler

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

(– Ça va ?)

– Ton visage vaudra pour un nom
pour l’immense mémoire d’un nom
– J’ai faim
– Moi aussi
– Moi aussi
– (Immense clameur silencieuse
de la faim)
– J’ai toujours dit
qu’il fallait commencer
par régler les problèmes matériels de notre présence ici
– Toujours dit ?
– Je le dis maintenant
comme si je l’avais toujours dit
– C’est ici qu’est notre campement
– Nous ne sommes pas ici plutôt qu’ailleurs
Nous sommes ici et ailleurs
sans plus
sans rien
nous ne sommes pas au centre
Mais il y a un centre à chaque vide
– J’ai faim
– Moi aussi
– Moi aussi
– (Clameur sans voix)
– Nous ne sommes pas au centre
Ici n’est pas plus vrai que là
Pour preuve, j’en viens
et j’y retourne
Ici n’est pas plus prospère que là
ici n’est pas plus nourrissant que là
– Mais à qui parle-t-il donc ?
– J’ai cru, à moi
mais la trajectoire de ses yeux
n’a fait que me frôler
C’est l’autre, lui là-bas, loin derrière moi
qu’il regardait
– J’ai cru aussi
mais la trajectoire de ses yeux
va encore loin derrière moi
vers toi là-bas
– Pareil pour moi
qui ne peux l’entendre
C’est comme s’il regardait juste à côté de la caméra
pour lire son texte
ou pour seulement fuir l’œil frontal
Son regard est à jamais dévié
Et la trajectoire de ses yeux
forme une ligne que l’espace tord
imperceptiblement
puis c’est une courbe
et lentement
son regard finit par s’éteindre
sur ses talons
– Nous ne sommes pas au centre
mais nous ne pouvons pas faire autrement
que de supposer que nous sommes à l’extrême pointe de ce que nous sommes

– Ils disent « nous » au nom de quoi ?

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

– Ici, nous sommes à l’extrême pointe de ce que nous pouvons

– Que cette pointe trace enfin quelque chose
– (Qu’il se taise
Chacune de ses paroles
est une déclaration faite au vide
On dirait un acteur)
– Vous êtes nombreux, les acteurs
– Nous ne sommes pas des acteurs
– (Clameur silencieuse des gens non-acteurs)
– Ici, dans le nombre
on est si peu, si rares
– C’est quoi, ici
A quoi servent vos yeux
à quoi servent vos mots
S’ils ne disent rien de quoi ici est fait
même si c’est l’ombre
même si c’est la nuit
même si ce sont des ruines obscurcies par la nuée
de votre séjour ici
– Nous ne sommes pas acteurs
Nous n’agissons rien
et nous n’apportons rien d’autre que nous
sans rien à la place ou en plus
– Nous sommes ici à découvert
– Mais pourquoi disent-ils « nous » ?
– Acteurs, si vous l’êtes
ou si vous ne l’êtes pas
dites de quoi ici est fait
dites le paysage
– On est à bout de paysages
à court
– Alors que chacun apporte la vue dont il dispose
et que chacun laisse une trace de sa terre
une toute petite trace
et ce sera le paysage pour ici
– Nous ne sommes pas des acteurs
nous ne sommes pas des poètes
et notre mémoire est suspendue
à la corde des noms absents
Nous faisons avec ça

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

– Alors donne ton visage

Viens, viens, approche
donne ton visage
et mes yeux creux en suivant ma main
sauront de quoi ici est fait
– Mon visage n’est pas mon visage
aucun miroir pour le rendre à lui-même
– Voici pourtant le cercle des masques
– (Elle trace un cercle
qui englobe tous les visibles)
– Voici des visages-masques
voici des êtres-masques
voici des souvenirs-masques
Autrui ne fait-il pas des ombres sur ton visage ?
Et des replis de lumière ?
Est-ce qu’il n’allume pas ton visage ?
Mon visage n’est pas mon visage
Voici pourtant le puits des masques
dont la fraîcheur recueille la tombée sans fin
des masques
Dépose, donne
Tous tes êtres chers ne viennent-ils pas sur ton visage par le dedans ?
Donne, lance
Toutes les choses gonflées de lumière
ne viennent-elles pas sur ton visage par le dedans ?
Donne, jette
et mes yeux creux verront du lieu où nous sommes
– Mon visage n’est pas mon visage
– Aucun d’entre nous n’est dans le visage qu’on voit
mais seulement dans un visage qui vient et qui s’en va
chacun d’entre nous est dans un visage qui se donne
Toi, approche
viens, viens
– C’est que nous sommes si nombreux
– Qui est à l’écoute ?
– Approche

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

– Qui appelles-tu ?

Approche
– Moi ? Lui ? Lui ? Elle ? Lui ? Elle ? Elle ?
– Viens
– Ouvrir la bouche devient risqué
Sitôt parlé
on a l’air d’être le désigné d’office
moi, je me tais
– Viens
– A peine écouté
en gardant le silence
on a l’air d’être le désigné d’office
moi, je n’écoute pas
– Viens
– Pourquoi moi ?
Je ne suis pas plus visé qu’un autre
Juste placé là par le mouvement général de l’indécision
Par la danse que nous avons faite autour de toi
pour garder une distance avec toi
Ta voix douce nous fait peur
Quant à ce que tu dis, moi, je n’y comprends rien
je porte ma tête depuis longtemps
à la pointe de mon corps
et j’essaie de la garder sur les épaules
dans la ligne brisée qui descend jusqu’aux pieds
et de ne pas céder aux formes violentes de l’émotion
qui dresseraient mes cheveux
qui fenderaient ma bouche
qui retourneraient mes yeux
et qui tordraient ma peau en d’atroces plis
Qu’est-ce que tu veux ?
– (L’aveugle lui a pris la main
et puis le visage
Du doigt elle a suivi le contour
et puis les trous
en tapotant elle a localisé tous les trous
et puis les lignes, les rides, les plis
elle les a suivis comme un jeu de piste
et puis les ombres
de ce qui vient de dehors
sa main les a accompagnées
à la façon d’un peintre
et puis les ombres
qui jaillissent de dedans
sa main y a répondu
comme à des décharges électriques
et elle s’est mise à parler
et celui dont le visage a été parcouru
pour la première fois de sa vie s’est laissé faire
on ne sait pas s’il a entendu
on ne sait pas s’il a senti
Jamais une réaction visible à son toucher
Aucune grimace
et pourtant une exceptionnelle variation de son visage
fine pellicule entre le dehors et le dedans
Pour la première fois de sa vie, il s’est laissé
être
accompagné d’un doigt d’autrui qui le visait)

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

– Il faut juste l’espace pour ce visage-là

Ecarter tout l’espace pour lui
Ecarter toute pierre, toute plante, tout animal
pour faire place à ce visage-là
Le rapprocher sans aucun recul possible
Plus rien de possible qu’une approche plus grande encore
Voilà notre paysage
Je dis que c’est ici qu’il faut nous établir
– Elle dit « nous »
mais autour d’elle c’est la dispersion
Quelqu’un regarde le ciel
quelqu’un regarde par terre
quelqu’un suit l’horizon
quelqu’un oriente sa marche
selon un étonnement propre à chaque champ de vision
quelqu’un s’est assis
et moi je me demande
au nom de quoi ils disent « nous »

Des migrants se protègent de la pluie sous leur couverture de survie à la frontière italo-française © Reuters

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