Le thème du pouvoir d’achat s’est imposé non seulement pendant la séquence électorale mais aussi depuis le début de ce quinquennat rock and roll qui ne ressemble à rien de ce qui était connu à cause de la majorité relative des macronistes et de leurs alliés.
De fait, les deux premiers projets de lois qui viennent d’être votés à l’Assemblée nationale – dans une ambiance de cirque – sont relatifs au pouvoir d’achat.
Bruno Le Maire a beau martelé que le temps du « quoi qu’il en coûte » est terminé, le gouvernement n’a pas lésiné en mettant sur la table 20 à 25 milliards d’€, (après une somme équivalente débloquée avant les élections) tandis que les oppositions ont fait la course à l’échalote de la mesure la plus généreuse, la plus démagogique et la plus coûteuse.
Au final, il y en a pour tout le monde : les automobilistes avec la remise carburant, les salariés avec le triplement de la prime Macron et les heures supplémentaires défiscalisées, les retraités avec l’augmentation des pensions, les possesseurs de télévision avec la suppression de la redevance, les allocataires de minima sociaux avec la revalorisation du RSA, les handicapés avec la déconjugalisation de leur allocation, etc.
Pourquoi cette obsession du pouvoir d’achat ? Les politiques – le gouvernement et le Président de la République en tête – sont tétanisés par « le péril jaune », c’est-à-dire par la peur de la résurgence d’une nouvelle crise des « gilets jaunes ».
Le thermomètre politique est réglé sur une question essentielle : à partir de quel prix du sans plomb et du diesel, les ronds-points seront-ils de nouveau occupés et l’Arc-de-Triomphe dévasté ? La crise de 2018 avait été provoquée par la fameuse taxe carbone et stoppée à coups de milliards d’€.
La leçon a été retenue. Avec ces « deux paquets », - loi pouvoir d’achat et budget rectificatif - Emmanuel Macron anticipe et, en bon médecin, applique une politique de prévention. Cela sera-t-il suffisant ?
Certainement pas, parce que la taxe carbone, à l’origine de la crise de 2018, n’était que la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, comme la famine de l’hiver 1788-1789 n’avait été qu’un déclencheur de la Révolution. Dans les deux cas, les racines du mal sont plus profondes.
Contrairement à une idée reçue, les Gilets jaunes ne sont pas les classes sociales les plus défavorisées - travailleurs abonnés au chômage longue durée, allocataires du RSA et des aides sociales en tout genre, travailleurs assignés aux petits boulots précaires dont beaucoup dépendent des Restos du Cœur pour se nourrir – bref, ces 6 ou 7 millions de pauvres, identifiés et quantifiés – si on peut dire - par les instituts économiques.
Les Gilets Jaunes, c’est ce corps social aux contours multiformes, issu de la petite et moyenne classe moyenne qui est ou se ressent déclassé par les mutations économiques en marche depuis la dernière décennie et dont le statut social et économique est en train d’exploser.
Le Gilet jaune, c’est le petit commerçant indépendant, laminé par le franchisé sur le trottoir d’en face.
Le Gilet jaune, c’est l’artisan, bousculé par les plateformes collaboratives et les réseaux ubérisés.
Le Gilet jaune, c’est le propriétaire d’un petit hôtel familial, cannibalisé par les sites d’échange d’appartements.
Le Gilet jaune, c’est le loueur de voitures indépendant contourné par le covoiturage.
Le Gilet jaune, c’est le gérant du magasin général « tout pour la maison » percuté par le commerce en ligne.
Le Gilet jaune, c’est le patron du troquet avec nappe à carreaux et plat du jour, dépassé par les livraisons « uber-Eatisées ».
Le Gilet jaune, c’est le VRP dont les échantillons font peine à voir à côté de ces millions de produits exposés en « amazonie ».
Le Gilet jaune, c’est le cadre intermédiaire dont la compétence est assurée par une Intelligence artificielle ou par un logiciel.
Le Gilet jaune, c’est le chef d’équipe dont le rôle d’assurer le lien entre la direction et les équipes est contourné par le smartphone et les tablettes qui mettent l’encadrement et la base en contact direct.
Etc…
Ces catégories sociales, qui ont été le cœur et le centre de la période magique des 30 glorieuses, sont totalement déstabilisées et n’ont, à ce jour, aucune perspective d’avenir. Elles prennent de plein fouet, non pas la mondialisation comme le disent rapidement les médias et les politiques, mais l’ubérisation et la plateformisation de la nouvelle révolution économique.
La « start-up nation » comme le claironnait en 2017, Emmanuel Macron, et qu’il a mis en marche en déverrouillant l’économie et en rendant la France plus compétitive, est un objectif stratégique car il faut bien que le pays s’adapte à son temps et fasse la course en tête au risque du déclassement.
Mais le Président n’avait pas anticipé les conséquences sociales et sociétales de cette mutation historique.
C’est cet effet boomerang qu’il se prend – et nous avec - dans la figure.
On pourrait adapter aux Gilets Jaunes le principe d’Archimède « tout corps social plongé dans une mutation économique subit une poussée verticale vers le bas égale au poids de cette mutation ». La question est de savoir jusqu’à quel niveau de descente, le corps social en question peut supporter cette poussée.
On en est là. A défaut de réflexion et de débat sur les voies et moyens de donner à ces classes moyennes en perdition une place dans cette nouvelle architecture économique, on pourra mettre sur la table tous les milliards que l’on veut et que l’on peut, la question, avec les Gilets Jaunes, n’est pas de savoir s’il y aura une nouvelle crise mais quand elle aura lieu.