Dans un bureau de vote, l’assesseur est une petite main, un modeste rouage de la démocratie. L’assesseur, c’est celui ou celle que l’on ne remarque pas, assis derrière le bureau - ou plutôt la table d’écolier qui en tient le plus souvent lieu – et dont la responsabilité est de vérifier que l’électeur qui a montré sa pièce d’identité et, dans le meilleur des cas, sa carte électorale, au Président du bureau est bien inscrit sur la liste électorale. Ainsi, l’assesseur passe sa journée à tourner et retourner les pages d’un immense cahier pour aller chercher M…H, partir ensuite en quête de Mme R.. pour revenir, en toute hâte vers M A… sous le regard impatient de l’électeur, inquiet de ne pas voir son nom apparaitre et parfois agacé par le temps que cet incapable d'assesseur met à le retrouver à partir de son numéro d’ordre.
En effet, comme dans la célèbre série" Le Prisonnier", l’électeur est d’abord un numéro avant d’être un nom.. L’instant magique arrive. La réglette calée sur le nom, l’assesseur doit annoncer, d’une voix forte et neutre, le numéro, le nom de l’impétrant électeur ainsi que ses prénoms que certains semblent collectionner. Vérification faite, le Président ouvre la fente de l’urne et l’électeur y glisse l’enveloppe contenant son vote. ¼ de seconde suffit sauf lorsque certains s’évertuent à vouloir mettre la précieuse enveloppe dans le sens horizontal.. « Non, en vertical, madame, monsieur… »
Enfin, le Président peut annoncer « A voté ». Il ne reste plus qu’à l’assesseur à faire signer – émarger – en langage électoral – le désormais électeur en lui tendant un stylo et solliciter son auguste paraphe, dans un petit rectangle, ce qui frustre ceux qui ont une signature large et tout en majesté…
La différence entre le Président et l’assesseur est non seulement que le premier a droit à une majuscule et l’autre non mais surtout que le Président est debout pour asseoir son autorité et l’assesseur, assis pour que la procédure tienne debout….
Pour tout dire, l’ambition, le rêve secret de tout assesseur est que le Président lui demande de le remplacer, ne serait-ce que 10 minutes lorsqu’il doit s’absenter afin que, comme tout un chacun, il ait, selon l’expression d’Andy Warhol, sa minute de gloire… Mais cela arrive rarement : dans les bureaux importants, il y a toujours un Président suppléant ! Maudite République qui a tout prévu…
Le rôle d’assesseur, malgré son importance, est donc une école de l’humilité. Cela tombe bien, les bureaux de vote sont situés, le plus souvent dans des écoles !!!
Mais c’est aussi et surtout, un poste d’observation incomparable sur les us et les coutumes, les bons et les mauvais travers de ses concitoyens-électeurs.
Les électeurs ont des comportements programmés et donc prévisibles.
Il y a quelques mystères insondables. Par exemple, pourquoi les personnes âgées tombent-elles du lit les dimanches d’élection ? Avant même l’ouverture à 8 h du matin, du bureau, une petite file d’attente se forme, composée d’électeurs que le langage politiquement correct oblige à qualifier de personnes du 3e âge. Il en sera ainsi pendant les 2 ou 3 premières heures du scrutin qui donnent l’impression que les maisons de retraite et les établissements pour personnes dépendantes ont donné des bons de sortie pour permettre l’exercice du droit fondamental de vote à leurs pensionnaires..
Au fur et à mesure de la matinée, on perçoit un certain rajeunissement de l’électorat… Vers 10h30-11h, la France qui se lève tard le dimanche arrive… Les pantalons à velours côtelé, les chemises à carreau, façon bucheron et les croquenots cèdent la place aux jean’s aussi fatigués que leurs propriétaires, aux T-Shirt repassés de la main gauche et aux Stan Smith incontournables.
Une question politique majeure taraude alors l’assesseur : Les Stan Smith votent-elles toutes pour le même candidat ? Celles qui affichent un blanc éclatant et celles qui semblent avoir subi les pires outrages partagent-elles les mêmes valeurs républicaines ? Impossible de le savoir mais au vu des résultats dans la Capitale, ce soir du 7 mai, l’assesseur a rétrospectivement la réponse….
C’est d’ailleurs un jeu pour ne pas dire un bouillonnement interne. L’assesseur essaie d’imaginer ce que contient l’enveloppe mystère de chaque électeur…Pour qui donc, cet homme sans âge, à l’élégance incertaine a-t-il voté ? Et cette jeune femme avec son look d’enseignante du second degré ? Et, ce jeune homme, en short tout droit sorti de sa salle de musculation, quel bulletin a-t-il chargé dans son enveloppe ? Et ce retraité bourru….etc..
Au fil de la journée, le spectre électoral s’élargit. La fin de la matinée voit arriver les familles avec enfants. Profitent-t-elles de la sortie de la messe pour venir accomplir leur devoir électoral ou exercent-elles leur droit de vote avant de sacrifier à l’autre devoir du dimanche : le déjeuner chez la belle-mère ?
C’est souvent, dans cette tranche horaire que se forment les files d’attente, créant évidemment quelques tensions… Il y a les inévitables resquilleurs qui veulent passer devant tout le monde et qui, pris sur le fait, se confondent en excuses « crédibles » du genre « désolé, je ne l’ai pas fait express », ceux qui mettent en cause la compétence des équipes qui tiennent le bureau de vote et, évidemment, veulent parler au Président….
Il faut le dire, même si ce n’est pas politiquement correct, certains électeurs, eux « sont incompétents ». Ce n’est pourtant pas difficile de voter : après être passé dans l’isoloir et avoir mis son bulletin dans l’enveloppe, il suffit de montrer sa pièce d’identité et sa carte électorale, déjà présentées à l’entrée aux fonctionnaires de la mairie. Eh bien, certains trouvent le moyen de remettre la pièce d’identité dans leur sac « pendant le trajet de 2 m » entre l’isoloir et l’urne et de préférence bien au fond, ce qui nécessite des fouilles archéologiques pour les retrouver. Et, les spécialistes de cet incident sont…les femmes, jeunes et moins jeunes. Ne pas voir dans cette remarque du sexisme ou du machisme. Ce n’est que le résultat d’une observation attentive.
Entre 12h30 et 15h30-16h00, le flot d’électeurs se ralentit pour cause de déjeuner, sieste et autres occupations. Les bureaux de vote accueillent alors les électeurs stratèges – ceux qui précisément savent qu’ils pourront exercer leur droit en toute quiétude et rapidement – et ceux qui ne vivent pas comme tout le monde comme dirait Georges Brassens.. Leur profil est tellement varié qu’ils n’en ont pas : hommes, femmes, jeunes, vieux, seul(e), en couple ou entre amis….
Après 16 h 00, c’est le retour des familles qui rentrent précisément de leur sortie dominicale. Les parents accompagnent les enfants primo-votants qui ont eu 18 ans depuis la dernière élection et pour lesquels ce premier vote est une sorte de rite initiatique…Se sont-ils réunis autour du gigot de 7 heures pour décider d’un vote commun ? Peut-être mais peut-être aussi que le ou la primo-votant(e) profite du secret de l’isoloir pour prendre vraiment son indépendance et pas seulement électorale…
Pour l’assesseur, une famille qui vote en meute, c’est, à priori, l’assurance de trouver rapidement les électeurs sur la liste à partir du premier à voter puisqu’ils ont le même nom. Cette heureuse perspective se heurte à la terrible réalité des familles recomposées... Non seulement, les parents n’ont pas le même nom mais les enfants portent le nom du premier conjoint des deux…Et c’est parti pour un gymkhana dans la liste électorale, d’autant que la gentille famille recomposée a le mauvais goût de se présenter dans le plus grand désordre alphabétique. Pourquoi ceux qui recomposent une structure familiale sont-ils si alphabétiquement éloignés ? Les sociologues devraient se pencher sur cette question…
A partir de 19h00, il y a toujours un petit rush. Comme chacun le sait, à Paris et dans quelques grandes villes, les bureaux de vote ferment à 20 h 00 (au lieu de 19h00). Cette heure de grâce rend l’électeur parisien procrastinateur….
Ce petit privilège horaire lui permet de remettre à plus tard le passage au bureau sous des prétextes divers et variés jusqu’au moment où il n’est plus possible de retarder le moment fatidique.
Le profil de l’électeur procrastinateur est masculin, jeune entre 30 et 45 ans… Ce n’est pas non plus une affirmation gratuite mais le résultat d’une observation et de quelques discrètes interrogations. Comme tout procrastinateur, l’électeur trouve toujours une bonne excuse à son « vice » : des activités très prenantes, une réunion familiale qui n’en finissait plus, un film intéressant à voir…Curieusement, la difficulté de choisir un candidat n’apparait jamais. Procrastinateur mais décideur !!
Un des rôles de l’assesseur est aussi de « recruter » des scrutateurs, ces électeurs de bonne volonté qui, après la fermeture du bureau de vote, acceptent dy revenir et de passer 1 ou 2 heures à dépouiller, c’est-à-dire à ouvrir les enveloppes et à comptabiliser les voix attribuées à chaque candidat.
C’est aussi un petit rouage de la démocratie mais tout aussi indispensable. Sans scrutateur, pas de dépouillement, pas de remontée des résultats bureau par bureau aux mairies et aux préfectures et surtout pas de résultats exploitables par les sondeurs et donc pas d’estimation à 20h, annoncée avec solennité par David Pujadas et Laurent Delahousse et les journalistes des autres télévisions… Comment survivrait-on sans la mine grave de Pujadas et la moue boudeuse de Delahousse à 20 h ?
Tout au long de la journée, il faut solliciter des électeurs pour revenir le soir jouer les petites mains de la démocratie….Tous les électeurs sont susceptibles d’être sollicités. Mais, dans la réalité, il y a une sorte de casting, comme une star AC de l’urne. La charmante mamie qui tremble de tout son Parkinson avant de mettre son bulletin dans l’urne sera automatiquement recalée… Et de manière générale, il y a une barrière de l’âge non fixée mais bien réelle. Cela tient au fait que, pour être éphémère, la fonction ne demande pas moins quelques qualités : une certaine agilité manuelle, une capacité d’attention importante, une résistance à la fatigue.
Tous ceux qui apparaissent hésitants face à l’urne, confondant le bulletin, la carte d’identité et l’électorale sans parler de ceux qui restent scotchés à leur téléphone mobile sont écartés du casting..
« Scrutateur, ton univers impitoyable » !
Pour le reste, chaque assesseur doit décider, en 3 secondes, qui a une « bonne tête de scrutateur » de manière totalement subjective et prendre un air aussi avenant et souriant que possible et prononcer la phrase sacramentelle : « Seriez-vous libre pour nous aider à dépouiller ce soir » ?
Soyons clairs : le taux d’échec est très important. On peut le comprendre : il y a mieux à faire le dimanche soir que d’ouvrir des enveloppes dans une école communale.
Mais l’électeur – qui est par nature un citoyen engagé puisqu’il est venu voter – a des états d’âme et des scrupules. Il dit rarement qu’il ne veut pas. Il se trouve des motifs d’impossibilité, comme un élève apporte un mot d’excuse de ses parents après une absence injustifiée.
Florilège des motifs d’indisponibilité :
1/ « Ah non, ce soir, je travaille »… Le phénomène du travail les dimanches soir d’élection est inquiétant et il existe depuis longtemps, bien avant la loi… Macron sur l’ouverture des magasins le dimanche en journée….Le nouveau Président n’en n’est donc pas responsable mais les syndicats devraient se saisir de cette question.
2/ « Ce serait avec plaisir mais je dois aller en Province voir une parente malade ». Les grand-mères malades et à l’agonie les soirs d’élection constituent une épidémie dont le Ministère de la santé devrait se préoccuper…
3/ Inutile de solliciter les couples qui viennent avec leurs jeunes enfants : leur impossibilité dort dans la poussette et c’est rédhibitoire bien qu’ils soient deux….
4/ « Pourquoi pas mais je dois voir si mon ami(e) n’a rien prévu pour ce soir.. ». Mais, entre le téléphone en panne de batterie et le correspondant qui est sur messagerie….
Mais l’assesseur ne se décourage pas si facilement. Cent fois sur le métier ! La récompense - et aussi un peu la honte de n’avoir pas anticipé -, c’est lorsqu’un électeur ou une électrice se propose spontanément pour être scrutateur et que grâce à cette proposition, le quota est atteint….
Et, lorsqu’à 20 h, le Président proclame la clôture du scrutin, l’assesseur ferme son registre électoral avec la satisfaction de son petit devoir accompli et passe le relais aux scrutateurs en se disant que la démocratie vit grâce à tous ces électeurs au comportement parfois déroutant.