Essayons d’éclaircir un sujet de crispation moderne, le sujet qui fâche, parce qu’il marque la rupture du consensus de Progrès.
D’abord avant la décroissance, il faut bien reconnaître la croissance, ou plutôt les différentes formes de croissance :
1)- Lorsque les économistes parlent de croissance, il s’agit essentiellement de l’espoir de régler tous nos problèmes socio-économiques par une hypothètique augmentation du P.I.B. de demain; comme si les 1 ou 2 % supplémentaires et futurs allaient résoudre les problèmes accumulés par les 100 % actuels ?
Leur croissance économique, c’est la croissance de la sphère de l’économie, son expansion progressive sur la sphère naturelle terrestre. C’est donc en ce sens qu’il y a un progrès, mû par des progrès internes de la mécanique, de la chimie et de la médecine; lesquels se manifestent tout simplement par des quads et des tracteurs qui parcourent nos forêts, les déforestations et défrichements, les mines et les carrières, l’aspersion d’une multitude de poisons agro-productivistes, l’approvisionnement de nos usines à viande par 42 millions d’hectares de soja sud-américain, l’allongement des réseaux autoroutiers, aériens, maritimes…Tous ces progrès mûs par une consommation éffrénée de pétrole, dans une territorialité évidente.
2)- Ce développement expansionniste, donc non durable, s’équilibre (“l’Équilibre Général” de L.WALRAS) par “une force de contraction, de resserrement” dit NIETZSCHE (1); puisqu’il s’agit de concentrer ce qu’on l’on a pris à l’extérieur, pour l’accumuler dans des centres où les clients solvables peuvent acheter toutes les marchandises du monde : de l’électronique japonaise au pétrole saoudien, des bottes chinoises aux fraises sud-africaines, en passant par les vins californiens, les haricots marocains, le riz birman, les fromages du Kazakhstan, les patates polonaises, le saumon suédois, etc… Preuves, s’il en fallait, que la France n’est pas tellement une nation agricole, malgré l’énormité des subventions à l’agriculture productiviste ?
La croissance apparaît ainsi comme un immense effort de concentrations de machines et de marchandises : “Les sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste, s’annoncent comme une immense accumulation de marchandises” (2)
3)- Enfin tout le monde sait désormais que l’unique projet de tous ces mouvements centrifuges et centripètes de croissance (d’accumulations ou de rejets) n’ont qu’un objectif : accumuler la valeur monétaire dans des institutions “offshore” où la valeur de l’économie réelle, c’est à dire matérielle, sera multipliée par quatre, avec des chiffres abstraits à 12 ou 15 zéros, qui constituent l’essentiel des préoccupations économiques (3).
4)- Pourtant la croissance ne se réduit pas à ces problèmes de répartitions des marchandises et des monnaies, c’est aussi et surtout la croissance démographique, qui a multiplié le nombre de pauvres par 4 en un siècle, et qui laisse 2 $ / jour à 3 milliards d’hommes, pendant que les paradis fiscaux échangent 2 000 milliards $ / jour; pour que la hiérarchie des revenus, qui étaient de 4 au XIX° siècle, passe au dessus de 400 au XXI°(4) .
5)- C’est bien la croissance des inégalités, concrétisée par une croissance urbaine démesurée, qui entasse, dans des échelles de béton, depuis la bourgeoisie d’argent jusqu’aux migrants cherchant à récupérer quelques miettes d”une immense accumulation de marchandises”… des millions de gens dépourvus de toute autonomie, donc soumis au grand consensus consommation-capitalisation; c’est à dire au capitalisme de “l’intrumentation de toutes les dépendances”(5), depuis les emplois jusqu’aux prêts bancaires, de l’automobile aux supermarchés, de la télé. à la fabrication d’armes et des dérivés de l’uranium…
6)- Inversement, les périphéries de la croissance, dans les zones d’extractions et de conquêtes marginales et dispersées, de déversements d’énormes volumes d’entropies physiques, chimiques et thermodynamiques, les famines, les maladies de civilisation… les économistes parlent alors des “secteurs à rendements décroissants”, qui sont sont immenses.
On devine ainsi que la décroissance est déjà dans la croissance; ce qui n’est guère une surprise, car MARX nous avait déjà indiqué “la formule trinitaire qui comprend tous les secrets du processus social de production” (2) : dans notre petit monde limité, il n’existe que trois pôles :
La Terre, l’Humanité et le Capital. Toute croissance ne peut donc qu’empiéter sur les autres pôles; ainsi l’humanité ne croît (et ne croit) qu’au détriment des espaces et espèces naturels; le capital croît en détruisant les espaces naturels complètement gratuits, en exploitant le travail agissant sur la nature ou la nature des choses; et il exploite aussi les dépendances citadines avec l’emploi, la consommation de masse et la la pub., et toutes les régressions sociales que nous connaissons actuellement, sans oublier les milliards de pauvres des pays lointains et de nos métropoles…
Tout cela n’est-il pas déjà la décroissance subie, qui ne pourra que s’accentuer dans l’avenir ? Et se généraliser par un mouvement rétrograde de l’excroissance du capitalisme, la raréfaction de l’espace et des espèces naturels, donc des conditions naturelles de vie, la raréfaction du pétrole, les régressions sociales et les croissances démographiques et financières.
C’est bien cela le projet d’organiser la décroissance, au lieu de la subir ?
Et il ne peut don s’agir que la décroissance des riches, assez difficile à faire admettre; car les riches, bien sûr, ont déjà commencé à s’agripper à leurs prérogatives sociales, économiques et politiques(6), de THIERS à MAURRAS, de PÉTAIN à l’U.M.P., au détriment, à la décroissance, des autres, qui devront régresser ou décroître, ou se dbrouiller comme ils veulent.
Le chemin sera donc long et difficile d’inverser les valeurs d’une société construite pour et par la croissance vénale : “L’Inversion de toutes les valeurs” disait encore NIETZSCHE. Un chemin obligatoire, probablement semé de guerres et de révoltes ?
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1) Friedrich NIETZSCHE : La Volonté de Puissance ) Tell - Gallimard - 2002
2) Karl MARX : La Capital - La Pléiade - 1979
3) Paul JORION : L’Argent, Mode d’emploi - Fayard - 2009
4) A.MADDISON : Explaining the Economic Performance of Nations 1820-1989
5) André GORZ : Adieux au Prolétariat - Seuil - 1981
6) Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT :« La Dernière Classe Sociale : Sur la piste des nantis »Le Monde Diplomatique » - septembre 2001