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Billet de blog 7 septembre 2022

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Politique : le poids du réel, le choc du ressenti

Entre la dictature de l’émotion et la tweetérisation du débat public, l’art de gouverner devient une mission impossible. Une dérive dangereuse pour les démocraties.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Tout le monde sait qu’en matière de météorologie, il y a une différence entre la température réelle – celle qui est mesurée par le thermomètre – et la température ressentie. Le différentiel est d’autant plus important que les températures sont enregistrées « sous abri » et que personne ne vit sous abri. Un 0° enregistré est ressenti comme un -2° ou -3° si un mauvais blizzard vous transperce les os. A l’inverse, un 35° est vécu comme un 38 ou 40°, en l’absence d’air.

Il en est de même avec les situations économiques et sociales. Prenons l’inflation. Selon les calculs officiels, elle oscille entre 5,8 et 7% - le taux le plus faible d’Europe claironne le gouvernement – mais le ressenti de la population – mesuré par les réseaux sociaux, les télévisions, les sondages – la place à des niveaux stratosphériques. Ah, qui n’a pas vu ces impayables micros-trottoirs – l’exercice journalistique devenu l’alpha et l’omega de l’information télévisuelle – sur ces consommateurs expliquant, sur le parking d’une station essence d’un supermarché, qu’ils ne peuvent plus faire leur plein et nourrir leur famille, n’a rien vu.

Et après cela, commentateurs, experts auto-proclamés, journalistes de la vie quotidienne se relaient pour expliquer la souffrance de la population confrontée aux fins de mois difficiles, voire impossibles. Mais où sont passés les dizaines de milliards d’€ des mesures pouvoir d’achat dégagés par le gouvernement, les boucliers énergie et les remises carburant ?

Les Français, dans leur immense majorité – à l’exception de ceux qui peuvent encore se payer des jets-privés – sont-ils inexorablement sur la voie de la paupérisation ?

La musique politico-médiatique développe cette mélodie du ressenti.
Mais rien n’est plus faux que ce ressenti. Tous les indicateurs macro-économiques et les facteurs économiques conjoncturels montrent le contraire. Le chômage est au plus bas – le problème pour beaucoup de secteurs est de recruter – la croissance, même ralentie, reste positive et les revenus augmentent, soit directement, soit par la redistribution.

Certes, une partie de la population, la plus précarisée, est confrontée à de grandes difficultés de fins de mois, « surtout entre le 1er et le 30 », comme disait Coluche.

Mais, pour la grande majorité ? L’essence est hors de prix mais cela n’a pas empêché 70 % des Français – un record – de partir en vacances cet été, de remplir hôtels et campings, d’avoir eu une consommation débridée, la SNCF de remplir à raz bord ses TGV et Intercités. Faisant le bilan de la saison, les professionnels du tourisme exultent : le record d’activité de 2019 a été battu…. Ils ont affiché complet et ce n’est pas fini, l’arrière-saison – comme on disait quand il y avait encore des saisons – s’annonce excellente.

C’est le poids du réel face au choc du ressenti. Et c’est un problème politique. Que doivent faire les gouvernants ? Diriger en fonction du réel ou surfer sur le ressenti ? La politique est-elle une confrontation au réel ou doit-elle donner du rêve, de l’espoir ?

Dans les années 70, alors que le Président Giscard d’Estaing se vantait que la France avait le taux de croissance le plus élevé d’Europe, François Mitterrand ironisait sur le fait « qu’on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance ».

Le problème n’est donc pas nouveau mais il atteint une proportion et un niveau tel qu’il rend toute décision rationnelle impossible. Comment en est-on arrivé là ?

C’est le produit d’un cocktail qui mélange la montée de l’individualisme, la décrédibilisation des politiques, un système médiatique qui privilégie l’émotionnel à l’explication, l’incandescence des réseaux sociaux où le communautarisme – les groupes de discussions tournent en boucle autour d’une thématique partagée générant une forme d’autisme politique – devient la règle, la course à l’échalote de la radicalité et de la simplification sur ces mêmes réseaux sociaux, porteuse de buzz et de gloire médiatique instantanée autant qu’éphémère.

Les politiques qui ont le tweet compulsif et le post instinctif ont leur part de responsabilité dans cette perte de distanciation et cette éruptivité. Quand on prétend trouver la solution à tout problème en 140 signes, il ne faut pas s’étonner de se prendre un effet boomerang dans la figure.

Tout raisonnement complexe est devenu inaudible à une opinion chauffée à blanc, affranchie des corps intermédiaires qu’étaient les syndicats et les organisations sociales qui pour être revendicatifs – c’est leur mission – n’en n’étaient pas moins des régulateurs sociaux et politiques.

Les gouvernements n’ont plus de fusibles, d’amortisseurs de crises. Ils sont seuls face à une opinion insaisissable parce que multiforme et irrationnelle. Jusqu’à l’émergence des réseaux sociaux, les mouvements de contestation, y compris les plus violents, les plus durs étaient toujours sous contrôle.

« Il faut savoir arrêter une grève » disait Maurice Thorez, le leader communiste en 1936 après les accords de Matignon.

En mai 68, la CGT a sifflé la fin de la récréation en acceptant les accords de Grenelle et les millions de grévistes ont repris le chemin des usines, des ateliers et des bureaux.

Le dernier mouvement social d’ampleur – les Gilets Jaunes – ont montré que ce jeu de rôle n’avait plus cours.

Les gouvernements sont paralysés par la crainte de mouvements sociaux tweetérisés, échappant à tout contrôle. C’est le syndrome du tube de dentifrice. Il est facile de faire sortir la pâte du tube mais la faire rentrer est d’autant plus difficile qu’il n’y a personne pour la pousser.

Alimenté par les fakenews, le ressenti politique se transforme en incendie non maitrisable.

Une mutation que la crise du Covid a exacerbée. Le « quoi qu’il en coûte » qui a maintenu l’appareil économique en état, éviter un effondrement des entreprises et épargner du chômage des millions de personnes a donné le sentiment que tout est possible, qu’il existe quelque part un trésor caché qui permettrait de régler tous les problèmes. Le ressenti flirte avec le complotisme…

Inutile d’expliquer à ceux qui demandent tout à la fois des augmentations de salaires, une baisse des charges et des impôts, plus de moyens pour la police, la justice, l’hôpital, l’aide sociale, etc.. que, l’endettement du pays étant ce qu’il est, on est au taquet..

Pas plus qu’on ne tombe amoureux d’un taux de croissance, on ne redoute un taux d’endettement.

La plupart des démocraties européennes sont affaiblies, soit parce que leur gouvernement est constitué d’une coalition brinquebranlante, comme en Italie dont le gouvernement Draghi est tombé parce qu’un parti de l’alliance a rompu l’accord, soit parce que la coalition est une alliance contre nature comme en Allemagne dont le gouvernement associe des écologistes anti-nucléaires, des sociaux-démocrates partisans de la redistribution sociale et des libéraux tenant d’une défiscalisation, soit parce que les dirigeants sont fantasques comme au Royaume-Uni et tombent comme des fétus de paille, soit parce que les partis constituent des accords sans contenu, comme en Suède où une alliance improbable entre la droite modérée et l’extrême droite s’annonce pour avoir une majorité aux prochaines élections.

Avec sa majorité relative, le Président Macron est dans une situation inédite et incertaine sous la Ve République.

Comment, dans ces conditions, faire accepter des pilules nécessairement amères dans un contexte de guerre en Ukraine, de crise climatique, énergétique et environnementale et des projets stratégiques dont les effets ne seront pas visibles avant plusieurs années ?

Entre la dictature de l’émotion et la tweetérisation du débat politique, l’art de gouverner devient une mission impossible. Pourtant, les politiques sont nombreux à être prêts à accepter la mission, au risque de s’auto-détruire dans les 5 secondes….

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.