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Billet de blog 30 mars 2015

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Soumission de Michel Houellebecq, une expérience de lecture. A distance de l'actualité, retour sur un singulier effet de collision politique et littéraire.


Lire ce livre

Une sortie de livre s’est trouvée télescopée par une sortie de monde. Un massacre dans la salle de rédaction d’un hebdomadaire a eu lieu le jour de sortie d’un livre dans les librairies et c’était le jour de sortie dans les kiosques de l’hebdomadaire et sa couverture était, elle aussi, consacrée à l’écrivain – le brocardant dans un dessin satirique plutôt complaisant, amical.

La sensation, non réfléchie, intensifiée par la suite des événements – le massacre antisémite, la liquidation très cyniquement video-game du gardien de la paix puis celle de la policière municipale, le soulèvement pacifique du peuple, sa mosaïque un instant collée par la poisse de l’Histoire, c’était celle d’un « tournant de la mort » avec sortie de route d’un monde et d’une littérature. Au moment même où nous nous « rassemblons » pour sauver notre monde – « ses valeurs » –  et notre littérature – sa valeur –, l’évidence qu’il faut rentrer dans l’épaisseur de leurs transformations silencieuses[1] à même l’éclat de l’accident, de la collision des mondes[2].

Le livre ne pouvait décemment pas prendre le devant de l’événement (il avait bien commencé pourtant et son jour J était bien chauffé), pour autant il n’en a pas occupé la marge, mais bien le fond, et d’une manière bien peu conforme au régime pacifique – pourtant toujours conflictuel s’agissant de cet écrivain-là – du monde des Lettres. Quelque chose d’une violence inouïe. Nous avons beaucoup parlé de la violence des massacres, mais pas ou peu de cette violence-là. Quelque chose de très réel s’est passé entre les mondes, entre les sphères que les médias répartissent et cloisonnent en rubriques – France, International, culture, sport, société… La sensation n’est pas métaphore, elle est vraiment ancrée dans le corps. Ça nous arrive dessus, et on travaille à partir de. Dans une telle circonstance – d’une France exceptionnellement re-mondialisée –, les discours, leur nombre surtout, ont témoigné de cela, du remuement, et c’est à peu près tout : pour le reste on a improvisé à même les caricatures de langue que nous avons à disposition pour parler au présent.

Lire ce livre, ça aura été une décision à contrecœur au départ. Lire un livre qu’on ne voulait pas lire, c’est déconseillé. Mais au fond ce ne fut ni plus ni moins à contrecœur que le fait de vivre dans ce monde-là, dans ces « événements » imposés. Une actualité et une littérature se sont entre-brisées dans un monde qu’on croit nôtre, sans doute avec excès (la possession du monde est notre tombeau). C’est vraiment cette sensation – brutale, insensée : entre-brisées. D’où le fait d’écrire, pour lire plus distinctement l’événement, le choc. Ecrire ? L’objet, ce livre, est déjà hyper-saturé de commentaires polarisés. Pas la peine d’y ajouter un autre. Mais parce que dévié par le magnétisme d’un événement qui le dépasse, parce que pris dans une tornade qui nous a pris aussi – moi, nous, eux, nos pronoms acteurs –, le livre nous engage à faire quelque chose, un travail incertain : ce texte. Le vrai stylo pour l’heure, c’est la tornade –ce n’est pas le « moi » ni la main qui le tient. Ce n’est pas le livre, seul. Ni l’événement, déjà dissous dans ses réécritures et ses effacements, nos oublis. La tornade, c’est l’événement de simultanéité entre un massacre réel et un jeu de massacre virtuel. Simultanéité ? Pas seulement le hasard, la coïncidence entre deux événements dont la nature serait clairement distincte : une œuvre d’un côté, une destruction de l’autre. Une puissance équivoque les réunit, une duplicité poussée au plus loin, mais d’un côté c’est un livre, de l’autre, c’est du massacre. Dans les deux cas nous sommes livrés à nos caricatures, à nos apories. Nos propres duplicités : ou bien nous sommes moraux, ou bien nous sommes esthétiques. Ou bien nous sommes religieux (toutes les religions, du moins les monothéismes du livre : judaïque, chrétien, musulman, et laïc) ou bien nous sommes cyniques. – et nous savons que nous ne tenons fixement dans aucune de ces alternatives. Malgré nous, nous sommes équivoques, nous sommes des êtres de duplicité. Si ce constat – cette conscience – est en soi un immense progrès d’humanité, nous sommes arrivés à un tournant de l’histoire où les vertus de la duplicité ont cédé sous sa séduction morbide, l’appétit de mort qu’elle recèle.

Le massacre réel et le jeu de massacre virtuel ont un même thème, une même musique : la dislocation réelle de l’autre.

Exercices d’amitié

Il s’agit donc de Soumission, le dernier livre de Michel Houellebecq, publié aux éditions Flammarion le 7 janvier 2015.

Au début[3], on tient le livre avec la fatalité de nos a priori, d’autant plus quand tout le monde l’a comme lu avant de le lire. Pour moi c’était des phrases solennelles et un peu ridicules, mais je les pensais : la personnalité de l’auteur, le maelstrom des événements, « la grande littérature » – car c’est bien  de ce fil que se tisse cette écriture –, tout cela ramené à ça : pulsions morales/nihilistes, marionnettes tendues par les pulsions actrices de l’époque et l’écrivain s’enorgueillissant d’être le petit gestionnaire de l’opération. A la fin de la lecture, on soupèse les tensions contradictoires auxquelles on a été livré, on considère le champ de bataille. Et on a un côté plus mort que survivant, mais cela c’est de la métaphore, et il faut reprendre, plus simplement et directement.

D’un côté il y a ceux qui rejettent le livre pour des raisons morales – même Christine Angot[4] : c’est au nom d’une morale, fût-elle littéraire, qu’elle condamne. Edwy Plenel[5] ? une raison morale qui s’étaye littérairement avec la carte Zola. De l’autre, il y a ceux qui défendent, adulent, estiment, pour des raisons –  mises à part les pures malveillances idéologiques –  qui seraient proprement littéraires, esthétiques. Et beaucoup resteraient coincés dans l’indécision entre ces deux pôles. Il y a quelque chose d’insupportable, au sens propre, dans cette alternative sommaire, entre d’une part les incontestables vertus de l’équivoque créatrice, littéraire, et d’autre part les vices évidents de toute position d’emblée vertueuse. Ou, entre le cynisme dandy et l’éthique créatrice. Le problème n’est pas d’aujourd’hui, il n’a rien d’original. Ce qui est singulier, c’est ce jour et cette heure où il s’est exprimé avec morts à l’appui.

Dès les premières pages, il est question d’amitié, non pour la littérature en général, mais pour tel écrivain. Ici, Huysmans, étudié de près, ne fournit pas seulement matière à un exercice de critique littéraire explicite insérée dans le roman. A rebours, notamment, l’œuvre phare et dissensuelle de l’ami de Zola, sert aussi de « barre de fiction », avec miroirs, comme dans une salle de danse : emprunts, similitudes, écarts subtils. Par exemple, mère et père meurent chacun leur tour, dans l’indifférence, du moins apparente, du fils, comme chez Huysmans. Le chemin de conversion, qui dans le livre bifurque de la Vierge noire à l’islam, est une relecture de l’auteur, converti au catholicisme, de En route. Dans Soumission, les effets de l’indifférence dépressive sontpuissants et troublants, fonctionnent comme contremarques émotionnelles de la profonde déréliction du narrateur. Celui-ci, d’ailleurs, célibataire fatalement, voué à la solitude, nourrira vaguement – ironie autant que mélancolie adossées à celles de Huysmans[6]– des rêves de vie familiale (de « femme-pot-au-feu ») avant que celle-ci soit rabattue dans la perspective saugrenue de sa conversion opportuniste à l’islam et d’une polygamie abstraite et machinique. La figure accompagnatrice, amicale, de Huysmans fait plus encore : elle permet d’intégrer comme une théorie esthétique. Le foyer relationnel, le contact unique, « total », d’être à être, d’individu à individu, dans l’expérience littéraire est formulé comme manifeste poétique. L’amitié individuelle, à travers les livres de quelqu’un, ce qu’on appelle la fréquentation d’un auteur, ce serait le cœur. Le cœur de la littérature, ce n’est ni l’Idée, ni la Forme, mais une relation poussée comme nulle part ailleurs. Une relation d’individu à individu. L’histoire littéraire, sous cet angle, serait celle de notre constitution individuelle, l’histoire de notre amitié pour l’individu. L’histoire, en somme, de l’individualisme, avec la césure qui lui est propre, son effet stéréo, enceinte narcissique, enceinte d’autre.

Ce que j’ai peine à dire, justement, c’est le hiatus, la négociation, l’équivoque, entre la figure de l’autre-écrivain, narcisse de la littérature, et la figure de l’autre en écriture, furet d’autrui.

Sans en faire un dogme, un lecteur qui rêve du livre qu’il lit, ou de son auteur, touche peut-être quelque chose de cet espace littéraire qui ne connaît pas les frontières diurnes qu’on lui assigne. Il y a eu, justement, un rêve, la nuit du 13 au 14 janvier. Michel Houellebecq était avec son éditeur. J’entendais leurs voix. Ils conversaient, attablés dehors, devant ma porte, là où on se met aux premiers beaux jours. La porte était entrouverte, je tendais l’oreille et jetais un œil. Je ne faisais jamais que les entrevoir. Leur échange était amical, chaleureux, vraiment. Ils commentaient l’opprobre dont l’écrivain était victime. L’écrivain était intelligent et sensible, le contraire du sale type, et le contraire de l’écrivain malheureux, le contraire du cynique. Je ne sais plus comment je me formulais ce que je ressentais sur le moment. Mais je formulais et je restais caché, attentif à l’intelligence familière et empathique des deux hommes. C’était un rêve d’amitié.

Cela fait socle.

Mais que dit par exemple l’amitié, sans borne, de l’économiste altermondialiste, Bernard Maris ? Quatre mois avant son assassinatsortait son exercice d’admiration : Houellebecq économiste, en septembre 2014, aux mêmes éditions Flammarion. Pour Bernard Maris, Michel Houellebecq était « le plus grand écrivain français vivant » et son œuvre avait la force d’une vaste démonstration, de celles dont seule la littérature est capable. Il entendait le montrer sur son propre terrain, l’économie. Il était animé d’une évidente nostalgie pour le groupe de Bloomsbury, rassemblant entre autres les hautes figures de John Maynard Keynes (Bernard Maris était un farouche keynésien) et de Virginia Woolf. La démonstration ? l’horreur de l’homo economicus – l’œuvre de l’écrivain était, pour notre économiste, un démontage impitoyable de notre société occidentale, hyper-individualiste, néolibérale. L’économiste était lyrique, il avait une dent contre ses pairs. Il semble que l’écrivain soit tombé à pic pour les besoins de ses fulminations. Et que la littérature soit devenue une autorité transcendante pour rabattre le caquet à tous les Trissotin des sciences sociales, pour même rabattre celui de la philosophie, de manière peut-être un peu expéditive, trop pour emporter l’adhésion[7]. Le lisant, je pensais au mathématicien Alexandre Grothendieck[8] et à l’étrange ressentiment de l’intelligence – du génie – solitaire. La démonstration de l’économiste littéraire ne manque pas d’éloquence cependant et offre assurément des clés de compréhension pour lire Michel Houellebecq. Mais l’obsession démonstrative efface les aspérités littéraires, transforme en manifeste critique homogène, monomaniaque presque, une œuvre essentiellement équivoque, contradictoire. Il est amusant que la figure de Viviane Forrester, avec son précis de Gauche sentimentalo-radicale « L’horreur économique »[9], vienne à l’appui de son exercice d’admiration pour un écrivain qui, conforme à la révolution conservatrice de son temps, n’a de cesse de tirer sur le cadavre de 68 et sur toute ombre de gauche radicale.

Les exercices d’amitié sont devenus difficiles. Ici, pour moi, je le reconnais quasiment impossible, donc indispensable[10].

Sans doute est-ce un progrès que de cesser de prendre la main d’un écrivain, d’être dans cette confiance souvent aveugle, en tout cas provisoirement aveugle – et enfantine. Si je prends la main de Michel Houellebecq je suis à peu près sûr d’être la seconde qui suit emporté dans une complicité dont je ne veux absolument pas. Je partage une seconde avec lui et je regrette l’heure qui suit en sa compagnie. Mais comme forcé de reconnaître que cette heure m’aura été en partie utile, en tout cas obscurément nécessaire. On ne traverse pas une époque sombre avec des objets guillerets, plongés dans l’insouciance de la positivité, dans les confirmations de l’accord, et en même temps on risque bien de séjourner à jamais dans l’obscur des empathies négatives et dans ce qu’il faut bien appeler à notre corps défendant la communication des ressentiments. Peut-être est-ce un progrès, cette défiance générale qui ruine d’avance toute générosité amicale dans la lecture. L’empathie des écrivains à l’égard de chacune de leurs figures tutélaires du moment vous fait croire au paradis de la littérature, même si ce paradis est hanté par l’enfer de la vanité. Mais ici vous êtes directement, constamment, éternellement, plongé dans l’enfer humain, la distinction littéraire étant un degré supérieur, encore plus profond, de cet enfer. Avec ce livre, l’exercice d’admiration ne se distingue pas vraiment de l’exercice d’abomination, le jugement indifféremment puise dans l’évidence de la sensation profonde et le coup de force permanent de l’opinion pulsive. Jusque-là, la littérature de ce genre d’épreuves ressortait reine, portée par la générosité absolue de sa théologie négative. Aujourd’hui, ce qu’apporte un tel livre, c’est, au fond, le constat que le monde littéraire, universitaire, fait, comme tous les autres mondes, partie du problème. Il n’y a plus la moindre distance, le moindre écart créateur qui nous permettrait de regarder l’impasse du monde, en passant par l’art de la langue. La littérature fait partie intégrante de l’impasse. Le sentiment violent est que le 7 janvier 2015 nous avons mis le pied sur une mine et que nous avons ensemble explosé et que nous continuons à exploser : destructions en chaîne. Ceci est un sentiment injuste, exagéré, mais suffisamment réel pour justifier le temps passé à le dire, à le démêler. Violences et matrices de haine.

Amitié pourtant. J’aime, je suis à la trace les phrases qui talonnent le réel, la fiction la moins fiction possible afin de se produire comme « effet de réel » - et l’expression est trop technique pour désigner l’imparable « sincérité », « authenticité ». L’auteur lâche dans le texte : « honnêteté maladive ». Une fiction de pas plus de sept ans d’anticipation, 2022, histoire de talonner le présent-2015. J’aime, je suis à la trace le floutage des contours entre narrateur et auteur, ressort majeur d’une écriture qui a décidé, avec tous les deuils que ça suppose, de ne pas se caler dans le confort du pacte littéraire, bref, mauvais joueur jetant à la casse tous les schémas narratifs doctement enseignés. J’aime le dogme du « profil bas », toujours adopté dans la subjectivité narrative. Mais tout cela c’est aussi le lit de la confusion, de l’équivoque toxique entre l’œuvre et le personnage de l’écrivain. Le narrateur est un porte-parole de l’écrivain, et l’écrivain un perte-parole de son œuvre : à se croire propriétaire, identique à lui-même, porte-parole de lui-même dans son état d’écrivain, il conduit son œuvre à sa « perte ». Non pas que l’œuvre gagnerait au silence de l’écrivain, celle-ci est constituée-destituée par l’équivoque de « prises de position » en tant qu’écrivain qui viennent mordre sur l’espace de réception du livre, et qui enjoignent au lecteur d’adopter un lien infantile avec l’auteur : soit complice sans discussion, soit ennemi et en tant que tel immédiatement dissous dans la révocation mutuelle. Je n’ai jamais prêté attention aux sorties médiatiques de Michel Houellebecq, mais j’ai été amené à regarder le C’est à vous, de la Cinq, un 29 janvier 2015, dont il était le centre. C’était très étonnant de voir comme la cohérence de style entre l’œuvre et la situation. Comme si c’était une page de plus. A insérer. Le principe de l’émission consiste à présenter à l’invité des « coupures d’images », de gens qui s’adressent directement ou indirectement à lui. Une sorte de ballet d’ombres. Le ballet fut ouvert par Manuel Valls, bonne auto-caricature, il est vrai, d’un visage sculpté dans le mauvais esprit patriote, moralisateur, accusateur, mais chacune des autres ombres faisant aussi aisément caricature de soi, Eric Naulleau par exemple, grand juge médiatique. Ce qui était étrangement amusant, c’est que Houellebecq auto-caricaturé lui attribuait une responsabilité qui de toute évidence, incombait aux monteurs de l’émission. Il lui reprochait de ne pas développer son accusation selon laquelle il n’avait rien compris à Huysmans, lequel développement avait sans doute été coupé. Mais tous ils défilaient ainsi comme des ombres, des silhouettes, et l’écrivain, du coup très Charlie Hebdo, tirait dessus. Et quand est apparu Bernard Maris, c’était confondant, un supplice – et le supplice ici, c’est de voir vivants et morts implacablement caricatures d’eux-mêmes, via la boite à caricatures, la téloche, et l’écrivain de caricatures, de tirer dans le tas, avec cette candeur blessée, outragée dans son intelligence vaniteuse, tirer dans le tas, éliminer tout ennemi, écarter tout ami. D’où vient donc une aussi radicale dislocation de l’autre ?

Moi est mort, depuis longtemps : diagnostic annoncé depuis longtemps d’une fin de l’ère individualiste, mais la sentence n’a pas encore été portée au même niveau que la formule étendard de la modernité : Dieu est mort. L’œuvre de Michel Houellebecq porte ce diagnostic. Le problème vital est que cette mort, cette interminable agonie plutôt, entraîne visiblement avec elle la mort de l’autre, sa dislocation, sa dissolution.

Le dernier des individus

Ce moment charnière, d’une fin, d’une extinction de l’individualisme est senti par l’écrivain, par son narrateur cachexique. Le narrateur  a quelque chose du « dernier des individus », ravagé par les derniers feux de l’individualisme – celui-ci brûlant d’autant plus fort que, dans sa geôle matérielle et spirituelle, le moi de nos contrées consomme, consume ses derniers carburants, sous toutes leurs formes.

Et c’est un danger, une situation de danger qui est sentie, avant tout. Par l’écrivain, par le lecteur, par nous tous. Vous sentez cela, d’une toute autre façon, lorsque vous fréquentez Pascal Quignard. Les désarçonnés, par exemple. Mourir de penser, par exemple[11]. Pascal Quignard laisse venir la pulsion, il la nomme, il laisse agir la pulsion de nommer, et ce faisant, il laisse venir tout autre chose que la pulsion. Michel Houellebecq écrit, aussi, avec la sensation du danger. Il y a quelque chose, aussi, de l’animal blessé, à mort, dans cette écriture. Mais tout se passe comme si l’écrivain ne voulait rien savoir de son animal. Le narrateur (pas seulement le narrateur, l’auteur, lui aussi) est strictement mondain, son désespoir, strictement humain, au sens plus ou moins péjoratif de social : à savoir tout occupé de distinction. La dimension « étroitement sociale » se caractérise par ses deux pôles : grégarité et distinction. Ou bien on vise à se conformer, se regrouper, on cherche communauté, ou bien on travaille assidûment à se distinguer. Sous cet angle continuent de fleurir, ou plutôt de se flétrir des imaginaires de guerres littéraires de l’Individu contre la Société. Le narrateur de Soumission est tout occupé à cela, en cultivant savamment l’ironie, l’équivoque de la grégarité qui le conduira, sur fond de « besoin sincère », singulier, de conversion, à la conversion opportuniste à l’Islam. Distinction et grégarité n’ont pas d’autre horizon que l’humain, au sens devenu étroit (le goulot de l’humain). Un horizon humain aussi enfermé et enfermant qu’un horizon divin bouclé sur son authenticité : par exemple l’islamisme, mais aussi tout christianisme jaloux de son authenticité – Dieu se retrouvant nommer le lieu même de nos enfermements, geôle d’autant plus efficace qu’elle prend les traits de l’Ouverture. Il y a bien une sensation de danger, et d’enfermement, diversement éprouvée par des sensibilités aussi éloignées que celles de Pascal Quignard et Michel Houellebecq, qui pousse à de nouvelles formes d’anti-humanisme. Difficile de prendre au sérieux celui de Houellebecq, un anti-humanisme si étroitement humain, polémiste, vidant un même chaudron imaginaire où se trouvent mêlés en une improbable potion féminismes, Lumières, social-démocraties, gauches radicales, libéralismes, Mai soixante-huit, laïcités… Mais l’anti-humanisme est là pour signaler un impérieux besoin de sortir de la prison anthropocentrique et de ses ravages bien réels (l’ère de l’anthropocène).

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[1] François Jullien, Les transformations silencieuses, Grasset 2010. « De là l’intérêt à passer par la pensée chinoise pour prêter att »ntiçn à ces « transformatiçns silencieuses » : sous le sonore de l’événement, elles rendent compte de la fluidité de la vie et éclairent les maturations de l’histoire tout autant que de la nature. »

[2] Des mondes, et non des « civilisations » : ce sont des mondes stratifiés à l’intérieur de notre histoire commune.

[3] Pour un résumé ainsi qu’un compte-rendu détaillé du livre, le lecteur pourra choisir, dans la masse, l’article, très alerte, de Philippe Lançon, dans Libération, le 2 janvier 2015 :

« Houellebecq et le Coran ascendant

Dans «Soumission», à paraître mercredi, le romancier fantasme une France dirigée par un parti islamique qui a triomphé du FN. Une farce triste et provocatrice. »

[4] « C’est pas le moment de chroniquer Houellebecq », Le Monde des Livres, 14 janvier 2015, Ecrivains face à la terreur.

[5]L’idéologie meurtrière promue par Zemmour, Mediapart, 4 janvier 2015.

[6] En ménage, 1881.

[7] « Tous les écrivains dignes de ce nom feront une meilleure psychologie que Freud, qui savait écrire, et une meilleure sociologie que ce cher Bourdieu, qui ne savait pas. Ne parlons pas de philosophie : aucun philosophe ne peut prétendre atteindre au centième de la vérité portée par un grand roman – et d’ailleurs, aucun philosophe honnête ne s’amuserait à dire le contraire. Voyez, entre mille exemples, les ronds de jambes du touffu Deleuze autour de Kafka. » Houellebecq économiste, Flammarion.

[8] Alexandre Grothendieck, grand mathématicien français, mort en novembre 2014, est l’auteur d’une autobiographie « Récoltes et Semailles », sous-titrée « Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien », non publiée mais consultable sur le Net.

[9] Viviane Forrester, L’Horreur économique, Fayard, 1996

[10] Sait-on ce que sont les amis aujourd’hui ? Comment notre existence se modèle, se crée sur le tour de l’amitié. Ou s’y contrefait. Les amitiés se montent dans des malentendus d’accords et se démontent dans des avalanches de désaccords tous plus malentendus les uns que les autres. Et de guerres donc. Ce sont principalement les amis qui se font la guerre. D’abord par admirations interposées – convoitises de Biens et de Vrais : convoitises des denrées rares. Cet embryon de texte fait partie d’un projet un peu plus ample, qui aura précisément pour titre « Lettre d’un ami », et dans lequel Michel Houellebecq sera nom de fiction, utilisé dans une boite de nuit d’une grande ville pétrolière d’Afrique, afin de boire pour moins cher et danser plus longtemps et de plus près avec des entraineuses. Texte ayant précisément pour sujet une rupture d’amitié : deux hypocrisies se faisant la guerre : celle de la vertu malgré soi, et celle de la compromission tout aussi malgré soi.

[11] Les désarçonnés, Grasset, 2012 ; Mourir de penser, Grasset 2014.

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