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Billet de blog 3 janvier 2023

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GREVE DE NOEL A LA SNCF : LA GILETJAUNITE FAIT DERAILLER LE TRAIN SOCIAL

Le mouvement de grève des contrôleurs qui a affecté la compagnie ferroviaire pendant les fêtes a échappé aux syndicats, fait exploser la scénographie bien réglée des conflits dans cette entreprise et ouvert la voie à une implosion de tout ce qui reste du système de représentation et de dialogue social dans ce pays.

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Ce que l’on pourrait appeler « la grève des confiseurs » de la SNCF lors du week-end de Noël avait commencé selon la chorégraphie classique - encore mieux réglée que celle des ballets à l’Opéra de Paris – des conflits dans l’entreprise ferroviaire nationale. Les syndicats font connaitre des revendications salariales pour compenser l’inflation et d’autres portant sur les conditions de travail que la direction refuse, entraînant le dépôt d’un préavis de grève par les syndicats pour la dernière semaine de l’année, amenant la direction à accepter de négocier.

Du pur jus. Mais là où tout – c’est le cas de le dire - déraille, c’est que les syndicats, après avoir déposé leur préavis de grève, déconseillent aux agents de le suivre… Cette recommandation baroque relève d’une stratégie subtile qu’il convient de décrypter.

Les syndicats ont bien conscience que bloquer les trains au moment des départs en vacances de Noël est impopulaire, particulièrement cette année qui, après la parenthèse Covid, marque le retour à la vie normale pour cette période sensible. Ils font ainsi valoir leur sens de la responsabilité tout en agitant le chiffon rouge de leur capacité de nuisance. En fait, ils jouent le coup d’après. Ils réservent leurs munitions pour la réforme des retraites qui sera annoncée le 10 janvier. A l’exception des embauchés depuis 2020 sous le statut de droit commun, les agents de la SNCF ne devraient pas être concernés, la désormais célèbre règle « du grand-père » devant être retenue pour les régimes spéciaux. Mais que serait une mobilisation sociale sans un bon gros blocage des trains ?

Une subtilité qui a manifestement échappé aux contrôleurs, rebaptisés chefs et cheffes de bord. Ignorant les contorsions de la CGT, l’UNSA et FO, un informel collectif de ces agents commerciaux lance, via les réseaux sociaux, la grève.

Un mouvement, initié via twitter par des anonymes, un collectif sans nom refusant tout contact et réfutant la mise en avant de leaders, développant des revendications simples mais efficaces et usant de sa possibilité de blocage, cela ne rappelle rien ? « Bon Dieu, mais c’est bien sûr » comme disait le commissaire Bourrel dans Les 5 dernières minutes : les Gilets Jaunes.

La galère des 200 000 naufragés du rail, obligés de jongler entre bus, covoiturage, avions et autres plans B ou C pour ne pas rater la dinde de Noël n’est rien à côté des conséquences politiques de cette giletjaunite qui frappe la SNCF.

Syndicats et direction sont pris de court et comprennent vite les enjeux de cette grève sauvage. Pour les premiers, ce qui est en balance, c’est tout simplement leur crédibilité et leur pouvoir sur ce qui est un de leurs derniers bastions stratégiques. Pour la seconde, c’est la perspective d’une entreprise ingérable, soumise aux humeurs de n’importe quelle catégorie d’agents.

Il n’en faut pas plus pour que se noue entre ces deux acteurs, une alliance objective sur le thème « il faut sauver le soldat syndicat ». Une négociation au pied levé est organisée et, vite fait-bien fait, un accord est signé sur un coin de table le 23 décembre, permettant aux syndicats de lever le préavis de grève, sauvant le week-end suivant, celui du Nouvel An. En effet, dans une entreprise comme celle-ci, seule une organisation représentative avec des élus peut déposer un préavis de grève.

Les vaillants chefs de bord sont donc contraints d’abandonner leur gilet jaune et de reprendre leur uniforme de poinçonneurs de Montargis.
Fin de partie ? Non, au contraire, le début d’une nouvelle ère.

                                 Une hégémonie mise à mal

La constitution et la légalisation des syndicats à la fin du XIXe siècle ont accompagné la révolution industrielle et l’industrialisation jusqu’aux années 1970-80. Ce sont les mobilisations ouvrières, orchestrées par les syndicats qui ont permis toutes les avancées sociales, des salaires au temps de travail quotidien, en passant par le repos hebdomadaire, les congés payés, la retraite et tout ce qui touche aux conditions de travail. Dans ce domaine, la référence absolue est 1936, avec les accords de Matignon, conclus avec le gouvernement du Front Populaire après un long conflit et dont les 2 semaines de congés payés sont la mesure phare.

Après la seconde guerre mondiale, les syndicats acquièrent un statut institutionnel. Dans le cadre de l’application du programme du Conseil national de la résistance, créé par le Général de Gaulle, ils sont les partenaires indispensables de toute évolution ou réforme sociale. Avec le patronat, ils sont cogestionnaires du système de protection sociale, instauré avec la Sécurité sociale. Ils président en alternance avec les « patrons » les conseils d’administration des caisses d’assurance-maladie, de retraite et d’allocations familiales. C’est le paritarisme qui sera au fil du temps et des crises (1967 et 1995) rogné avant d’être supprimé en 2005.

Dans les entreprises, au cœur des trente glorieuses, ils font la pluie et le beau temps.

Mais plusieurs facteurs – la crise économique à partir du milieu des années 70, la désindustrialisation amorcée dans les années 80 et la nouvelle économie numérique à l’orée du XXIe siècle - vont mettre à mal cette hégémonie.

Au fil du temps, l’économie s’est complexifiée. Jusqu’à la moitié du XXe siècle, le monde du travail était binaire. D’un côté, les dirigeants, de l’autre, les travailleurs, essentiellement les ouvriers. Mais, après, du fait des évolutions technologiques et des mutations sociales, est apparue la catégorie des cadres et des managers intermédiaires, cette classe moyenne dont les trente glorieuses seront l’heure de gloire.

Cette classe sociale n’a pas les mêmes aspirations que les ouvriers, elle regarde plutôt du côté des directions qui s’appuient beaucoup sur elle pour faire tourner la boutique. Être cadre est un statut social qui éloigne de la base ouvrière.

Les syndicats historiques – CGT, FO, CFDT – ne percutent pas sur cette évolution et restent dans leur logique ouvriériste. Ils sont confortés dans cette certitude par le paysage politique. Le Parti communiste reste l’organisation politique la plus importante, derrière les gaullistes. Au 1er tour de l’élection présidentielle de 1969, le candidat communiste Jacques Duclos obtient 21% des suffrages, Gaston Defferre, pour le parti socialiste, plafonne à 5%.

Mais le ver est dans le fruit. François Mitterrand, qui prend d’assaut le PS en 1971, comprend les mutations sociales et veillera à capter cette classe sociale de plus en plus installée au cœur de la société, tentée par le centre droit incarné par Valery Giscard d’Estaing. Le résultat de la présidentielle de 1981 consacrera cette stratégie.

Les syndicats perdent de leur influence, d’autant que la proportion des ouvriers diminue. Cette tendance s’accentuera avec la désindustrialisation qui s’amorce au début des années 80. La part de l’industrie dans la production ne cesse de décliner. Elle était de 30% en 1960, 22% en 1970 et est aux alentours de 12-13% depuis l’an 2000.

En parallèle, les activités tertiaires – commerces, services, tourisme, etc. - montent en puissance. Une évolution qui marque une rupture avec la culture ouvrière. La puissance des syndicats était fondée sur une « conscience de classe » enracinée par des réflexions théoriques, idéologiques et politiques autour du concept d’affrontement capital-travail.

Dans une économie tertiarisée, axée sur le consumérisme et le loisir, cette conscience et cette notion d’appartenance collective se dissolvent lentement mais sûrement, les idéologies du XIXe siècle perdent de leur valeur.

Les syndicats ont raté cette mutation. Le taux de syndicalisation en France n’a jamais été très élevé, rien à voir avec la situation en Angleterre, Allemagne et les pays scandinaves comme la Suède et le Danemark où le taux de syndicalisation était à des sommets, 60, 70%.  Mais il y avait quand même en France, 35% des salariés à adhérer à un syndicat en 1950. Il n’en restait plus que 20% en 1970 et la descente aux enfers a continué inexorablement. En 1990, il n’y avait plus que 11% des salariés à être encartés. Aujourd’hui, c’est aux alentours de 8% et encore ce chiffre cache une grande disparité entre le secteur privé, où le taux de syndicalisation est quasiment résiduel et le secteur public où il se situe dans la fourchette de 8 à 9%.

                                                      Le grand ratage du numérique

En fait, les syndicats ne tiennent plus que quelques places fortes dans le secteur public (transport, services publics, hôpital, énergie) et dans quelques entreprises privées stratégiques.

La raison de cet effondrement est qu’après avoir raté la mutation sociologique du travail dans les années 70, les syndicats sont passés à côté et même largement à côté de la révolution du numérique.

Cette révolution a fait éclater les règles du jeu de l’organisation du travail. Dans l’économie numérique, pas d’atelier façon Temps modernes, ni de vastes usines comme Renault-Boulogne-Billancourt qui, à force de désespérer, a été transformée en salle de spectacles.

L’économie numérique, ce sont des bureaux high-tech où des geeks passent leur journée la tête dans leur ordinateur, espérant trouver le truc qui fera d’eux le nouveau Mark Zuckerberg.

L’économie numérique, ce sont ces prolétaires en jean’s dans les entrepôts de livraison, soumis à des cadences infernales pour préparer des colis que les bienheureux consommateurs ont commandé via une application, sans se douter des conséquences sociales et environnementales de leur petit plaisir.

L’économie numérique, ce sont ces vrais faux indépendants obligés de pédaler plus pour gagner moins afin de livrer au plus vite des repas à des bobos à la conscience de gauche incertaine.

L’économie numérique, c’est une économie éclatée qui se développe sur fond d’individualisme, où la conscience d’appartenir à une collectivité d’intérêt commun a disparu.

L’économie numérique, c’est le télétravail qui est, en quelque sorte, le coup de grâce pour les syndicats. En effet, comment ressentir une appartenance à une communauté d’entreprise, loin de la machine à café, en tête à tête avec son ordinateur ?

Comment des organisations dont l’ADN est le collectif, la classe sociale et l’idéologie politique peuvent-elles être attractives pour des populations qui construisent leurs réflexions, leurs relations, leur identité via les réseaux sociaux ?

En outre, les syndicats sont restés dans une logique productiviste et dans des revendications quantitatives. Tout ce qui tourne autour des valeurs – la relation au travail, l’environnement, la production eco-responsable etc. – leur est étranger.

Le match Marx-Tweetter a été fatal aux syndicats.

De fait, ce que révèle le mouvement spontané des contrôleurs de la SNCF est que, même dans leurs bastions, les syndicats perdent le contrôle et sont déconnectés.

Demain peut-être, un informel collectif d’infirmiers/ières mettra le feu à l’hôpital au nez et à la barbe des syndicats, un groupe de conducteurs de la RATP paralysera métro et bus en Ile-de-France, des aiguilleurs du ciel tweetérisés libèreront le ciel des avions, etc.

Cette faillite de la représentation sociale fragilise toute la société.

La poussée de giletjaunite apparue à la SNCF est-elle le signe annonciateur d’un péril mortel pour la cohésion sociale et nationale ?

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