En abrogeant, en juin 2022, l’arrêt Roe V Wade qui, depuis 1973 autorisait l’avortement au niveau fédéral, la Cour suprême des Etats-Unis revenait sur un droit fondamental des femmes, acquis après des années de lutte. Aussitôt, plusieurs Etats américains conservateurs supprimaient le droit à l’avortement et menaçaient les femmes - qui auraient la mauvaise idée d’aller avorter dans un Etat voisin - de sanctions.
Cette décision a été un choc dans le pays, creusant un peu plus le fossé entre l’Amérique conservatrice, tendance Trump et l’Amérique progressiste, incarnée par le Président Biden qui a d’ailleurs avoué son impuissance face à une décision venue d’en haut, plus haut que la Maison Blanche.
Mais le choc a été aussi violent dans le monde. Ainsi, un droit qui semblait acquis de manière irréversible dans un pays démocratique, peut être remis en cause d’un trait de plume.
En France, la réaction a été éruptive avec une interrogation sous-jacente : comment éviter un tel retour en arrière si une majorité conservatrice, de droite plus ou moins extrême arrivait au pouvoir ? Dans un pays où Marine Le Pen obtient 42% des voix au second tour de l’élection présidentielle et dont le parti est celui qui a le plus grand nombre de députés – après le parti macroniste – à l’Assemblée nationale, l’hypothèse et le risque ne peuvent pas être écartés.
Dans l’opposition et dans la majorité, l’idée s’est imposée de constitutionnaliser le droit à l’avortement afin de le verrouiller. Aussitôt dit, aussitôt fait : Aurore Bergé, présidente du groupe Renaissance déposait dès juillet, une proposition de loi en ce sens, histoire de ne pas laisser à la gauche – qui a fait de même - le monopole de la défense des femmes. Ce texte devrait être prochainement débattu à l’Assemblée nationale.
Si la volonté de sécuriser un droit ne peut être qu’approuvée, la constitutionnalisation est une FBI – Fausse Bonne Idée – parce qu’elle constitue, paradoxalement, une atteinte à la démocratie qui peut se retourner contre ceux qui – au-delà de l’avortement – estiment qu’il s’agit de consacrer les avancées démocratiques et les libertés.
Le rôle d’une Constitution est de fixer les règles du jeu de la vie publique et politique, de déterminer les responsabilités et les rapports entre les différents pouvoirs - exécutif, législatif, judiciaire - en s’appuyant sur des valeurs fondamentales. La Constitution de la Ve République fait référence, dans son préambule, à des textes – qui pour ne pas être religieux n’en sont pas moins sacrés – comme notamment la Déclaration universelle des droits de l’Homme. La vie politique et publique et les règles du jeu doivent être conformes à ces textes et les lois doivent respecter les principes définis par le texte constitutionnel. Comme toute loi est sujette à interprétation, il appartient à une instance indépendante de veiller à la conformité des lois avec le texte constitutionnel. C’est le rôle de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe en Allemagne, du Conseil constitutionnel en France, de la… Cour suprême aux Etats-Unis, etc.
Le rôle d’une Constitution n’est pas de figer le cadre légal de la vie en société, qu’il s’agisse de l’économie, du social et du sociétal.
La société d’aujourd’hui n’est pas la même que celle d’il y a 20, 30, 40 ou 50 ans et dans 20, 30, 40, 50 ans, elle sera différente de celle d’aujourd’hui. Au nom de quel principe fixerait-on pour l’éternité – et l’éternité c’est long, surtout vers la fin – les règles de vie de nos sociétés, les imposant aux générations futures ?
Constitutionnaliser l’avortement pour éviter qu’il soit remis en cause un jour ou l’autre. Soit mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Un gouvernement réactionnaire ou populiste – peu importe l’appellation – qui s’aviserait de remettre en cause le droit à l’avortement pourrait tout aussi bien abroger le mariage pour tous, le doit à mourir dans la dignité et peut-être l’euthanasie qui devrait faire l’objet d’une loi en 2023, le droit du sol (comme le souhaitent ouvertement le RN et une partie de LR). Au nom de quel principe démocratique, vouloir empêcher aujourd’hui les évolutions politiques et sociétales de demain ?
Le caractère pervers de cette volonté apparait si on fait le film à l’envers.
Dans les années 60, le droit à l’avortement a été une revendication forte des mouvements féministes et des partis de gauche. La majorité politique conservatrice s’y opposait. Et si, pour figer toute évolution, l’interdiction de l’avortement avait été constitutionnalisée, ce qui aurait été sans doute facile compte tenu de la majorité de l'époque ? La conséquence aurait été l’impossibilité pour la loi Veil d’être votée en 1974. Il aurait fallu, au préalable, une réforme de la Constitution que la majorité parlementaire de l’époque n’aurait pas votée et un référendum n’aurait certainement pas été positif, compte tenu de l’état de l’opinion.
L’interdiction de la peine de mort a été constitutionnalisée en 2007. Mais si, dans les années 60 et 70 la majorité de droite redoutant que la gauche abolisse la peine de mort l’avait constitutionnalisée ? En 1981, François Mitterrand n’aurait jamais pu, par une « simple loi » portée par Robert Badinter, supprimer la peine capitale. A cette époque-là, malgré la vague rose à l’Assemblée, il n’aurait pas eu la majorité de 2/3 des députés et sénateurs pour réformer la Constitution, d’autant que l’opinion était très majoritairement favorable au maintien de la guillotine.
Le caractère dangereux et pervers de vouloir tout constitutionnaliser est illustré de manière caricaturale aux Etats-Unis avec le port d’armes. A chaque tuerie de masse dans une école ou une université – il y en a souvent – le débat s’enflamme sur le sujet, les démocrates demandent une interdiction ou à tout le moins une forte restriction du droit à être armé. Mais les Présidents démocrates avouent rapidement leur impuissance. Comme Obama dans les mêmes circonstances, Biden a dénoncé cette situation au lendemain d’une fusillade dans une université du Texas qui a fait 21 morts en mai 2022.
Si, aux Etats-Unis, le permis de port d’armes s’obtient plus facilement que le permis de conduire et même avant – l’âge minimum pour un port d’arme est de 16 ans contre 18 pour la conduite - et si se procurer un « flingue » est aussi simple que d’acheter une paire de baskets, c’est parce que le lobby des armes – la fameuse NRA- brandit, à chaque velléité de réglementation, le 2e amendement de la Constitution.
Cet amendement est très révélateur de la perversité de vouloir constitutionnaliser une aspiration apparue à un moment de l’Histoire. Il donne le droit à tout citoyen de constituer une milice et donc d’être armé pour contribuer à la sécurité d’un état libre. Voté en 1791, c’est un amendement très Far West, si on peut dire. En même temps que l’indépendance, la Constitution des Etats Unis ne date que de 1776 et à ce moment-là, l’Etat américain n’est pas vraiment structuré. A part les shérifs, il n’y a pas de police locale, encore moins de police fédérale, le FBI ne sera créé qu’en… 1908. Et voilà pourquoi, les Etats-Unis en sont encore au Far West. C’est au nom de cet amendement que la Cour Suprême a invalidé en 2022 une loi de l’Etat de New York interdisant le port d’armes en dehors du domicile. Les tueurs fous, vengeurs, terroristes ont encore de beaux jours devant eux….
L’émotion suscitée par la décision abrupte de la Cour Suprême des Etats-Unis sur l’avortement empêche de voir où se situent les responsabilités dans la remise en cause de ce droit fédéral.
L’arrêt en question n’était pas une loi en bonne et due forme mais l’interprétation par la Cour Suprême de 1973 de 2 amendements – 4e et 14e - de la Constitution sur la vie privée et les droits qui en découlent. La Cour de 2022 - à majorité conservatrice avec la nomination d’une juge très réactionnaire par Donald Trump quelques jours avant la fin de son mandat – a interprété dans un sens inverse ces amendements. En somme, La Cour suprême s’est contentée – si on peut dire – de changer sa jurisprudence comme peut le faire toute instance judiciaire.
Le droit fédéral à l’avortement aurait été sécurisé si les Présidents – surtout démocrates – qui se sont succédé à la Maison Blanche depuis 1973 avaient fait voter une loi au Congrès… Les larmes de Clinton et d’Obama sont des larmes de crocodile.
Joe Biden – s’il conserve la majorité après les élections de mid-term du mois de novembre – aura tout le loisir d’essayer de faire passer une loi fédérale autorisant l’avortement. Le fera-t-il ?
La morale de l’histoire est qu’il ne faut pas se tromper de combat. La politique n’est pas soluble dans le droit et il ne faut pas jouer avec la Constitution à des jeux interdits.